Fedor Dostoievski / Le rêve d'un homme ridicule récit fantastique traduction par André Markowicz |
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Titre
original : "Son smechnovo tcheloveka" |
I Je suis un homme
ridicule. Maintenant, ils disent que je suis fou. Ce serait une promotion,
s'ils ne me trouvaient pas toujours aussi ridicule. Mais maintenant
je ne me fâche plus, maintenant je les aime tous, et même
quand ils se moquent de moi - c'est surtout là, peut-être,
que je les aime le plus. Je me moquerais bien avec eux, pas de moi-même,
non, mais en les aimant, si je n'étais pas si triste quand je
les vois. Si triste, parce qu'ils ne connaissent pas la vérité,
et, moi, je connais la vérité. Oh qu'il est dur d'être
seul à connaître la vérité ! Mais, ça,
ils ne le comprendront pas. Non, ils ne comprendront pas.Avant, pourtant,
je me suis bien rongé d'avoir l'air ridicule. Pas d'avoir l'air,
d'être. J'ai toujours été ridicule, et je le sais,
peut-être, depuis le jour de ma naissance. J'avais sept ans, peut-être,
je savais déjà que j'étais ridicule. Après,
je suis allé à l'école, après, à
l'université, et quoi ? - plus j'apprenais des choses, plus je
n'en apprenais qu'une, que j'étais ridicule Si bien qu'à
la fin, toute ma science universitaire, pour moi, c'était comme
si elle n'était là que pour une chose, pour me prouver
et m'expliquer, au fur et à mesure que je l'approfondissais,
que j'étais ridicule. Et la vie suivait la science. D'année
en année, je sentais grandir et se renforcer en moi cette conscience
perpétuelle de mon air ridicule à tous les points de vue.
Tout le monde s'est toujours moqué de moi. Mais personne ne savait,
ne pouvait deviner que s'il y avait un homme sur terre qui savait plus
que tous les autres que j'étais ridicule, eh bien, c'était
moi-même, et voilà bien ce que je trouvais le plus humiliant
qu'ils ne le sachent pas - mais là, c'était ma propre
faute j'ai toujours été si orgueilleux que, jamais, pour
rien au monde, je n'ai voulu le reconnaître devant personne. Cet
orgueil, il s'accroissait en moi d'année en année. Et
si je m'étais autorisé à le reconnaître même
devant n'importe qui, je crois que, là, sur-le-champ, le soir,
je me serais pulvérisé la tête d'un coup de revolver.
Oh, comme je souffrais dans mon adolescence de ce que je ne puisse pas
y résister, et que, d'un coup, d'une façon ou d'une autre,
je le reconnaisse, moi-même, devant mes camarades. Mais, depuis
que j'étais devenu un jeune homme, même si j'apprenais
d'année en année, et toujours de plus en plus, cette particularité
monstrueuse qui était la mienne, je suis, je ne sais pas pourquoi,
devenu un peu plus calme. Et, justement, je ne sais pas pourquoi, parce
que, jusqu'à maintenant, je suis incapable de dire pourquoi.
Peut-être parce qu'une circonstance faisait croître une
angoisse terrible dans mon âme, une circonstance infiniment plus
forte que tout mon être : je veux dire cette conviction constante
qui m'avait pénétré, que tout au monde, partout,
était égal. Cela, je le pressentais depuis très
longtemps. mais cette conviction totale m'est venue au cours de cette
année, et, bizarrement, d'un coup. J'ai senti, d'un coup, que
ça me serait égal qu'il y ait un monde ou qu'il n'y ait
rien nulle part. Je me suis mis à entendre et à sentir
par tout mon être qu'il n'y avait rien de mon vivant. Au début,
j'avais toujours l'impression que, par contre, il y avait eu beaucoup
de choses dans le passé, mais, après, j'ai compris que,
dans le passé non plus, il n'y avait rien eu, que c'était
juste, je ne sais pourquoi, une impression. Petit à petit. je
me suis convaincu qu'il n'y aurait jamais rien non plus. A ce moment-là,
d'un coup, j'ai cessé d'en vouloir aux hommes, et je ne les ai
presque plus remarqués. Vous savez, ça se disait même
dans les détails les plus infimes par exemple, ça m'arrivait,
je marchais dans la me, je me cognais à quelqu'un. Et pas parce
que je pensais à quelque chose, à quoi pouvais-je bien
penser, j'avais complètement arrêté de penser, à
ce moment-là ça m'était égal. Si encore
j'avais résolu les questions. Oh, je n'en avais résolu
aucune, et Dieu sait qu'il y en avait. Mais tout m'était devenu
égal, et les questions s'étaient toutes éloignées. II Vous comprenez
: bien sûr que ça m'était égal, mais la douleur,
par exemple, je la ressentais. Quelqu'un m'aurait frappé et j'aurais
senti de la douleur. C'était exactement pareil d'un point de
vue moral : s'il était arrivé quelque chose qui fasse
vraiment pitié, j'aurais ressenti de la pitié, exactement
comme à l'époque, quand tout ne m'était pas encore
égal dans la vie. J'avais bien ressenti de la pitié, sur
le moment: l'enfant, malgré tout, je l'aurais sörement aidée.
Alors, pourquoi n'ai-je pas aidé la petite fille? Eh bien, à
cause d'une idée qui m'était venue quand elle me tirait
et qu'elle m'appelait, tout à coup, une question avait surgi
devant moi, une question que je ne pouvais pas résoudre. La question
était oiseuse, mais je me suis fâché. Si je me suis
fâché, c'est suite à cette conclusion que, Si j'avais
pris ma déci-sion de me suicider cette nuit, alors, tout devait
m'être égal dans le monde óà ce moment-là
plus encore que jamais. Pourquoi donc avais-je, tout à coup,
senti que ça ne m'était pas égal, et que j'avais
pitié de la petite fille ? Je me souviens. j'ai eu pitié
très fort ; c'était même une espèce de douleur
étrange et même invraisemblable dans ma situation. Non,
je suis incapable de mieux traduire cette sensation fugitive qui m'était
venue à ce moment-là, mais cette sensation s'est encore
prolongée chez moi, quand je m'étais déjà
assis devant le bureau, et j'étais très agacé,
comme jamais depuis longtemps. Les réflexions suivaient les réflexions.
Il m'appa-raissait clairement que si je suis un homme, et pas encore
du rien, et tant que je ne suis pas devenu du rien, je vis, et donc
je suis capable de souffrir, d'éprouver de la colère ou
de la honte pour mes actes. Bon. Mais pourtant, Si je me tue, par exemple,
dans deux heures, alors, qu'est-ce qu'elle me fait, la petite fille,
et quelle importance, dans ce cas-là, la honte, et tout ce que
vous voulez au monde ? Je deviens du rien, du rien total. Et est-ce
que, réelle-ment, la conscience du fait que, dans un instant,
je cesserais complètement d'exister et, donc, que rien n'existerait,
ne pouvait pas avoir la moindre influence sur cette sensation de pitié
pour la petite fille et cette sensation de honte après l'infamie
que j'avais commise ? Parce que, c'est bien pour cela que j'avais tapé
des pieds et que j'avais crié d'une voix hystérique sur
cette malheureuse enfant, parce que "n'est-ce pas, non seulement,
tiens, je ne ressens aucune pitié, et même si je commets
une infamie inhumaine, maintenant, j'ai le droit, parce que, d'ici deux
heures, tout sera éteint". Vous me croyez, que c'est pour
cela que j'ai crié ? Pour moi, maintenant, c'est presque une
certitude. Je me représentais clairement que, maintenant, la
vie et le monde étaient comme dépendants de moi. On peut
même le dire de cette façon, que, maintenant, le monde,
c'est comme s'il n'était fait que pour moi seul : je me tue,
et le monde n'existe plus, du moins pour moi. Sans parler déjà
de ce fait que, peut-être, c'est vrai qu'il n'y aura rien pour
personne après moi, et le monde entier, à peine ma conscience
se sera éteinte, s'éteindra tout de suite comme un spectre,
un attribut de ma seule conscience, et cessera d'être, parce que,
peut-être, ce monde dans son ensemble, et tous ces hommes, au
fond, ils sont juste moi seul. Je me souviens qu'en réfléchissant
dans mon fauteuil, je retournais toutes ces nouvelles questions qui
se pressaient les unes après les autres dans une direc-tion même
complètement différente et j'inventais des choses vraiment
inattendues. Par exemple, cette réflexion étrange m'est
venue tout à coup que si j'avais vécu auparavant sur la
lune ou sur Mars et que j'y aie commis l'acte mais le plus honteux et
le plus déshonorant qui puisse seulement s'imaginer et si, là-bas,
pour cet acte, on m'avait avili et déshonoré comme on
ne peut le ressentir et se l'imaginer qu'en rêve, dans un cauchemar,
et si, me retrouvant, après, sur terre, j'avais conservé
la conscience de mon acte sur telle autre planète, et que, de
plus, j'aie su que jamais plus, et pour rien au monde, je n'y retournerais,
eh bien, en regardant la lune depuis la terre - est-ce que, oui ou non,
ça me serait encore égal ? Aurais-je ressenti, oui ou
non, de la honte pour mon acte ? Ces questions étaient oiseuses
et inutiles parce que le revolver était déjà pesé
devant moi et que je savais par tout mon être que ça, ce
serait à coup sûr, mais elles m'échauffaient, et
je m'agitais. C'était comme si je ne pouvais pas mourir maintenant,
avant d'avoir résolu quelque chose. Bref, cette petite fille
m'a sauvé la vie, parce que toutes ces questions ont éloigné
le coup de feu. Pendant ce temps, chez le capitaine aussi, tout avait
commencé à se calmer : ils en avaient fini avec leurs
cartes, et ils s'installaient pour dormir, et, en attendant, ils se
contentaient de grogner et finissaient, sans conviction, de s'injurier.
Et c'est là, tout d'un coup, que je me suis endormi, ce qui ne
m'était jamais arrivé auparavant, dans mon fauteuil, devant
mon bureau. Je n'ai pas du tout remarqué à quel moment
je me suis endormi. Les rêves, on le sait, ce sont des phénomènes
extrêmement étranges : telle chose apparaît avec
une précision terrifiante, une finesse de joaillier dans le rendu
d'un détail, alors qu'on saute par-dessus telles autres, comme
sans les remar-quer du tout, par exemple, par-dessus l'espace et le
temps. Les rêves, semble-t-il, sont mus, non pas par la raison
mais le désir, non par la tête mais par le cúur,
et néanmoins, parfois, ma raison pouvait me jouer en rêve
de ces tours tellement rusés ! Et néan-moins il lui arrive
en rêve des choses tout à fait incompréhensibles
! Mon frère, par exemple, est mort il y a cinq ans. Parfois,
je le vois en rêve : il prend une part active à mes affaires,
nous sommes tous les deux très passionnés, et néanmoins,
moi-même, pendant toute la durée du rêve, je sais,
je me rappelle parfaitement que mon frère est mort et enterré.
Comment donc puis-je ne pas m'étonner de ce que, tout mort qu'il
peut être, il soit quand même à mes côtés
et s'agite avec moi ? Pourquoi ma rai-son peut-elle parfaitement admettre
cela ? Mais, il suffit. J'en viens à mon rêve. Oui, c'est
alors que ce rêve m'est venu, ce rêve du trois novembre!
Ils me rient au nez, maintenant, ils me disent que, juste-ment, ce n'était
qu'un rêve. Mais n'est-ce pas égal que ce soit ou non un
rêve Si ce rêve est venu m'annoncer la Vérité
? Car Si, une seule fois, vous avez su la vérité, et Si
vous l'avez vue, vous savez bien qu'elle est la vérité,
et qu'il n'y en a pas d'autre et qu'il ne peut pas y en avoir d'autre,
que vous dormiez ou bien que vous viviez. Eh bien, soit, c'est un rêve,
soit ómais, cette vie que vous placez Si haut, j'avais voulu
l'éteindre par le suicide, alors que mon rêve, oh, mon
rêveóil m'a annoncé une vie nouvelle, grandiose,
puissante, renouvelée. III J'ai dit que
je m'étais endormi sans m'en rendre compte, et même comme
en continuant à réfléchir sur les sujets qui me
préoccupaient. D'un coup, j'ai rêvé que je prenais
le revolver et que, toujours assis, je le pointais directement sur mon
coeur, mon coeur, et pas ma tête; moi, avant, j'avais décidé,
d'un façon définitive, de me tirer une balle dans la tête,
et plus précisément dans la tempe droite. L'ayant pointé
sur ma poitrine, j'ai attendu une seconde ou deux, et ma bougie, le
bureau et le mur devant moi se sont tout à coup mis à
bouger, à tanguer. Je me suis dépêché de
tirer. IV Vous comprenez,
encore une fois : et même si ce n'était qu'un rêve
? Mais la sensation d'amour de ces hommes innocents et beaux reste en
moi à jamais, et je sens que leur amour s'épanche en moi,
et aujour-d'hui encore, de là-bas. Je les ai vus moi-même,
je les ai connus et j'ai acquis la conviction, je les ai aimés,
j'ai souffert pour eux, par la suite. Oh, je compris tout de suite,
même à ce moment-là, qu'en bien des choses je ne
les comprendrais pas du tout ; moi, un progressiste russe contemporain,
un sale Petersbourgeois, ça me restait une énigme, qu'ils
sachent, par exemple, tant de choses, mais qu'ils ignorent tout de notre
science. Mais je compris très vite que leur savoir, parfait,
se nourrissait d'autres intuitions que les nôtres sur terre, et
que leurs aspirations aussi étaient toutes différentes.
Ils ne désiraient rien et ils étaient en repos, ils n'éprouvaient
pas cette aspiration à connaître la vie que nous éprouvons
nous-mêmes, parce que leur vie était toute plénitude.
Mais leur savoir était plus profond et plus haut que celui de
notre science ; car notre science cherche à expliquer la vie,
elle cherche à la saisir par la raison pour apprendre à
vivre aux autres eux, même sans la science, ils savaient comment
ils devaient vivre, et cela, je le compris, mais je fus incapable de
comprendre en quoi leurs connaissances consistaient. Ils me montraient
leurs arbres, et j'étais incapable de comprendre le degré
d'amour avec lequel ils les regardaient : comme s'ils parlaient avec
des êtres qui leur étaient semblables. Et, vous savez,
je ne me tromperai pas, peut-être, si je dis qu'ils conversaient
! Oui, ils avaient trouvé leur langue, et je suis convaincu que
les arbres les comprenaient. Ainsi regardaient-ils toute la nature -
les animaux, qui vivaient avec eux dans la concorde, ne les attaquaient
pas et les aimaient, vaincus par leur amour. Ils me montraient les étoiles
et ils me parlaient d'elles à propos de quelque chose que je
n'arrivais pas à comprendre, mais je suis convaincu que, d'une
façon ou d'une autre, ils communiquaient avec les étoiles
du ciel, et pas seulement par la pensée, non, par je ne sais
quel moyen vivant. Oh, ces gens, ils ne s'acharnaient pas à ce
que je les comprenne, ils m'aimaient même sans cela, et pourtant
je savais qu'eux non plus, ils ne me comprendraient jamais, et c'est
pourquoi je ne leur parlais presque pas de notre terre. Je me contentais
d'embrasser devant eux la terre sur laquelle ils vivaient et, sans paroles,
je les adorais tous, et eux, ils voyaient cela et me laissaient les
adorer, sans avoir honte de mon adoration, parce qu'ils étaient
eux-mêmes pleins d'amour. Ils ne souffraient pas pour moi quand,
en larmes, parfois, je leur baisais les pieds, sachant joyeusement au
fond du coeur avec quelle force d'amour ils allaient me répondre.
Parfois, je me demandais, stupéfait : comment arrivent-ils, de
tout ce temps, à ne pas offenser quelqu'un comme moi et à
ne jamais éveiller en quelqu'un comme moi de l'envie ou de la
jalousie ? Je me suis souvent demandé comment j'avais pu moi-même,
vantard, menteur comme je le suis, ne jamais leur parler de mes connaissances,
des connaissances dont, bien sûr, ils n'avaient pas idée,
ne pas vouloir les étonner, ne serait-ce même que par amour
pour eux. Ils étaient vifs et joyeux comme des enfants. Ils vagabondaient
dans leurs bois, dans leurs belles forêts, chantaient leurs belles
chansons, se nourrissaient de nourriture légère, des fruits
de leurs arbres, du miel de leurs forêts et du lait de leurs animaux
qui les aimaient. Pour leurs vêtements et pour leur nourriture,
ils ne travaillaient qu'un peu, et sans fatigue. Ils avaient de l'amour,
et des enfants naissaient, mais jamais je n'ai remarqué chez
eux d'élans de cette sensualité cruelle qui touche presque
tout le monde sur notre terre, tout le monde et chacun, et fait la seule
source de presque tous les péchés de notre humanité.
Ils fêtaient les enfants qui paraissaient chez eux comme de nouveaux
acteurs de leur béatitude. Il n'y avait entre eux jamais de disputes,
jamais de jalousie, ils ne savaient même pas ce que cela veut
dire. Leurs enfants étaient les enfants de tous, car ils compo-saient
tous une seule famille. Ils n'avaient presque pas du tout de maladies,
même s'il y avait une mort; mais leurs vieillards mouraient paisiblement,
comme s'ils s'endormaient, entourés de gens qui leur disaient
adieu en les bénissant, souriant et accompagnés eux-mêmes
par leurs sourires lumineux. Je n'ai vu avec cela ni larmes ni douleur,
ce n'était qu'un amour comme multiplié jusqu'à
l'extase, mais une extase paisible, pleine, contemplative. On pouvait
penser qu'ils gardaient des contacts avec leurs défunts même
après la mort, et que la mort n'interrompait nullement leur union
terrestre. Ils ne me comprenaient presque pas quand je les interrogeais
sur la vie éternelle, mais sans doute en étaient-ils si
convaincus inconsciemment qu'elle ne leur faisait même pas question.
Ils n'avaient pas de temples mais ils avaient une sorte d'union concrète,
vivante et ininterrompue avec le Tout de l'univers ; ils n'avaient pas
de foi, mais ils avaient une ferme connaissance qu'au moment où
leur joie terrestre s'emplirait jusqu'aux limites de la nature terrestre
ce serait alors l'heure pour eux, vivants et morts, d'un accroissement
encore plus fort de leur contact avec le Tout de l'univers. Ils attendaient
cet instant avec joie, mais sans hâte, sans qu'il les fit souffrir,
comme s'ils le possédaient déjà dans les pressentiments
de leur coeur dont ils se faisaient part. Le soir, avant d'aller dormir,
ils aimaient composer des choeurs harmo-nieux et puissants. Dans ces
chants, ils traduisaient toutes les sensations que leur avait données
le jour qui s'achevait, ils lui rendaient gloire et lui faisaient leurs
adieux. Ils rendaient gloire à la nature, à la terre,
à la mer, aux forêts. Ils aimaient composer des chansons
les uns sur les autres et se couvraient de louanges comme des enfants
; c'étaient les chansons les plus simples, mais elles coulaient
du coeur et pénétraient les coeurs. Et ce n'était
pas que pour les chansons, non, semble-t-il, c'est toute leur vie qu'ils
ne passaient qu'à une chose, à s'admirer les uns les autres.
Ils étaient comme amoureux les uns des autres, d'un amour total,
général. Certaines de leurs chansons, des chansons solennelles,
d'extase, me restaient presque incompréhensibles. Je comprenais
les paroles mais je n'ai jamais pu me pénétrer vraiment
de toute leur signification. C'était comme si cela restait inaccessible
à ma raison, mais comme si mon coeur, en revanche, s'en pénétrait
inconsciemment, et de plus en plus fort. Je leur disais souvent que,
tout cela, je le pressentais depuis longtemps, que toute cette joie
et cette gloire, elles se disaient à moi encore sur notre terre
par une nostalgie comme appelante qui devenait parfois une douleur insupportable
; que je les pressentais, eux tous avec leur gloire, dans les rêves
de mon coeur et dans les songes de mon esprit et que, souvent, sur notre
terre, je ne pouvais pas regarder sans larmes le soleil couchant...
Ma haine pour les hommes de notre terre contenait toujours une douleur
: pourquoi ne pouvais-je les haïr sans les aimer, pourquoi ne pouvais-je
pas ne pas leur pardonner ? L'amour que j'éprouvais pour eux
contenait lui-même une souffrance : pourquoi n'arrivais-je pas
à les aimer sans les haïr ? Ils m'écoutaient, et
je voyais qu'ils ne pouvaient se représenter ce que je disais,
mais je ne regrettais pas de leur parler : je savais qu'ils comprenaient
toute la force de ma nostalgie pour ceux que j'avais quittés.
Oh, quand ils me regardaient de ce regard gentil et pénétré
d'amour, quand je sentais qu'en leur présence mon coeur aussi
devenait aussi juste et innocent que leur coeur à eux, alors,
je ne regrettais plus de ne pas les comprendre. La sensation de plénitude
de la vie me coupait le souffle, et, sans prononcer un mot, je leur
disais des prières. V Oui, oui, à
la fin, je les ai tous corrompus ! Comment cela put se produire, je
ne sais pas, je ne m'en souviens plus très bien. Le rêve
traversa des millénaires et ne me laissa que la sensation d'un
tout. Je sais seulement que la cause du péché originel,
c'était moi. Comme une trichine dégoûtante, comme
un atome de peste qui contamine des pays tout entiers, ainsi, moi-même,
j'ai contaminé toute cette terre qui, avant moi, vivait heureuse
et sans péché. Ils apprirent à mentir, ils aimèrent
le mensonge, ils connurent la beauté du mensonge. Oh, peut-être
cela commença-t-il innocemment, par une plaisanterie, une coquetterie,
un jeu entre amoureux, réel-lement, peut-être, par un atome,
mais cet atome de mensonge s'enfonça dans leur coeur et leur
plut. Puis, très vite, naquit la sensualité, la sensualité
engendra la jalousie, la jalousie - la cruauté... Oh, je ne sais
pas, je ne me souviens plus, mais, très vite, le premier sang
jaillit ; ils s'étonnèrent, ils furent horrifiés
et commencèrent à se disperser, se désunir. Parurent
les alliances, mais, cette fois, les uns contre les autres. Commencèrent
les querelles, les reproches. Ils connurent la pudeur et firent de la
pudeur une vertu. Naquit la notion d'honneur, et chaque alliance hissa
son propre drapeau. Ils torturèrent les animaux, les animaux
s'éloignèrent d'eux dans les forêts et furent leurs
ennemis. Commencèrent les luttes pour les séparations,
l'autonomie, l'individualité, pour le mien et le tien. Ils parlèrent
des langues différentes. Ils connurent la douleur et aimèrent
la douleur, ils eurent soif de souffrance et dirent que la Vérité
ne pouvait être atteinte qu'à travers la souffrance. Alors,
parut la science. Quand ils devinrent méchants, ils parlèrent
de fraternité, d'humanité et comprirent ces idées.
Quand ils devinrent criminels, ils inventèrent la justice et
s'imposèrent toute une série de codes pour la conserver
et, pour se conserver les codes, ils instaurèrent la guillotine.
Ils ne se souvenaient qu'à peine de ce qu'ils avaient perdu et
ne voulaient même plus croire qu'un jour ils avaient été
innocents et heureux. Ils riaient même de la possibilité
de ce bonheur passé, et ils l'appelaient "un songe".
Ils ne pouvaient même pas se le représenter en formes et
en images, mais, chose étrange et merveilleuse, ayant perdu toute
foi dans leur bonheur passé, l'ayant traité de fable,
ils voulurent tellement redevenir innocents et heureux, l'être
une fois encore, qu'ils succombèrent devant le désir de
leur coeur, comme des enfants, déifièrent ce désir,
érigèrent des temples, et se mirent à prier leur
propre idée, leur propre "désir", tout en croyant
pleinement, dans le même moment, qu'il était impossible
et irréalisable, mais l'adorant jusqu'aux larmes et se prosternant
devant lui. Et cependant, si seulement il leur avait été
possible de recouvrer cet état d'innocence et de bonheur qu'ils
avaient perdu, et si quelqu'un le leur avait montré d'un coup
une fois encore et avait demandé s'ils voulaient le recouvrer,
ils auraient sans doute refusé. Ils me répondaient :´tant
pis si nous sommes faux, méchants, injustes, nous le savons,
et nous pleurons, nous nous torturons nous-mêmes pour cela, nous
nous martyrisons et nous punissons plus, peut-être, même,
que ce Juge miséricordieux qui nous jugera et dont nous ignorons
le nom. Mais nous avons la science, et c'est par là que nous
retrouverons la vérité, mais, cette fois, nous la recevrons
en toute conscience. La connaissance est supérieure aux sentiments,
la connaissance de la vie supérieure à la vie. La science
nous donnera la sagesse, la sagesse nous révélera les
lois, et la connaissance des lois de la sagesse est supérieure
à la sagesse." Voilà ce qu'ils disaient et, après
ces paroles, chacun s'aima plus que tous ses semblables - et, que pouvaient-ils
faire d'autre ? Chacun devint si jaloux de sa personne qu'il ne cherchait
de toutes ses forces qu'à l'abaisser et la diminuer dans les
autres, et voyait là le but même de sa vie. L'esclavage
parut, et même l'esclavage volontaire : les faibles se soumettaient
volontiers aux plus forts, dans le seul but que ceux-ci les aident à
opprimer d'autres encore plus faibles. Parurent des justes qui vinrent
chez ces gens, les larmes aux yeux, et leur parlèrent de leur
orgueil. de la perte de la mesure et de l'harmonie, de leur oubli de
la pudeur. Eux, ils se moquaient d'eux et leur jetaient des pierres.
Le sang sacré se répandit sur le parvis des temples. Mais
on vit paraître des gens qui commencèrent à imaginer
comment retrouver une union qui ferait que chacun, tout en continuant
de s'aimer plus que les autres, puisse vivre sans gêner son prochain,
et comment vivre ainsi, tous ensemble, pour ainsi dire, dans une société
de concorde. De vraies guerres se déclenchèrent au nom
de cette idée. Tous les belligérants croyaient en même
temps que la science, la sagesse et l'instinct de conservation obligeraient
finalement les hommes à s'unir dans une société
de concorde et de raison, et donc, en attendant, pour accélérer
le processus, les "sages" s'efforçaient aussi vite
que possible d'exterminer ceux qui ne l'étaient pas et qui ne
comprenaient pas leur idée, pour qu'ils ne mettent pas d'obstacles
à son triomphe. Mais l'instinct de conservation s'affaiblit vite,
parurent les orgueilleux et les sensuels qui exigèrent d'office
tout ou rien. Pour acquérir le tout, ils recouraient au crime,
et, quand ils subissaient un échec, au suicide. Parurent des
religions vénérant le néant et l'autodestruction
au nom d'un apaisement éternel dans le rien. A la fin, ces hommes
s'épuisèrent dans un travail absurde, et la souffrance
parut sur leur visage, et ces hommes proclamèrent que la souffrance
est la beauté, car seule la souffrance est porteuse de pensée.
Ils chantèrent la souffrance dans leurs chants. Je marchais parmi
eux, en me tordant les bras, et je pleurais sur eux, mais je les aimais,
peut-être, encore plus qu'avant, quand il n'y avait aucune souffrance
sur leur visage, et quand ils étaient innocents et si beaux. C'était
déjà le matin, c'est-à-dire que l'aube n'avait
pas encore paru, mais il était près de six heures. Je
me suis réveillé dans le même fauteuil, ma bougie
avait fondu entièrement, on dormait chez le capitaine, et, tout
autour, dans notre appartement, il y avait un silence rare. J'ai commencé
par bondir, plein d'une surprise extrême ; jamais rien de pareil
ne m'était arrivé, même jusqu'aux détails,
aux petits riens jamais je ne m'étais endormi, par exemple, de
cette façon, dans mon fauteuil. Là, d'un seul coup, debout,
le temps de reprendre mes esprits, j'ai vu devant moi, dans un éclair,
mon revolver, tout prêt, chargé mais, en un instant, je
l'ai repoussé ! Oh, maintenant, la vie, la vie. J'ai levé
les bras, j'ai invoqué la vérité éternelle
je n'ai pas invoqué, j'ai pleuré l'exaltation, une exaltation
sans limites, soulevait tout mon être. Oui, la vie, et puis -
le prêche ! Le prêche, j'ai pris cette décision en
une seconde - et, bien sûr, pour toute la vie ! J'irai prêcher,
je veux prêcher - quoi ? La vérité, car je l'ai
vue, je l'ai vue de mes yeux, vue dans toute sa gloire. Et donc, depuis
ce temps, je prêche ! Et puis j'aime tous ceux qui se moquent
de moi, je les aime plus que les autres. Pourquoi, je ne sais pas, et
je ne peux pas l'expliquer - mais, soit ! Ils disent que, même
maintenant, je m'y perds, c'est-à-dire que, si je me suis tellement
perdu maintenant, qu'est-ce donc qu'il en sera plus tard ? Vérité
vraie : je m'y perds, et, plus tard, peut-être, ce sera encore
pire. Et, bien sûr, je m'y perdrai plusieurs fois avant de trouver
la façon dont il faut que je prêche, c'est-à-dire
les paroles et les actes, parce que c'est une chose très difficile
à accomplir. Moi, même aujour-d'hui, je vois ça
clair comme le jour, mais, écoutez : qui donc ne s'y perd pas
? Et, néanmoins, tout le monde marche vers une seule et même
chose, du moins chacun essaie d'atteindre une seule et même chose,
depuis le sage jusqu'au dernier brigand, seulement par des chemins différents.
C'est une vieille vérité, mais voilà ce qu'il y
a de nouveau : c'est impossible que je me perde trop. Parce que j'ai
vu la vérité, parce que j'ai vu et que je sais que les
hommes peuvent être beaux et heureux sans perdre le pouvoir de
vivre sur la terre. Je ne veux pas et je ne peux pas croire que le mal
soit l'état normal des hommes. Or, s'ils se moquent, c'est seulement
de cette croyance-là. Mais comment pourrais-je ne pas croire
: j'ai vu la vérité - je ne l'ai pas inventée dans
mon esprit - je l'ai vue, je l'ai vue, et son image vivante a pour toujours
empli mon âme. Je l'ai vue dans une plénitude si complète
que je ne peux pas croire qu'elle puisse ne pas exister chez les hommes.
Et donc, comment pourrais-je me perdre ? Je peux m'écarter, bien
sûr, et même plusieurs fois, et je parlerai peut-être,
même, avec des mots qui ne seront pas à moi, mais pas longtemps
: l'image vivante de ce que j'ai vu sera toujours avec moi, elle me
corrigera, elle me dirigera toujours. J'ai la fraîcheur, j'ai
la vigueur, et je marche et je marche, même pour mille ans, peut-être.
Vous savez, je voulais même cacher, au début, que je les
avais tous corrompus, mais c'était une erreur - tenez, la première
erreur ! Mais la vérité m'a chuchoté que je mentais,
et elle m'a préservé, elle m'a dirigé. Mais comment
faire le paradis - je ne sais pas, parce que je ne sais pas le dire
avec des mots. Après mon rêve, j'ai perdu les mots. Du
moins, tous les mots prin-cipaux, les plus utiles. Mais, soit : je marcherai,
et je parlerai toujours, sans me lasser, parce que j'ai quand même
vu de mes propres yeux, même si je ne sais pas redire ce que j'ai
vu. Mais voilà bien la chose qu'ils ne comprennent pas, ceux
qui se moquent : "Un rêve qu'il a vu, n'est-ce pas, un délire,
une hallucination." Et ils trouvent ça malin ? Et ils en
sont si fiers ! Un rêve ? Qu'est-ce qu'un rêve ? Et notre
vie, elle n'est donc pas un rêve ? Je dirai plus : tant pis, tant
pis si cela ne se réalise jamais, et s'il n'y a jamais le paradis
(cela, quand même, je le comprends !), eh bien, moi, malgré
tout, je continuerai de prêcher. Et pourtant, c'est si simple
: en un jour, en une heure tout pourrait se construire d'un coup ! Ce
qui compte : aime ton prochain comme toi-même, voilà ce
qui compte - c'est tout, et il ne faut rien d'autre : tu trouveras tout
de suite comment construire. Et pourtant, tout cela, ce n'est rien qu'une
vieille vérité qu'on rabâche, qu'on a lue des billions
de fois, mais, voilà, elle n'a pas pris racine ! "La conscience
de la vie est supérieure à la vie, la connaissance des
lois du bonheur - supérieure au bonheur", voilà ce
qu'il faut combattre ! Et je combattrai. Et si seulement tout le monde
le voulait, tout se construirait d'un coup.Quant à la petite
fille, je l'ai retrouvée... Et j'irai, j'irai. |