Jean-Paul Michallet / Le Silence - extrait

Jean-Paul Michallet vit à Nîmes, il anime des ateliers à la Boutique d'écriture de Montpellier. Le Silence, roman, est paru aux Editions Comp'Act en septembre 2002.

voir aussi sur remue.net : "Toujours les mêmes questions..." à propos des ateliers d'écriture en milieu pénitentiaire

courrier e-mail pour Jean-Paul Michallet

 

je vais inventer des phrases - et encore des phrases pour donner quelque chose de dur au silence - attendez - non approchez encore un peu n'ayez pas peur - mettez-vous là - oui - là - juste à côté de lui - vous resterez debout - je resterai debout - il n'y aura pas de chaise - à aucun moment il n'y aura de chaise - je ne suis pas fatiguée - si vous l'êtes, cela ne me regarde pas - il fait à peine nuit, je ne vous servirai rien à boire - vous allez rester là - je n'allumerai pas la lumière de cette pièce ni celle du couloir - aucune lumière - j'ai tout mon temps - vous resterez jusqu'à la fin - tant que je n'aurai pas terminé vous ne partirez pas - vous ne pouvez pas partir - la porte de l'appartement est ouverte -mais vous ne pourrez pas partir - il ne fallait pas venir - j'étais certaine que vous viendriez - la curiosité? - mais vous n'êtes pas curieux - rien ne vous intéresse que vous - cela a toujours été ainsi - alors ? - l'idée que vous êtes encore séduisant - qu'après tout on ne sait jamais - qu' une femme est toujours une femme - non - l'idée qu'on se revoit vous a flatté - que je me souvienne de vous - c'est bien ça - le sentiment d'être indispensabl - oui - donc ma lettre ne vous a pas étonné - après la lecture vous avez souri en pensée - vous vous êtes souvenu de tout - je veux dire de moi, de vous, de nous - vous vous êtes senti toujours jeune - votre chemise blanche - il manque un bouton à sa manchette gauche - ça n'est pas de vous - vous êtes trop sérieux - vous voulez le paraître -

vous plaisez aux femmes - vous croyez que vous plaisez aux femmes - vos ongles sont propres votre moustache est fine - des poils bleu-noir poussent sur vos rebords d'oreilles - votre cravate vous serre le cou - vous avez vieilli - je ne vous aurais pas reconnu - vous êtes plus petit que dans mon souvenir - vous avez perdu une partie de vos cheveux - vous essayez de cacher votre calvitie en ramenant ceux qui poussent encore autour de vos tempes, sur votre crâne, votre front - ça ne trompe personne - vous avez grossi - beaucoup trop - vous buvez - votre nez est couperosé - vous fumez, vous sentez la cigarette - avant de quitter votre voiture, de monter jusqu'ici, vous vous êtes, vaporisé le cou, les aisselles avec de l'eau de toilette - je l'ai constaté quand je vous ai ouvert j'ai eu un haut le coeur le mélange des deux effluences - mais je suis certaine que vous sentez le cul d'homme - je ne sais si vous m'avez plu un jour, mais ce soir vous ne me plaisez pas - vous êtes laid - d'une laideur si humaine - passe-partout - classique - banale - votre sacoche de cuir, du box - elle vaut chère - à l'intérieur il y a des dossiers urgents - précieux - des affaires à traiter - elle est lourde - votre journée de travail est achevée - vous devez avoir une femme - des enfants - un garçon - une fille - le choix du roi une maison ou un appartement - un chat ou un chien - les deux peut-être - ou rien - je veux dire sans femme, sans enfant, sans chien, sans chat - mais non, ce ne serait pas digne de vous - je veux dire comme vous avez toujours imaginé être - pour vous, pour les autres - surtout les autres - comme je vous ai toujours imaginé - mais je dois me tromper - vous pensez que je me trompe - on ne vous parle jamais ainsi - oui vous pouvez poser votre sacoche - nous avons le temps - nous le prendrons - il s'agit d'une nuit et aucune autre nuit que cette nuit - celle que nous allons passer ensemble - êtes-vous employé dans une banque - ingénieur - voyageur de commerce - c'est votre costume qui me le fait supposer - à moins que vous soyez vendeur d'automobiles - quel prétexte avez vous trouvé pour être là ce soir - vous ressemblez à votre père - est-il mort - et votre mère - non, ne répondez pas - vous ne devrez jamais répondre à mes questions - c'est pour moi que je les pose - je ne peux vous remercier d'être là - vous auriez pu ne pas venir - c'est la lettre que je vous ai envoyée - je ne vous dirai pas comment j'ai retrouvé votre adresse - vous me regardez - vous cherchez dans vos souvenirs - vous n'êtes pas sûr de bien vous rappeler de moi - je ne pense pas que vous puissiez me reconnaître - trente ans - le temps passe moins vite qu'on le dit - oui regardez moi -

regardez moi bien - comme s'il n'était pas là - je ne veux pas encore parler de lui - comme si rien ne s'était passé - comme si rien ne s'était passé - jamais - comme si nous n'existions pas - n'avions jamais existé - il ne serait pas là lui non plus - il n'aurait pas existé - il a les mêmes cheveux que moi, le même front, le même nez, les mêmes mains - il pourrait vous ressembler - il ne ressemble à personne - vous rappelez-vous du jour où nous nous sommes rencontrés - vous ne devriez pas avoir oublié - vous n'avez pas oublié le soir d'une fête - une fête parmi toutes les fêtes de village - trente ans - des fêtes sur lesquelles il n'y a rien à dire, ces fêtes d'été - aucune fête d'été à présent - non simplement là, ce cercueil - ses ongles ont poussé jusqu'à la fin comme pour tout le monde - les cheveux aussi mais il n'était pas tout le monde, ne l'était plus - nous avons quitté le bal - vous me touchiez les seins, les fesses - vos mains sur moi - pressées, furieuses, avides - vos doigts, des serres cruelles griffaient, pincaient, incarnaient ma chair - nous sommes entrés dans le bois - vous m'embrassiez - votre langue dans ma bouche - énorme - une envie de vomir - couche-toi - des ronces me piquaient le dos - ma tête heurta des cailloux - vos genoux entre mes genoux - vos genoux qui écartaient les miens - mais je ne me reproche rien et à vous non plus - même aujourd'hui - je croyais que tout devait se passer ainsi, ne pouvait être autrement - il se faisait dessus - ne pouvait plus se retenir - et ce temps à le veiller - à écouter sa respiration - la vôtre sur moi - dans mon cou - moins une respiration qu'un souffle - comme après une longue course - mais le votre de souffle plein de vin ou de bière - un souffle de dents sales pour être précise - qui venait de votre carcasse si lourde, trop lourde pour moi parce qu'il me semblait que je ne voulais plus, me demandais même si j'avais voulu un seul instant - tu verras ça ne fait pas mal - comme si votre sexe n'existait pas pour moi - votre sexe - que vous aviez voulu que je touche - que je n'avais pas voulu toucher - pas même regarder - pas même essayé de regarder - pendant que vous baissiez votre pantalon comme j'avais vu, je ne sais plus qui le faire, peut-être notre voisin - certainement le voisin - un vieil homme - il m'était toujours apparu vieux - il urinait contre le mur qui séparait sa maison de la nôtre - notre maison une grande bâtisse en briques rouges construite en haut du village - à l'écart au-dessus du cimetière - nous habitions avec notre grand-mère - nous n'avions que ce voisin, il vivait seul, il me faisait peur - mais son sexe - je voulais le voir, parce que je voulais faire comme plusieurs de mes copines qui avaient pu, en cachette, observer celui de leur père, de leur frère - " état de mort clinique" - les mots que j'ai entendus - les seuls mots - immédiatement extraits des paroles qu'un homme en blouse blanche prononça - il ne me regardait pas ou plutôt me regardait sans me vouloir me voir - dans les yeux - ne voulait pas me regarder - je me souviens d'un long couloir sans fenêtre - la couleur des murs - un vert fade - à l'eau - de la lumière immobile, aigüe qui me rayait les yeux, m'évidait la tête - des portes anonymes, du silence sans air - aucun visage ne reposait sur les corps qui circulaient - on aurait dit se faufilaient, s'évitaient - pas immédiatement, en vérité, parce qu'il y avait trop de mots - les seuls que j'ai retenus - car comment dire que tout se concentra, en un instant, se concentra pour toujours dans ma mémoire, n'ayant, aujourd'hui, même plus de mémoire - autre que celle là - celle de cet instant parce que je ne comprenais pas ou plutôt ne parvenais pas - à comprendre - comme s'il s'était agi, j'y ai songé souvent, de comprimer dans mon souvenir des blocs d'événements qui à force de se comprimer se sont ramassés, arrêtés - les mots, donc, que me disait le type en blouse blanche d'une voix douce, une voix de paix - comme une évidence - "état de mort clinique" - sans tout à fait saisir ce qu'il me disait - avec ses mains croisées dans le dos - il fallait le torcher - alors je l'ai regardé sans plus l'entendre - le couloir - moi - lui et dans sa blouse blanche - son ventre qui bedonnait, qu'il essayait de rentrer comme il pouvait - ne pouvait pas - le col de sa blouse blanche, relevé - cette façon de vouloir faire beau - il sentait la pharmacie - portait sa tête en arrière de lui - il s'écoutait parler - son crâne bronzé - ridé presque sans cheveux - des poils longs bouclés, argentés poussaient - une touffe - à la base de son cou - à intervalles irréguliers il les cordellait - ses mains longues, fines - ses ongles vernis, rosés, manucurés - puis exhaussait son corps pour reprendre sa respiration comme si ses mots - ses mots enfilés en phrases l'essoufflaient - comme vous - quand vous avez laissé votre sexe se dégager d'un coup de rein - j'ai dû dire ou répéter après lui: état de mort clinique pour laisser les mots entrer en moi - je ne faisais que le regarder - comme une apparition - avec sa blouse blanche, bedonnant - à cette époque vous n'étiez pas bedonnant, comme à présent - c'était ma première fête d'été, et je ne voyais que votre regard, sans le voir parce qu'il faissait trop sombre - je ne voyais que moi sans me voir - mais qui m'avait donc un jour regardée de cette façon? - oui - le voisin, sans doute, tandis qu'il urinait contre le mur - qu'il me montrait son vieux sexe - comme je le disais à l'instant - parce qu'il urinait chaque soir contre le mur - à la même heure, à la tombée de la nuit - des années durant, il vint uriner contre le mur et des années durant je suis allée admirer, je dis bien admirer, par dessus le mur, son vieux sexe - très long vieux sexe - il n'en finissait jamais d'uriner et même quand il n'urinait plus, il continuait à se tenir le sexe en direction du mur - dans ma direction - en me regardant, il ne souriait jamais, il n'a jamais souri, non, juste, il tenait son sexe dans sa main droite en direction du mur en me regardant - c'était énorme, vous comprenez, énorme comme un ver de terre énorme, énorme pour mes yeux d'alors, je n'en finissais jamais de regarder - quelque chose qui pouvait ressembler à une grosse crêpe roulée, boursouflée, trop cuite, mais bien solide et tendue vers moi, ou à une veine de bras turgescente, congestionnée, à un tuyau d'arrosage - que sais-je encore? - dont je ne parvenais pas à imaginer la couleur - un dégardé de lie de vin au blanc de poulet selon mes copines - son sexe dont l'ombre, certains soirs de lune sur le mur, ne me rendait pas tranquille - c'est seulement quand son sexe commençait à fléchir plutôt à retomber, à se courber, à se rabougrir, à mourir qu'il le rangeait dans son pantalon - avec un mouvement qui gauchissait, un instant, ses épaules, les rejetait comme subitement vrillées par une cruauté éphémère, oui, une sorte de hoquet ou un frisson - remontait sa braguette puis rentrait chez lui comme si de rien n'était en traînant la savate - comme un homme lâche anéanti par on ne sait quel passé, sans passé particulier ou bien celui qu'il n'a pas eu - durant des années - je vous l'ai déjà dit, je suis venue assister à ce spectacle, presque chaque jour, sans savoir exactement pourquoi - peut-être parce qu'il me rappelait mon grand-père qui me prenait sur ses genoux les dimanches - jusqu'au moment du repas - tandis que ma grand-mère lui taillait les ongles - pour qu'il soit propre - parce que tout le monde était propre ce jour là - ses ongles pointus saturés de terre, pas de la crasse, de la terre, il jardinait, ses doigts tordus, déformés par le travail, écrasés par la machine de l'usine que j'imaginais comme une araignée géante, noire, creuse, bruyante dans le corps de laquelle il fallait entrer chaque matin et qui se nourrissait de doigts ou plutôt dont les pinces, mais une araignée n'a pas de pinces, vous voudriez me dire qu'une araignée n'a pas de pinces - la mienne en avait - écrasait les doigts, les brisait - non ce n'est pas assez, les broyaient jusqu'à ce qu'ils deviennent eux-mêmes des pinces qui me trituraient les fesses - les griffaient, les pinçaient et fouillaient dans mon vagin - dans mon trou du cul - il m'embrassait sur la bouche quand nous étions seuls - je me souviens encore du goût de sa langue sur mes lèvres, il suçait toujours des bonbons à la menthe, parce qu'il avait arrêté de fumer - les morceaux d'ongle éjectés par les ciseaux s' élevaient - parfois - fine zébrure de l'air, après un craquement de jointure d'os - jusqu'au plafond de la cuisine - retombaient d'eux-mêmes - courtes hélices - se déposaient sur le carrelage comme des insectes morts - ma grand-mère les balayaient - le repas était prêt - nous pouvions déjeuner - mon grand-père me caressait les cheveux - me libérait - me souriait - je me souviens de ses dents jaunes, usées - m'entraînait dans la salle à manger - il me tenait par une main - m'en grattait la paume - la table était dressée - des serviettes blanches couvraient les assiettes de la ménagère de mariage de nos parents - les verres paraissaient fragiles - les couverts trop neufs - la pièce sentait l'encaustique - il y faisait toujours froid - je m'asseyais entre un oncle et une tante - ma mère se tenait en face de moi - quand je la regardais, je voyais en même temps qu'elle sur le mur, au-dessus de sa tête, un petit crucifix en métal - il brillait - deux courts rameaux d'olivier, entrecroisés, secs, racornis en pendaient - au cours du repas un oncle et mon père se disputaient souvent - le vin trop bu avait alourdi et congessionné leur visage, avachi leurs épaules, ensanglanté leur sclérotique - ils parlaient à une foule immense, invisible - leurs mots me piétinaient la tête - ils n'achevaient aucune phrase, de la salive jaillissait de leur bouche, leur front brillait de transpiration - tour à tour ils se levaient comme soudain pressés de partir - moulinaient l'air à grands coups de bras généreux , précis et décisifs - vacillaient - se rasseyaient de guingois sur leur chaise - semblaient refléchir - se relevaient - empoignaient la table - une bouteille tombait - le vin se déversait sur la nappe - on le laissait couler - personne n'osait tarir le liquide ni étancher le tissu - j'avais envie de rire - je ne riais pas - je ne savais pas pourquoi j'avais envie de rire - quitte la table ce n'est pas pour toi, tu es trop petite pour comprendre, tu reviendras pour le dessert - je sortais trop contente pour aller jouer dans le hangar