Marianne Alphant - Pierre Michon / L'objet roman

 

le 28 mars 1996, Marianne Alphant reçoit Pierre Michon dans ses Revues Parlées de Beaubourg

version originale de l'article dans Traverses

 

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Marianne Alphant - Bonsoir ! J’ai donc le plaisir d’accueillir Pierre Michon dans le cadre du cycle "L’objet roman". C’est une conférence qui était prévue à l’origine de ce cycle. Il semble que la conférence soit un genre difficile et donc nous nous sommes résignés à ce numéro de duettistes. Je suis supposée poser des questions à Pierre Michon en espérant qu'il va consentir à y répondre et, en ôtant toutes mes questions, on aura quelque chose comme une conférence. Nous avons décidé d'un commun accord de ne pas faire semblant, c'est-à-dire de ne pas dissimuler que nous nous connaissons. Donc, voilà ! On se tutoie simplement.
Eh bien, pour commencer, Pierre, parlons de la difficulté de faire une conférence sur le roman et des raisons pour lesquelles tu m’as réduite à ce rôle de "lanceuse".

Pierre Michon - (Balbutiant.) J’ai du mal à en parler, c’est-à-dire que j’aurais pu sans doute faire une conférence écrite avec beaucoup de soin mais il aurait fallu que je dérive vers des choses théoriciennes sur le roman, ce qui m’est impossible, d’autant plus que le roman est pour moi un objet - puisque nous sommes là dans "l’objet-roman" - un objet insaisissable, un objet perdu que je n’atteindrai jamais. Comment pourrais-je parler de ce que je n’atteindrai pas ? de ce qui est l’objet dérobé de mon désir ? (Hésitant.) De mon désir ? ce n’est pas sûr, ou l’objet dérobé de ma détestation ? Je ne sais pas.

M. A. - Il y a quand même un objet puisque le principe de ce cycle est de demander à des écrivains, français et étrangers, romanciers ou non-romanciers, de parler du roman en tant qu’objet, objet au sens large, objet de désir et de détestation, objet impossible dans le cas de Pierre Michon, et il leur était demandé de proposer en contrepoint de leur communication, de leur conférence - qui n’en est pas une aujourd’hui -, de proposer un objet qui soit pour eux comme une transposition du romanesque. Pierre Michon, qui était un des premiers écrivains à qui j’avais pensé pour ce cycle et à qui j’en avais parlé à titre un peu expérimental, m’avait dit : "Objet romanesque : Booz endormi de Victor Hugo." Donc, on était parti sur l’idée d’une lecture de Booz endormi. Ensuite, marche arrière. Puis, dans le plan catastrophe de ces derniers jours, il avait été évoqué une sorte de boule immonde de pâte à modeler, je crois...

P. M. - (Enthousiaste.) Oui ! Une boule immonde de pâte à modeler qui aurait représenté le roman... ça aurait été un happening. Il y aurait eu une boule énorme d’au moins trois cents kilos qui aurait représenté le roman et je serais arrivé avec une boule de pétanque en or pur représentant la prose et je l’aurais laissé tomber sur la pâte à modeler et, évidemment, elle se serait enfoncée et la pâte à modeler l’aurait mangée. La pâte à modeler du roman... le roman puisque nous sommes dans une aire romanesque.

M. A. - Peux-tu développer cette idée ?

P. M. - Je ne peux puisque, comme pour tous les happenings, ce n’est qu’une idée, ce n’est rien.

M. A. - Nous avons renoncé à ce happening, à la pâte à modeler. J’avais la mission impossible de trouver cette boule de pétanque en or. Donc, "l’objet" est constitué présentement de ces quatre petits carnets, les carnets de travail de ce qui était L’Origine du monde et qui est finalement La Grande Beune. Ce que tu me remets, je trouve délicat de les ouvrir : ce sont des carnets de travail. J’aimerais mieux que ce soit toi qui en parles.

P. M. - Cela m’est difficile...

M. A. - Tu m’avais promis de parler si j’étais sur la scène.

P. M. - Tu veux que j’en parle sous l’angle du roman ou par rapport à L’Origine du monde ? parce que c’est compliqué ; j’avais formé le voeu, en faisant ces carnets, d’écrire un roman qui se serait appelé L’Origine du monde et qui aurait eu pour point de départ l’origine du monde, c’est-à-dire la différence des sexes, le péché originel, etc. Évidemment, c’est impossible à faire parce que c’est ce que tout le monde fait dans le roman. Et tout le monde le fait tellement mieux que moi ! Pourquoi le ferais-je une fois de plus ? Si bien que, au bout du parcours, ce que j’avais écrit au début, à savoir les quatre-vingt-dix pages de La Grande Beune, ont été le roman. Combien y a-t-il de pages dans La Grande Beune ?

M. A. - Quatre-vingt-neuf.

P. M. - Ce sont des pages qui ont été écrites en 1988 et que j’ai données seulement maintenant à la lecture car cela me semblait une foirade épouvantable, pour tout dire, puisque je n’avais pas réussi à faire de cette affaire-là un roman, un roman comme ceux de Umberto Eco, une chose baraquée qui se traduit partout, qui se vend. Dans mon esprit, "roman" est synonyme d’un coup. "Je vais faire un roman", cela veut dire "je vais me vendre". C’est une catégorie commerciale, pour moi. (S’adressant à la salle.) Je sais bien que, parmi vous, beaucoup de gens font des romans et le font de façon sincère, pure. Pour moi, non, un roman serait un "coup". Et je voudrais bien le faire, ce "coup" ! Sans doute le ferai-je un jour ou l’autre, je n’en doute pas.

M. A. - Quand tu dis que le roman est un "coup", tu penses au best-seller ?

P. M. - Oui, car sinon à quoi bon se crever à écrire deux cents pages ? Pourquoi en faire deux cents alors que cela marche si bien sur quatre-vingts ? (Rires dans la salle.)

M. A. - Alors, description de l’objet, description des petits carnets : Clairefontaine, Indian River, Clairefontaine à nouveau, motif floral...

P. M. - Très joli motif floral.

M. A. - Le premier daté d’octobre 1987, puis janvier 1988, mars 1989, décembre 1991. Donc, pour quatre-vingt pages, c’est une affaire qui dure.

P. M. - Non, pour ces quatre-vingt pages, le premier carnet a suffi. Après, c’est une suite.

M. A. - (S’adressant au public.) Oui, c’est le roman que vous ne lirez pas, tout comme vous assistez à une conférence que vous n’entendez pas. (Rires.)

P. M. - Il y a des textes faits d’après les carnets suivants. Dans L’Origine du monde, devenue La Grande Beune, il y a simplement la mise en place d’un dispositif. Il m’a semblé que tirer toutes les ficelles de ce dispositif était pour le moins inélégant. Nous sommes maintenant dans une vieille époque. Pourquoi encore refaire tout le déroulement de la chose ? On sait comment ça se passe. On sait comment se passent les tragédies de Racine : il suffit de la scène d’exposition. Ça va bien, ça suffit ! On ne lit pas jusqu’au bout. Il y a des fous à chaque génération, surtout des jeunes, qui veulent s’investir dans des romans de trois cents pages. Moi-même, j’en ai fait autant quand j’étais jeune. (Implorant Marianne Alphant.) Viens à mon aide !

M. A. - Nous sommes là dans une espèce d’esthétique du ratage, de l’arrêt ou de l’interruption. Peux-tu expliquer quel était ce projet de L’Origine du monde, carnet n° 1, et pourquoi l’interruption ? Et que contiennent les carnets suivants ?

P. M. - Une revue m’a demandé un texte pour accompagner une critique faite sur un livre précédent. J’ai proposé un texte sur la préhistoire et j’ai écrit quatre-vingt pages d’un coup avec ce carnet. Cela plaisait beaucoup à ceux qui l’ont lu. J’ai voulu continuer pensant tenir mon "coup". J’ai voulu en écrire trois cents pages. Cela serait traduit et vendu dans le monde entier. J’ai pris des notes dans ce but, et puis je n’ai pas pu le faire.(Rires.) Les choses en sont restées à la première mouture. C’est peut-être que je ne peux pas écrire de roman mais c’est aussi que le roman me paraît être une chose si artificielle. Je lis des romans, beaucoup. Mais c’est une chose dont on peut décomposer les ficelles, dont on voit les tenants et les aboutissants à moins qu’on ne soit un de ces grands noms du roman comme Faulkner. Dans ce siècle, il y a aussi Proust, à moindre titre. Ce sont des gens qui tiennent en trois cents pages ce que je suis capable de faire en cinquante pages. Pour le reste, ce sont des fabriques, des fabriques agréables car il faut bien lire et s’endormir - on a le choix entre un Lexomil et un bouquin - mais on voit bien que tout cela a été fabriqué pour que les bons badauds du journalisme disent que ce roman a été impeccablement composé avec un début, une chute, etc., éléments qui sont rebattus depuis toujours. Dès Cervantes, la structure du roman est rebattue. Maintenant, il n’y a rien de plus facile à faire mais il y a plein de gens qui se réclament de cette structure molle en disant : "Le roman, on peut tout y mettre, sans forcer." Pour pousser plus avant dans cette entreprise de démolition...

M. A. - (Encourageante.) Mais comment donc!

P. M. - Ils disent qu’il font une machine comme ces chars, les AMX. Mais, en réalité, ils ne fabriquent pas de char mais un montage de petits couteaux, des épées collées ensemble. Cela ne marche jamais le roman, sauf dans le cas de Faulkner qui fait, lui, véritablement une machine et, peut-être, de Proust. (Éclatant de rire.) C’est mon avis de lecteur car je ne peux être que lecteur dans ce domaine. Je suis en porte-à-faux.

M. A. - Il est étonnant que tu parles du roman en terme de quantité, de quantité de pages.

P. M. - C’est une quantité et une structure préfabriquée.

M. A. - C’est aussi une durée de lecture.

P. M. - La durée, c’est ce que j’aime le moins en littérature, du moins quand j’en fais. J’aimerais faire des sonnets mais je ne sais pas faire de sonnets. (Rires.) Alors, je fais ces petits bazars, mais c’est comme si je faisais des sonnets. Ce n’est pas comme si je faisais des romans. Le roman me dégoûte. Il faut y passer du temps, il faut les lire jusqu’au bout, ces mecs. Et on les lit et on écrit à l’auteur: "Ton roman, mon cher Untel, m’a plu considérablement." (Rires.) Et il a fallu lire deux cent cinquante pages !

M. A. - Pourquoi te lances-tu, à ton tour, dans cette entreprise ?

P. M. - Parce que c’est un genre, une catégorie commerciale. Si on ne peut inscrire "roman" dessus !... J’ai lu dans un article sur moi que j’avais écrit deux romans : La Grande Beune et Le Roi du bois. Ça n’en est pas, mais le journaliste voulait me faire plaisir.

M. A. - Comment appelles-tu cela ?

P. M. - (Après un silence.) J’appelle cela deux morceaux mais surtout pas deux romans. Quelle que soit mon admiration pour ceux qui font du roman, (Balbutiements.) je ne peux que dire : "Non, ils ont voulu remplir trois cents pages." Nous sommes à un point de l’histoire littéraire où remplir trois cents pages est obéir à un diktat social. Non que je ne veuille pas le faire mais j’y suis rétif. Je voudrais bien le faire mais j’y suis rétif malgré moi car je me dis que, si je fais trois cents pages, je vais être en parité (Imitant l’accent italien.) avec Umberto Eco, par exemple, quoique ce ne soit pas le plus mauvais. (Rires.)

M. A. - Et pourquoi ne veux-tu pas être en parité ?

P. M. - Car, alors, je ne gagnerais jamais. Si je suis en poids lourd avec Umberto Eco, j’ai perdu. J’ai moins de matériel informatique que lui, (Éclats de rire.) j’ai moins de culture que lui, moins d’appétit de vivre, moins de volonté. Je ne peux m’inscrire dans cette constellation au risque d’y perdre la vie.

M. A. - Donc, tu te lances dans un "coup", tu dames le pion à Umberto Eco... Tu fais quatre-vingt pages et cela s’arrête.

P. M. - C’était fini. L’élan, le désir, la volonté, l’ensemble métaphorique qui faisait tenir ce texte s’effondraient. Il était gavé. Tout ce que j’aurais pu faire ensuite n’aurait été que redondances, actions, bêtises. Si je voulais faire de l’action, du roman, je ferais du polar.

M. A. - On peut reprendre cette conversation que tu avais eue avec Jean Echenoz et dans laquelle tu disais : "Si on échangeait, si on permutait : je te donne la description, tu me donnes l’action."

P. M. - Mauvaise fille ! Ce n’est pas que je ne sache pas faire l’action mais cela me dégoûte. Le déroulement romanesque, les passages à l’acte me dégoûtent. Mais quand je les fais, pas quand je les lis. D’ailleurs, je ne décris pas, je ne décris que des situations actives.

M. A. - On est dans le visuel, le visible, le voyeurisme. La Grande Beune est un livre voyeur. On est dans des visions, non dans des actions. Le livre s’arrête court.

P. M. - Oui. Pour en revenir au problème du roman - on vit une époque formidable ! -, je m’étonne qu’on ait pris La Grande Beune pour un roman alors que c’est une scène d’exposition, c’est Phèdre avec sa nourrice, c’est Hélène et Yvonne dans une scène oedipienne, c’est la mise en place d’une action oedipienne qui ne passe pas à l’acte, et certains pensent que c’est fini. Comment croire que ce livre est terminé alors que je l’ai donné à l’éditeur pour m’en débarrasser, en catimini. On me dit que c’est un roman, je ne le pense pas.

M. A. - Si Gérard Bobillier, ton éditeur, est dans la salle, il doit être content. Car, comme autodénigrement...

P. M. - L’autodénigrement est un argument de vente. (Rires.) On vit une époque formidable !

M. A. - Qu’est-ce qui manque à ton livre, hormis le nombre de pages, pour que ce soit un roman ? Qu’est-ce qui manque à La Grande Beune pour que ce soit L’Origine du monde ?

P. M. - Il manque le fait que quelqu’un a utilisé "l’origine du monde" comme titre de son roman. C’est Michel Boujut. Puis le tableau du même titre a fait un tabac au musée d’Orsay. En persistant, j’aurais eu l’air d’un "suceur de roue". Il faut que je fasse des choses brèves.

M. A. - J’essaie de te faire définir négativement le roman par des critères autres que le nombre de pages. Qu’est-ce qu’il faut pour que cela devienne un roman ?

P. M. - Le passage à l’acte. Il aurait fallu que le jeune narrateur fasse son deuil de la belle buraliste ou bien en fasse son plaisir. Ces deux solutions ont été écrites mais elles étaient misérables. Cela n’avait plus d’importance. Seul le désir faisait tenir La Grande Beune et non pas sa réalisation ou son échec.

M. A. - C’est donc une définition du roman qui inclut l’action. Pour que ce soit un roman, il aurait fallu que l’histoire d’amour (ou de désir) aboutisse.

P. M. - Oui, il aurait fallu qu’on sorte un objet. Dans un roman policier, on sort un flingue. Là, il aurait fallu sortir je ne sais quoi pour satisfaire la buraliste mais c’était sorti déjà par ailleurs dans le roman. (Rires.) Il y a dans le roman quelque chose de trop exténué pour qu’on le fasse encore. Il existe déjà tant de romans dans lesquels on a sorti je ne sais quoi pour satisfaire la buraliste... Mais on n’a pas satisfait le lecteur ! (Rires.) Mieux vaut laisser les choses en l’état, comme ça. J’ai bonne mine de le dire, moi qui n’ai pu faire que cela.

M. A. - Ne peux-tu convenir que tu redéfinis le roman à ta façon, que le roman n’est pas forcément le passage à l’acte et qu’on peut maintenant appeler roman un livre où le désir, le fantasme, l’imaginaire restent suspendus sur une vision ? Pourquoi ne serait-ce pas un roman ?

P. M. - (Vaincu.) Eh bien d’accord ! C’en est un.

M. A. - Parlons maintenant de ces carnets.

P. M. - Ce sont des morceaux de phrases après quoi je cours lorsque j’écris. Je les ai apportés parce qu’il fallait un "objet-roman" pour cette "parlerie" ! Que veux-tu que je t’en dise ?

M. A. - Peux-tu en lire un passage ?

P. M. - (Hésitant.) Oui. Et puis non, je ne peux pas ; c’est absolument impossible! (Rires.) Ce sont des notes de travail, des projets, des fins de chapitre, des choses sur lesquelles j’aimerais que toute la prose d’un chapitre tombe. J’ai beaucoup de fins et beaucoup d’incipit dans ces carnets mais, entre les deux, je ne sais pas quoi faire.

M. A. - Ne veux-tu pas lire quelque chose?

P. M. - (Implorant.) Non, lis, toi, pour m’embêter.

M. A. - "...la fine toile des Indes du peignoir de Milady..."

P. M. - C’est dans Les Trois Mousquetaires. "Elle avait un peignoir de fine toile des Indes." Milady est un des ressorts qui m’a fait écrire le personnage d’Yvonne, quoiqu’elle soit brune alors que Milady était blonde. C’est le même genre de femmes avec des carnations extraordinaires qui trouent un roman.

M. A. - Autre citation des Trois Mousquetaires, je suppose : "Alors la batiste se déchira en laissant à nu les épaules et, sur l’une de ces belles épaules rondes et blanches, [...] reconnut la fleur de lys."

P. M. - "D’Artagnan reconnut la fleur de lys." Voilà un bon roman. Je souhaitais mettre en épigraphe à La Grande Beune - mais mon éditeur m’en a dissuadé - un dialogue des Trois Mousquetaires :
"Où dois-je mourir ? demande Milady.
- Sur l’autre rive, répondit le bourreau de Béthune."
Ça aurait été bien car on ne connaît pas l’autre rive de La Grande Beune. Mon éditeur a préféré Platonov, plus élégant. (S’il est là, il ne doit pas être content.) L’autre rive, dans La Grande Beune, c’est le roman même car il n’y a pas de pont.

M. A. - Tu aurais pu faire traverser la rivière à ton narrateur. Tu aurais ainsi trouvé un deuxième souffle.

P. M. - Pour quoi faire ? Qu’aurait fait mon narrateur ? Mon narrateur aurait joui ou il aurait souffert ou bien il serait mort. Il n’y a que trois solutions. Qu’il jouisse, ça aurait été de la pornographie ; qu’il souffre, ça aurait été de la pleurnicherie ; qu’il meure, cela aurait été du roman. J’aurais dû le faire mourir là-bas, ou lui ou Yvonne.

M. A. - Toujours dans les carnets : "Hésitant entre La Guerre du feu ou Le Grand Meaulnes." Je te cite.

P. M. - C’est effectivement le cas pour ce livre avec en plus une composante érotique. Parlons plutôt du roman, Marianne !

M. A. - ...Saint Augustin, Renan... C’est étonnant, quand on feuillette ces carnets, de voir apparaître l’arrière-monde culturel de ces livres.

P. M. - Je ne peux rien faire sans cet arrière-monde. Que je connais peu, d’ailleurs, que j’essaie de piller. J’essaie passionnément d’être conforme à quelque chose, je ne sais pas à quoi, sans doute à une image de l’écrivain. Je n’aimerais pas penser faussement et, comme je n’ai pas de pensée très structurée, il faut bien que je m’appuie sur ces béquilles que sont saint Augustin, Beckett, Shakespeare, Platonov ou Alexandre Dumas. Je suis comme une éponge qui reçoit tous ces textes, qui stocke et qui restitue sous des formes infimes parce que j’ai peur de me tromper.

M. A. - Tu as dit, au cours d’entretiens, que tu avais longtemps vécu la littérature comme une chose surplombante, immense, majestueuse, et toi-même rêvant de t’y inscrire et même d’avoir la peau du roman.

P. M. - J’avais construit un dispositif personnel qui avait pour donné que la littérature m’était refusée ; c’est pour cela que j’en ai fait. Et maintenant que, apparemment, cela ne m’est pas refusé, cela ne m’intéresse plus beaucoup.

M. A. - Nous en avons parlé tout à l’heure au café où nous étions supposés nous échauffer et la question était : "Pourquoi je n’ai pas fait pape ?"

P. M. - "Faire pape", c’est plus difficile. Pourquoi écrire des choses? sinon pour se prouver qu’on peut le faire ; et alors, pourquoi y demeurer ? C’est comme travailler. À moins d’avoir une pensée sur le monde, une volonté de peser sur ce monde et de le changer. En notre temps, pourquoi continuer de ne produire des choses qui ne sont faites que pour que nous ayons un écho de l’acteur ? La littérature me paraît très irréelle maintenant. Ce n’est que du symbolique.

M. A. - (Ironique.) "Je voulais faire écrivain, je le suis devenu maintenant. Pourquoi n’ai-je pas fait pape ?"

P. M. - Pape, c’est difficile. Évêque, à tout le moins.

M. A. - Résumons : La Grande Beune a été écrite il y a huit ans, Le Roi du bois, idem. Le livre que tu écris depuis deux ans...

P. M. - Il est vraisemblablement fini mais je n’en ai pas fait mon deuil car je voulais faire un "coup" et je n’aurai pas fait un coup encore. Je le livrerai au bout de cent vingt pages ou de quatre-vingt-dix pages.

M. A. - C’est-à-dire l’énorme livre, le pavé.

P. M. - À quoi sert la littérature, et est-ce de la littérature ?

M. A. - Ton éditeur doit être content. Je ne te laisserai pas dériver dans ce sens. Reprenons ces carnets, le quatrième. Matthieu, 5,37 : "Quand vous parlez, dites oui ou non. Tout le reste vient du Malin."

P. M. - C’est superbe ! Tout ce qu’on dit vient du Malin. (Se troublant.) Écoute, arrêtons!

M. A. - Dans les autres carnets d’écrivains - encore qu’on les ait rarement en mains -, il y a souvent des plans. Chez toi, il n’y a que des phrases. On ne voit pas, au début du premier carnet, par exemple, une espèce de profil, de contrat, de projet de ce qui est décidé. On a le sentiment que le moteur de ton énergien’est pas une action, une intrigue, mais quelque chose comme une intensité locale qui est alimentée par des phrases.

P. M. - Ce sont des phrases, effectivement. Il n’y a pas de pensées, je cours après des unités sonores, des phrases que j’ai pensées qu’il serait bien d’avoir pour cibles. Le texte se déroule vers ces chutes comme vers des cibles. Sinon, dans le quotidien, je fais des petits plans comme tout le monde.

M. A. - Tu ne les notes pas dans tes carnets.

P. M. - Non, je les mets dans mon esprit. Si je faisais des plans, ce serait terrible car je devrais y obéir. Il faut bien se surprendre soi-même.

M. A. - Dans le premier carnet : "Fin, extrême fin ? Reviens, reviens ô Sulamite ! Reviens que nous te regardions !"

P. M. - C’est Le Cantique des cantiques.

M. A. - Tu prévoyais d’en arriver là ?

P. M. - Non, j’ai fait beaucoup de fins si tu feuillettes ces carnets. Tous ces carnets ne sont faits que de dernières phrases. Il y a aussi "La beauté des nuages et l’aridité de la mort". Point ! Je me disais que cela ferait une belle fin qui terminerait trois cent cinquante pages. Je me disais : "Ils ne vont pas en revenir", (Rires.) mais cela ne s’est pas fait. Pour le reste, il faut remplir, il faut mettre du rythme entre la première phrase et la dernière, il faut mettre des choses un peu rythmées avec des effets de sens (Rires dans la salle.) de temps en temps : des cavernes vides, des carpes, des renards, que sais-je ! Tout le monde fait comme ça. Mais parfois, il m’arrive de lire des livres remplis d’authenticité, de sincérité et j’en suis heureux.

M. A. - Veux-tu lire un extrait de La Grande Beune ?

P. M. - (Protestant.) Ce n’est pas dans le programme! (S’exécutant néanmoins.) "Entre Les Martres et Saint-Amand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. C’est à Castelnau que je fus nommé en 1961 : les diables sont nommés aussi, je suppose, dans les Cercles du bas ; et de galipette en galipette ils progressent vers le trou de l’entonnoir comme nous glissons vers la retraite. Je n’étais pas encore tombé tout à fait, c’était mon premier poste, j’avais vingt ans. Il n’y a pas de gare à Castelnau ; c’est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée. J’y arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu d’un galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire. Je pris pension Chez Hélène qui est l’unique hôtel, sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ; je ne vis pas davantage la Beune ce soir-là, mais par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière l’auberge un trou. On descendait pas trois marches à la salle commune ; elle était enduite de ce badigeon sang de boeuf qu’on appelait naguère rougeantique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre des silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant."

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