Marianne Alphant - Pierre Michon / L'objet roman
le 28 mars 1996, Marianne Alphant reçoit Pierre Michon dans ses Revues Parlées de Beaubourg |
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Marianne Alphant - Bonsoir ! Jai
donc le plaisir daccueillir Pierre Michon dans le cadre du cycle
"Lobjet roman". Cest une conférence qui était
prévue à lorigine de ce cycle. Il semble que la conférence
soit un genre difficile et donc nous nous sommes résignés
à ce numéro de duettistes. Je suis supposée poser
des questions à Pierre Michon en espérant qu'il va consentir
à y répondre et, en ôtant toutes mes questions, on
aura quelque chose comme une conférence. Nous avons décidé
d'un commun accord de ne pas faire semblant, c'est-à-dire de ne
pas dissimuler que nous nous connaissons. Donc, voilà ! On se tutoie
simplement. Pierre Michon - (Balbutiant.) Jai du mal à en parler, cest-à-dire que jaurais pu sans doute faire une conférence écrite avec beaucoup de soin mais il aurait fallu que je dérive vers des choses théoriciennes sur le roman, ce qui mest impossible, dautant plus que le roman est pour moi un objet - puisque nous sommes là dans "lobjet-roman" - un objet insaisissable, un objet perdu que je natteindrai jamais. Comment pourrais-je parler de ce que je natteindrai pas ? de ce qui est lobjet dérobé de mon désir ? (Hésitant.) De mon désir ? ce nest pas sûr, ou lobjet dérobé de ma détestation ? Je ne sais pas. M. A. - Il y a quand même un objet puisque le principe de ce cycle est de demander à des écrivains, français et étrangers, romanciers ou non-romanciers, de parler du roman en tant quobjet, objet au sens large, objet de désir et de détestation, objet impossible dans le cas de Pierre Michon, et il leur était demandé de proposer en contrepoint de leur communication, de leur conférence - qui nen est pas une aujourdhui -, de proposer un objet qui soit pour eux comme une transposition du romanesque. Pierre Michon, qui était un des premiers écrivains à qui javais pensé pour ce cycle et à qui jen avais parlé à titre un peu expérimental, mavait dit : "Objet romanesque : Booz endormi de Victor Hugo." Donc, on était parti sur lidée dune lecture de Booz endormi. Ensuite, marche arrière. Puis, dans le plan catastrophe de ces derniers jours, il avait été évoqué une sorte de boule immonde de pâte à modeler, je crois... P. M. - (Enthousiaste.) Oui ! Une boule immonde de pâte à modeler qui aurait représenté le roman... ça aurait été un happening. Il y aurait eu une boule énorme dau moins trois cents kilos qui aurait représenté le roman et je serais arrivé avec une boule de pétanque en or pur représentant la prose et je laurais laissé tomber sur la pâte à modeler et, évidemment, elle se serait enfoncée et la pâte à modeler laurait mangée. La pâte à modeler du roman... le roman puisque nous sommes dans une aire romanesque. M. A. - Peux-tu développer cette idée ? P. M. - Je ne peux puisque, comme pour tous les happenings, ce nest quune idée, ce nest rien. M. A. - Nous avons renoncé à ce happening, à la pâte à modeler. Javais la mission impossible de trouver cette boule de pétanque en or. Donc, "lobjet" est constitué présentement de ces quatre petits carnets, les carnets de travail de ce qui était LOrigine du monde et qui est finalement La Grande Beune. Ce que tu me remets, je trouve délicat de les ouvrir : ce sont des carnets de travail. Jaimerais mieux que ce soit toi qui en parles. P. M. - Cela mest difficile... M. A. - Tu mavais promis de parler si jétais sur la scène. P. M. - Tu veux que jen parle sous langle du roman ou par rapport à LOrigine du monde ? parce que cest compliqué ; javais formé le voeu, en faisant ces carnets, décrire un roman qui se serait appelé LOrigine du monde et qui aurait eu pour point de départ lorigine du monde, cest-à-dire la différence des sexes, le péché originel, etc. Évidemment, cest impossible à faire parce que cest ce que tout le monde fait dans le roman. Et tout le monde le fait tellement mieux que moi ! Pourquoi le ferais-je une fois de plus ? Si bien que, au bout du parcours, ce que javais écrit au début, à savoir les quatre-vingt-dix pages de La Grande Beune, ont été le roman. Combien y a-t-il de pages dans La Grande Beune ? M. A. - Quatre-vingt-neuf. P. M. - Ce sont des pages qui ont été écrites en 1988 et que jai données seulement maintenant à la lecture car cela me semblait une foirade épouvantable, pour tout dire, puisque je navais pas réussi à faire de cette affaire-là un roman, un roman comme ceux de Umberto Eco, une chose baraquée qui se traduit partout, qui se vend. Dans mon esprit, "roman" est synonyme dun coup. "Je vais faire un roman", cela veut dire "je vais me vendre". Cest une catégorie commerciale, pour moi. (Sadressant à la salle.) Je sais bien que, parmi vous, beaucoup de gens font des romans et le font de façon sincère, pure. Pour moi, non, un roman serait un "coup". Et je voudrais bien le faire, ce "coup" ! Sans doute le ferai-je un jour ou lautre, je nen doute pas. M. A. - Quand tu dis que le roman est un "coup", tu penses au best-seller ? P. M. - Oui, car sinon à quoi bon se crever à écrire deux cents pages ? Pourquoi en faire deux cents alors que cela marche si bien sur quatre-vingts ? (Rires dans la salle.) M. A. - Alors, description de lobjet, description des petits carnets : Clairefontaine, Indian River, Clairefontaine à nouveau, motif floral... P. M. - Très joli motif floral. M. A. - Le premier daté doctobre 1987, puis janvier 1988, mars 1989, décembre 1991. Donc, pour quatre-vingt pages, cest une affaire qui dure. P. M. - Non, pour ces quatre-vingt pages, le premier carnet a suffi. Après, cest une suite. M. A. - (Sadressant au public.) Oui, cest le roman que vous ne lirez pas, tout comme vous assistez à une conférence que vous nentendez pas. (Rires.) P. M. - Il y a des textes faits daprès les carnets suivants. Dans LOrigine du monde, devenue La Grande Beune, il y a simplement la mise en place dun dispositif. Il ma semblé que tirer toutes les ficelles de ce dispositif était pour le moins inélégant. Nous sommes maintenant dans une vieille époque. Pourquoi encore refaire tout le déroulement de la chose ? On sait comment ça se passe. On sait comment se passent les tragédies de Racine : il suffit de la scène dexposition. Ça va bien, ça suffit ! On ne lit pas jusquau bout. Il y a des fous à chaque génération, surtout des jeunes, qui veulent sinvestir dans des romans de trois cents pages. Moi-même, jen ai fait autant quand jétais jeune. (Implorant Marianne Alphant.) Viens à mon aide ! M. A. - Nous sommes là dans une espèce desthétique du ratage, de larrêt ou de linterruption. Peux-tu expliquer quel était ce projet de LOrigine du monde, carnet n° 1, et pourquoi linterruption ? Et que contiennent les carnets suivants ? P. M. - Une revue ma demandé un texte pour accompagner une critique faite sur un livre précédent. Jai proposé un texte sur la préhistoire et jai écrit quatre-vingt pages dun coup avec ce carnet. Cela plaisait beaucoup à ceux qui lont lu. Jai voulu continuer pensant tenir mon "coup". Jai voulu en écrire trois cents pages. Cela serait traduit et vendu dans le monde entier. Jai pris des notes dans ce but, et puis je nai pas pu le faire.(Rires.) Les choses en sont restées à la première mouture. Cest peut-être que je ne peux pas écrire de roman mais cest aussi que le roman me paraît être une chose si artificielle. Je lis des romans, beaucoup. Mais cest une chose dont on peut décomposer les ficelles, dont on voit les tenants et les aboutissants à moins quon ne soit un de ces grands noms du roman comme Faulkner. Dans ce siècle, il y a aussi Proust, à moindre titre. Ce sont des gens qui tiennent en trois cents pages ce que je suis capable de faire en cinquante pages. Pour le reste, ce sont des fabriques, des fabriques agréables car il faut bien lire et sendormir - on a le choix entre un Lexomil et un bouquin - mais on voit bien que tout cela a été fabriqué pour que les bons badauds du journalisme disent que ce roman a été impeccablement composé avec un début, une chute, etc., éléments qui sont rebattus depuis toujours. Dès Cervantes, la structure du roman est rebattue. Maintenant, il ny a rien de plus facile à faire mais il y a plein de gens qui se réclament de cette structure molle en disant : "Le roman, on peut tout y mettre, sans forcer." Pour pousser plus avant dans cette entreprise de démolition... M. A. - (Encourageante.) Mais comment donc! P. M. - Ils disent quil font une machine comme ces chars, les AMX. Mais, en réalité, ils ne fabriquent pas de char mais un montage de petits couteaux, des épées collées ensemble. Cela ne marche jamais le roman, sauf dans le cas de Faulkner qui fait, lui, véritablement une machine et, peut-être, de Proust. (Éclatant de rire.) Cest mon avis de lecteur car je ne peux être que lecteur dans ce domaine. Je suis en porte-à-faux. M. A. - Il est étonnant que tu parles du roman en terme de quantité, de quantité de pages. P. M. - Cest une quantité et une structure préfabriquée. M. A. - Cest aussi une durée de lecture. P. M. - La durée, cest ce que jaime le moins en littérature, du moins quand jen fais. Jaimerais faire des sonnets mais je ne sais pas faire de sonnets. (Rires.) Alors, je fais ces petits bazars, mais cest comme si je faisais des sonnets. Ce nest pas comme si je faisais des romans. Le roman me dégoûte. Il faut y passer du temps, il faut les lire jusquau bout, ces mecs. Et on les lit et on écrit à lauteur: "Ton roman, mon cher Untel, ma plu considérablement." (Rires.) Et il a fallu lire deux cent cinquante pages ! M. A. - Pourquoi te lances-tu, à ton tour, dans cette entreprise ? P. M. - Parce que cest un genre, une catégorie commerciale. Si on ne peut inscrire "roman" dessus !... Jai lu dans un article sur moi que javais écrit deux romans : La Grande Beune et Le Roi du bois. Ça nen est pas, mais le journaliste voulait me faire plaisir. M. A. - Comment appelles-tu cela ? P. M. - (Après un silence.) Jappelle cela deux morceaux mais surtout pas deux romans. Quelle que soit mon admiration pour ceux qui font du roman, (Balbutiements.) je ne peux que dire : "Non, ils ont voulu remplir trois cents pages." Nous sommes à un point de lhistoire littéraire où remplir trois cents pages est obéir à un diktat social. Non que je ne veuille pas le faire mais jy suis rétif. Je voudrais bien le faire mais jy suis rétif malgré moi car je me dis que, si je fais trois cents pages, je vais être en parité (Imitant laccent italien.) avec Umberto Eco, par exemple, quoique ce ne soit pas le plus mauvais. (Rires.) M. A. - Et pourquoi ne veux-tu pas être en parité ? P. M. - Car, alors, je ne gagnerais jamais. Si je suis en poids lourd avec Umberto Eco, jai perdu. Jai moins de matériel informatique que lui, (Éclats de rire.) jai moins de culture que lui, moins dappétit de vivre, moins de volonté. Je ne peux minscrire dans cette constellation au risque dy perdre la vie. M. A. - Donc, tu te lances dans un "coup", tu dames le pion à Umberto Eco... Tu fais quatre-vingt pages et cela sarrête. P. M. - Cétait fini. Lélan, le désir, la volonté, lensemble métaphorique qui faisait tenir ce texte seffondraient. Il était gavé. Tout ce que jaurais pu faire ensuite naurait été que redondances, actions, bêtises. Si je voulais faire de laction, du roman, je ferais du polar. M. A. - On peut reprendre cette conversation que tu avais eue avec Jean Echenoz et dans laquelle tu disais : "Si on échangeait, si on permutait : je te donne la description, tu me donnes laction." P. M. - Mauvaise fille ! Ce nest pas que je ne sache pas faire laction mais cela me dégoûte. Le déroulement romanesque, les passages à lacte me dégoûtent. Mais quand je les fais, pas quand je les lis. Dailleurs, je ne décris pas, je ne décris que des situations actives. M. A. - On est dans le visuel, le visible, le voyeurisme. La Grande Beune est un livre voyeur. On est dans des visions, non dans des actions. Le livre sarrête court. P. M. - Oui. Pour en revenir au problème du roman - on vit une époque formidable ! -, je métonne quon ait pris La Grande Beune pour un roman alors que cest une scène dexposition, cest Phèdre avec sa nourrice, cest Hélène et Yvonne dans une scène oedipienne, cest la mise en place dune action oedipienne qui ne passe pas à lacte, et certains pensent que cest fini. Comment croire que ce livre est terminé alors que je lai donné à léditeur pour men débarrasser, en catimini. On me dit que cest un roman, je ne le pense pas. M. A. - Si Gérard Bobillier, ton éditeur, est dans la salle, il doit être content. Car, comme autodénigrement... P. M. - Lautodénigrement est un argument de vente. (Rires.) On vit une époque formidable ! M. A. - Quest-ce qui manque à ton livre, hormis le nombre de pages, pour que ce soit un roman ? Quest-ce qui manque à La Grande Beune pour que ce soit LOrigine du monde ? P. M. - Il manque le fait que quelquun a utilisé "lorigine du monde" comme titre de son roman. Cest Michel Boujut. Puis le tableau du même titre a fait un tabac au musée dOrsay. En persistant, jaurais eu lair dun "suceur de roue". Il faut que je fasse des choses brèves. M. A. - Jessaie de te faire définir négativement le roman par des critères autres que le nombre de pages. Quest-ce quil faut pour que cela devienne un roman ? P. M. - Le passage à lacte. Il aurait fallu que le jeune narrateur fasse son deuil de la belle buraliste ou bien en fasse son plaisir. Ces deux solutions ont été écrites mais elles étaient misérables. Cela navait plus dimportance. Seul le désir faisait tenir La Grande Beune et non pas sa réalisation ou son échec. M. A. - Cest donc une définition du roman qui inclut laction. Pour que ce soit un roman, il aurait fallu que lhistoire damour (ou de désir) aboutisse. P. M. - Oui, il aurait fallu quon sorte un objet. Dans un roman policier, on sort un flingue. Là, il aurait fallu sortir je ne sais quoi pour satisfaire la buraliste mais cétait sorti déjà par ailleurs dans le roman. (Rires.) Il y a dans le roman quelque chose de trop exténué pour quon le fasse encore. Il existe déjà tant de romans dans lesquels on a sorti je ne sais quoi pour satisfaire la buraliste... Mais on na pas satisfait le lecteur ! (Rires.) Mieux vaut laisser les choses en létat, comme ça. Jai bonne mine de le dire, moi qui nai pu faire que cela. M. A. - Ne peux-tu convenir que tu redéfinis le roman à ta façon, que le roman nest pas forcément le passage à lacte et quon peut maintenant appeler roman un livre où le désir, le fantasme, limaginaire restent suspendus sur une vision ? Pourquoi ne serait-ce pas un roman ? P. M. - (Vaincu.) Eh bien daccord ! Cen est un. M. A. - Parlons maintenant de ces carnets. P. M. - Ce sont des morceaux de phrases après quoi je cours lorsque jécris. Je les ai apportés parce quil fallait un "objet-roman" pour cette "parlerie" ! Que veux-tu que je ten dise ? M. A. - Peux-tu en lire un passage ? P. M. - (Hésitant.) Oui. Et puis non, je ne peux pas ; cest absolument impossible! (Rires.) Ce sont des notes de travail, des projets, des fins de chapitre, des choses sur lesquelles jaimerais que toute la prose dun chapitre tombe. Jai beaucoup de fins et beaucoup dincipit dans ces carnets mais, entre les deux, je ne sais pas quoi faire. M. A. - Ne veux-tu pas lire quelque chose? P. M. - (Implorant.) Non, lis, toi, pour membêter. M. A. - "...la fine toile des Indes du peignoir de Milady..." P. M. - Cest dans Les Trois Mousquetaires. "Elle avait un peignoir de fine toile des Indes." Milady est un des ressorts qui ma fait écrire le personnage dYvonne, quoiquelle soit brune alors que Milady était blonde. Cest le même genre de femmes avec des carnations extraordinaires qui trouent un roman. M. A. - Autre citation des Trois Mousquetaires, je suppose : "Alors la batiste se déchira en laissant à nu les épaules et, sur lune de ces belles épaules rondes et blanches, [...] reconnut la fleur de lys." P. M. - "DArtagnan reconnut la fleur de lys."
Voilà un bon roman. Je souhaitais mettre en épigraphe à
La Grande Beune - mais mon éditeur men a dissuadé
- un dialogue des Trois Mousquetaires : M. A. - Tu aurais pu faire traverser la rivière à ton narrateur. Tu aurais ainsi trouvé un deuxième souffle. P. M. - Pour quoi faire ? Quaurait fait mon narrateur ? Mon narrateur aurait joui ou il aurait souffert ou bien il serait mort. Il ny a que trois solutions. Quil jouisse, ça aurait été de la pornographie ; quil souffre, ça aurait été de la pleurnicherie ; quil meure, cela aurait été du roman. Jaurais dû le faire mourir là-bas, ou lui ou Yvonne. M. A. - Toujours dans les carnets : "Hésitant entre La Guerre du feu ou Le Grand Meaulnes." Je te cite. P. M. - Cest effectivement le cas pour ce livre avec en plus une composante érotique. Parlons plutôt du roman, Marianne ! M. A. - ...Saint Augustin, Renan... Cest étonnant, quand on feuillette ces carnets, de voir apparaître larrière-monde culturel de ces livres. P. M. - Je ne peux rien faire sans cet arrière-monde. Que je connais peu, dailleurs, que jessaie de piller. Jessaie passionnément dêtre conforme à quelque chose, je ne sais pas à quoi, sans doute à une image de lécrivain. Je naimerais pas penser faussement et, comme je nai pas de pensée très structurée, il faut bien que je mappuie sur ces béquilles que sont saint Augustin, Beckett, Shakespeare, Platonov ou Alexandre Dumas. Je suis comme une éponge qui reçoit tous ces textes, qui stocke et qui restitue sous des formes infimes parce que jai peur de me tromper. M. A. - Tu as dit, au cours dentretiens, que tu avais longtemps vécu la littérature comme une chose surplombante, immense, majestueuse, et toi-même rêvant de ty inscrire et même davoir la peau du roman. P. M. - Javais construit un dispositif personnel qui avait pour donné que la littérature métait refusée ; cest pour cela que jen ai fait. Et maintenant que, apparemment, cela ne mest pas refusé, cela ne mintéresse plus beaucoup. M. A. - Nous en avons parlé tout à lheure au café où nous étions supposés nous échauffer et la question était : "Pourquoi je nai pas fait pape ?" P. M. - "Faire pape", cest plus difficile. Pourquoi écrire des choses? sinon pour se prouver quon peut le faire ; et alors, pourquoi y demeurer ? Cest comme travailler. À moins davoir une pensée sur le monde, une volonté de peser sur ce monde et de le changer. En notre temps, pourquoi continuer de ne produire des choses qui ne sont faites que pour que nous ayons un écho de lacteur ? La littérature me paraît très irréelle maintenant. Ce nest que du symbolique. M. A. - (Ironique.) "Je voulais faire écrivain, je le suis devenu maintenant. Pourquoi nai-je pas fait pape ?" P. M. - Pape, cest difficile. Évêque, à tout le moins. M. A. - Résumons : La Grande Beune a été écrite il y a huit ans, Le Roi du bois, idem. Le livre que tu écris depuis deux ans... P. M. - Il est vraisemblablement fini mais je nen ai pas fait mon deuil car je voulais faire un "coup" et je naurai pas fait un coup encore. Je le livrerai au bout de cent vingt pages ou de quatre-vingt-dix pages. M. A. - Cest-à-dire lénorme livre, le pavé. P. M. - À quoi sert la littérature, et est-ce de la littérature ? M. A. - Ton éditeur doit être content. Je ne te laisserai pas dériver dans ce sens. Reprenons ces carnets, le quatrième. Matthieu, 5,37 : "Quand vous parlez, dites oui ou non. Tout le reste vient du Malin." P. M. - Cest superbe ! Tout ce quon dit vient du Malin. (Se troublant.) Écoute, arrêtons! M. A. - Dans les autres carnets décrivains - encore quon les ait rarement en mains -, il y a souvent des plans. Chez toi, il ny a que des phrases. On ne voit pas, au début du premier carnet, par exemple, une espèce de profil, de contrat, de projet de ce qui est décidé. On a le sentiment que le moteur de ton énergienest pas une action, une intrigue, mais quelque chose comme une intensité locale qui est alimentée par des phrases. P. M. - Ce sont des phrases, effectivement. Il ny a pas de pensées, je cours après des unités sonores, des phrases que jai pensées quil serait bien davoir pour cibles. Le texte se déroule vers ces chutes comme vers des cibles. Sinon, dans le quotidien, je fais des petits plans comme tout le monde. M. A. - Tu ne les notes pas dans tes carnets. P. M. - Non, je les mets dans mon esprit. Si je faisais des plans, ce serait terrible car je devrais y obéir. Il faut bien se surprendre soi-même. M. A. - Dans le premier carnet : "Fin, extrême fin ? Reviens, reviens ô Sulamite ! Reviens que nous te regardions !" P. M. - Cest Le Cantique des cantiques. M. A. - Tu prévoyais den arriver là ? P. M. - Non, jai fait beaucoup de fins si tu feuillettes ces carnets. Tous ces carnets ne sont faits que de dernières phrases. Il y a aussi "La beauté des nuages et laridité de la mort". Point ! Je me disais que cela ferait une belle fin qui terminerait trois cent cinquante pages. Je me disais : "Ils ne vont pas en revenir", (Rires.) mais cela ne sest pas fait. Pour le reste, il faut remplir, il faut mettre du rythme entre la première phrase et la dernière, il faut mettre des choses un peu rythmées avec des effets de sens (Rires dans la salle.) de temps en temps : des cavernes vides, des carpes, des renards, que sais-je ! Tout le monde fait comme ça. Mais parfois, il marrive de lire des livres remplis dauthenticité, de sincérité et jen suis heureux. M. A. - Veux-tu lire un extrait de La Grande Beune ? P. M. - (Protestant.) Ce nest pas dans le programme! (Sexécutant néanmoins.) "Entre Les Martres et Saint-Amand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. Cest à Castelnau que je fus nommé en 1961 : les diables sont nommés aussi, je suppose, dans les Cercles du bas ; et de galipette en galipette ils progressent vers le trou de lentonnoir comme nous glissons vers la retraite. Je nétais pas encore tombé tout à fait, cétait mon premier poste, javais vingt ans. Il ny a pas de gare à Castelnau ; cest perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée. Jy arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu dun galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire. Je pris pension Chez Hélène qui est lunique hôtel, sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ; je ne vis pas davantage la Beune ce soir-là, mais par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière lauberge un trou. On descendait pas trois marches à la salle commune ; elle était enduite de ce badigeon sang de boeuf quon appelait naguère rougeantique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre des silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant." |