Pierre Michon / "Corps du Roi" par Jean-Baptiste Harang Avec «Abbé» et «Corps du roi», Pierre Michon poursuit son autobiographie du genre humain, en huit nouvelles petites touches parfaites. Michon accompli. J-B H. |
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la complicité amicale de Jean-Baptiste Harang avec quelques auteurs que nous respectons, comme Jean Echenoz, Olivier Rollin ou Michon lui-même, lui donne un statut à part dans l'approche critique de ces mêmes auteurs - alors, par exception, à propos de "Corps du Roi" de Michon, qui paraît chez Verdier, voici le texte que J-B Harang écrit ce matin dans le cahier Livre de Libération |
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Michon cite Novalis (1772-1801):
Le 11 septembre 2001, un événement a bouleversé
la vie de Pierre Michon : ce jour-là, à Mourioux dans la
Creuse, il suit l'enterrement d'Andrée Gayaudon. On peut même
dire qu'il le précède, depuis quatre jours qu'elle a expiré
à l'hôpital de Guéret, cette femme dédicataire
de son premier livre, le mythique Vies minuscules, a fait de lui un autre
homme : un orphelin. Andrée Gayaudon, mère de Pierre Michon,
est morte. Des deux petits livres qu'il publie aujourd'hui, huit histoires
minces et tendues, irréfutables, presque toutes comme à
son habitude ont plus au moins paru dans cet état ou dans un autre
dans d'improbables revues de province qui les avaient commanditées.
Une seule est totalement inédite, la plus longue, écrite
cet été dans une urgence inventée, Le ciel est un
très grand homme, elle est supposée consacrée à
Victor Hugo, le cinquième des auteurs que le recueil honore. Elle
dit la mort de sa mère, elle dit la naissance de sa fille trois
ans plus tôt. «J'ai prié une autre fois au mois d'octobre,
quelques années plus tôt. Un enfant était né
dans la nuit, je venais de rentrer chez moi au petit matin. Quelque chose
me vint qui était de l'envie de prier, de clore, de m'ouvrir. Assis
sur mon lit, tranquille, souriant si on souriait quand on est tout seul,
j'ai dit d'un bout à l'autre à haute voix Booz endormi.
Je l'ai dit comme il doit être dit, dans le calme, l'acceptation
de tout, l'espérance contre toute raison, la gloire qui vient toujours.» La vie de Pierre Michon est dans les livres. Dans les siens, bien sûr, aujourd'hui lorsqu'on le questionne sur ses magnifiques Abbés qui, au Xe siècle, asséchèrent des marais, coursèrent le sanglier ou subtilisèrent à d'autres une vraie dent de saint Jean-Baptiste, il sait répondre sans barguigner, droit dans les yeux, étonné qu'une évidence soit si mal partagée : «Tous ces récits sont autobiographiques, qu'est-ce que vous croyez.» Mais aussi dans les livres des autres où il use son temps, ses yeux et son argent : «Vous, vous me voyez dehors, ce type qui pose à l'écrivain, bourré la plupart du temps. Mais je ne sors presque jamais, je lis, je passe ma vie à lire, je m'imbibe de toute écriture. Je ne m'ennuie jamais dans les livres, je préfère le plus médiocre d'entre eux à la plus brillante des conversations. Dans une bibliothèque ? Quelle horreur, les livres doivent m'appartenir, ils doivent être maniés, même les incunables, quelqu'un doit en avoir la jouissance, regardez le livre de Kells, il est à Dublin, derrière sa vitre, quelle honte, il faut que quelqu'un le bouscule.» On se souvient d'une première rencontre avec Pierre Michon, il y a des lustres, à Olivet, près d'Orléans, il écrivait dans un studio dont il avait condamné la salle de bains, les livres jaillissaient à grands flots de la baignoire, inondaient tout le sol et tentaient par eux-mêmes de gagner le sec des étagères. Michon a laissé sous lui des bibliothèques aux Cards dans la Creuse où il est né, à Clermont-Ferrand, à Saint-Etienne, à Nantes, ailleurs. Dans le studio d'Olivet, au-dessus du vieil ordinateur Amstrad à écran vert, on pouvait voir les deux photos qui figurent aujourd'hui dans Corps du roi : Samuel Beckett, photographié en 1961 par Lufti ÷zkök, et William Faulkner par James R. Cofield en 1931. Corps du roi est un livre d'admiration, en cela aussi il est autobiographique : c'est lui qui admire. Aux côté des deux photographiés posent Flaubert, Ibn Mangli et, on l'a dit, Hugo : «Manquent Borgès et Artaud, bien d'autres, Corps du roi est nécessairement une autobiographie, Borgès disait "tous les livres sont écrits par le même homme", ce n'est pas la peine de se bouffer le nez entre nous, nous sommes tous les tâcherons de la même chose. Le titre est emprunté à Ernst Kantorowicz, pour lui il y a deux corps du roi, au sens où lorsque l'on dit "le roi est mort vive le roi" cela signifie qu'il y a un corps éternel qui passe à travers eux. La littérature, c'est les deux corps du roi, oui, tous les livres ont été écrits par le même homme, la littérature est un royaume. La figure royale chez Beckett, chez Shakespeare, ce sont des rois, des rois bouffonnés, certes, mais des rois.» Alors Michon écrit que Beckett a les traits mélangés de saint François et de Gary Cooper, qu'il tend la main et allume un boyard blanc, gros module, qu'il se met au coin des lèvres, comme Bogart, comme Guevara, comme un métallo, «son oeil de glace prend le photographe, le rejette. Noli me tangere. Les signes débordent. Le photographe déclenche. Les deux corps du roi apparaissent». «- Vous savez, ajoute Michon, Beckett est irremplaçable, je connais Godot par coeur, cette façon de donner un coup de pied au fond et de remonter, c'est une leçon de vie. Mais vous n'allez pas parler de tous les textes un par un, je croyais que votre manière était de proposer aux auteurs de réagir à leurs propres phrases, j'y suis disposé.» «- Avec plaisir, mais avant cela je veux ajouter ceci : Pierre Michon a publié son premier livre en 1984, il avait trente-neuf ans, il avait depuis toujours la vocation d'écrire et n'écrivait pas, il s'y préparait en ne faisant rien, il ne confondait pas vocation et carrière et se tient encore à cette distinction, il avait comme les saints l'orgueil et l'humilité de la perfection, l'orgueil d'y tendre sinon d'y prétendre, l'humilité de s'en faire un devoir, un devoir perdu d'avance. Il croyait à la grâce, il croyait au miracle, et perdait chaque jour son peu de foi. Les Vies minuscules (Gallimard) furent accueillies par un article dans le Monde, le prix France Culture, et plus rien, sinon la lente levée d'une réputation méritée de chef-d'oeuvre, des ventes régulières comme un livre de fonds, un bon millier par an, décuplées depuis 1996 par l'édition de poche, une réputation un rien encombrante qui semble intimer à son auteur le devoir de se figer dans la posture de celui qui écrit à jamais les Vies minuscules, autobiographie découpée du genre humain. Le livre même dit qu'on ne peut l'écrire qu'une seule fois, le narrateur qui apparaît ou disparaît selon l'une ou l'autre de ces huit Vies est un écrivain qui n'écrit pas, l'existence même du livre (sans compter sa qualité et son succès) le dépouille de cette pose d'impuissance et fait de lui un écrivain qui écrit, et lui a donné ce que Michon appelle «une main à plume». Or, depuis qu'il écrit, cet écrivain ne publie guère, le premier livre l'a sauvé de n'être pas, les autres le font vivre, chichement, royalement puisqu'il participe de ce corps du roi ininterrompu. Il ne répugne ni aux bourses ni aux commandes («au contraire, on s'y sent libre et assisté»), il ne s'abîme pas aux questions du genre, récit, roman, nouvelles, qu'importe, il écrit des livres, il en appelle à Novalis : «L'art d'écrire des livres n'est pas encore inventé, mais il est sur le point de l'être», il a trouvé sa distance, courte et vive, tendue, celle du sprinter. Il ne publie que les textes qu'on lui arrache, les laisse dormir jusqu'à des dix ans sous son coude, le temps de se convaincre qu'ils ne sont pas perfectibles, ou de les abandonner définitivement. La Grande Beune (Verdier, 1996), son seul roman «romanesque», ne compte que 96 pages quand il en a écrit plus de 300 (certains chapitres qui avaient parus en revue avant le livre n'y figurent pas), un autre sur la Terreur dort encore, d'un sommeil agité, «Merde, dit-il, je ne vais pas faire un roman, au bout d'un moment ça sent le faux. D'ailleurs tous mes textes sont inachevés, lorsqu'on écrit, il y a derrière soi une petite voix qui vous dit : "cause toujours !", il est alors temps d'arrêter.» Aussi les textes qui s'échappent de son atelier ont la pureté d'avant que la petite voix n'intervienne, ils s'accrochent de biais à des figures croisées, des peintres, des destins modestes, un séjour en Irlande ou ailleurs, ici des écrivains et des chroniques moyenâgeuses, à chaque fois des bribes de l'autobiographie d'un autre. A un autre, justement, il a dit un jour : «Pas de sujet, pas de thème, pas de pensée : rien que la volonté de dire, qui fait avec ce rien une forme dans laquelle s'installe du sens.» Voilà pourquoi nous lisons Michon, voilà pourquoi il importe peu de savoir de quoi il parle (pas plus que cela importe pour lui-même), nous le lisons pour l'énergie intime de sa langue, parce que sa musique vient du corps, écrire est un exercice physique, jubilatoire, qui ne peut être tenu hors la grâce, il faut pourtant entretenir le muscle, la langue de Michon est du pur langage, de la prosodie, on sait qu'il écrit en rythme, laisse des blancs d'iambe ou de dactyle lorsque le mot scandé fait défaut, il ne fait pas défaut longtemps, il suffit de se colleter, c'est-à-dire prendre la langue au col comme un voyou et le mot descend, à sa place. Comme dit Michon : «Le langage est un ennemi loyal.»
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