Dans le matin poudreux
dArezzo, dans la poussière docre et de paille, venu
de la place Guido Monaco je monte vers ce qui est pour moi, et pour tant
dautres, le lieu même, je monte vers le cycle des fresques
où les figures sont force de lindifférence, et pour
la première fois depuis longtemps, depuis ma première venue,
au seuil des dix-sept ans, cest le nom de Pierre Michon qui maccompagne,
comme, ici, une étrange proximité. Jai besoin, je
lavoue, de lItalie, jai besoin de Piero et de Masaccio,
pour entendre pleinement Michon. Non que son lieu vrai, celui dont il
est issu, me soit étranger, non que je ne puisse résonner
aux noms des Cards ou de la Grande Beune, mais la puissance que délivre
la fragilité mest perceptible davantage dans le désert
toscan : non pas celui de larrière-pays siennois, dans son
évidence physique, mais celui, devenu le titre dune prose
dédiée par Camus à Jean Grenier, qui occupe la face
insaisissable des fresques, de toutes les fresques sans doute, à
Sienne, Florence, San Gimignano, Arezzo, cest-à-dire la flamme
du cyprès qui brûle pour rien et redit, indéfiniment
décalquées, la beauté, la promesse inutile. Ici,
montant vers la place dapparence insignifiante où sélève
en fronton léglise, dans cette ascension plus rude quil
ne semble, je cherche à mon côté quelque assistance
muette, tant la rectitude de la longue rue me semble receler tous les
pièges, et premier dentre eux la visibilité, la paix
des formes. Or, cette main qui pourrait prendre la mienne et vaincre ma
cécité nest pas celle du père absent mais du
fils, du fils ayant écrit, du fils déchirant le voile. Loué
soit le fils, et louée sa violence. Pas un mètre, ici, de
façade qui ne soit marqué par la très vieille tension
de lesprit et des sens, par le très vieux rêve de lHomme
à lui-même semblable, par lui-même façonné.
Le très vieux rêve de la créature
Arezzo ville
dart trop humaine, insoutenable. Ville de peintres figeant sur les
parois des églises la mort de Dieu, ville dorphelins encore
hésitant entre le deuil et lenvol dailes. Ville denfants
effrayés par leur ombre. Ainsi, quoi quon dise, Pierre Michon,
ainsi sa rage et son impossible prière. Ainsi sa douleur de venir
après, de nêtre pas né à lui-même
en terre dart et de prestiges. Et de ne pouvoir dire lart
sa langue, et de le devoir conquérir et violer, et souiller pour
de hautes solitudes. Ainsi, comme dans les phrases de Bergounioux :
Il sest fait tard. Nous sommes du soir.
Les visages dArezzo, les femmes dArezzo, dans la grand-rue
et déambulatoire, qui grandirent en terre toscane entre leurs propres
silhouettes magnifiées dans les fresques et les flammes des cyprès,
étrangères aux unes comme aux autres, les femmes dArezzo
savent-elles quun homme ivre dombre et de fétiches
a trouvé sa joie et son tourment dans lexil où il
vécut de nêtre pas né en des lieux semblables
aux leurs ? Et pourra-t-il comprendre, lui, ce dégoût de
lart, ou cette indifférence, des jeunes gens dArezzo,
dans les dragues du soir, près des boutiques, le long de la Pieve
aux innombrables colonnes ? Quel est ce point, que suscite la lecture
de Michon, où lart et sa disparition séquilibrent
? Ce serait de Masaccio, dont lui ne parle pas, quil faudrait parler
(et de ces visages massifs, taillés en trognes sublimes dans la
chapelle du Carmine), pour se porter à hauteur de la flamme noire
qui danse et gagne en Michon. Mais les jeunes gens dArezzo nen
ont cure : lhistoire de la Vraie Croix, le polyptyque de Lorenzetti
sur lautel de la Pieve, et le portique de Santa Maria delle Grazie
sont pour eux cette nature quon appelle le pays natal, chez
nous , et dont on sétonnera toujours que dautres
y viennent de si loin pour de si courts éblouissements et de si
étranges désirs.
Et si le meilleur de chacun, dédié où il faut,
est sans doute un chef-duvre , entière demeure
la souffrance du grand art : le respect des vies minuscules,
lopéra de ceux qui furent privés de nom, ny
change rien. Luvre de Michon répond à la terrible
injustice de qui est et de qui nest pas créateur. On peut
bien louvoyer, alléguer toutes les raisons, certains semblent condamnés
à vivre leur vie, dautres à la nommer sans la vivre,
dautres à vivre le perpétuel enfer entre les jours
et les mots. Dérision dêtre juste. À quoi sert
la justesse ? La grâce est dans la déréliction :
un Ferrarais qui nétait plus tout jeune mais avait un air
dapocalypse, cest-à-dire jeune et intraitable comme
de la faim : cétait un grand . La mesure de la grandeur,
cest la violence intraitable, cest lorgueil qui ne peut
atteindre à la révélation quau plus haut du
geste crispé. À quoi sert la justesse ? À être
à la hauteur de lenfer. Il faudrait alors à Michon
limage contradictoire de Sienne, de ses rues de pourpre et docre
rouge crénelées, de ses madones dor douces jusquau
spasme, de ses ruelles coupées dans la brique, de son dôme
au clocher noir et blanc, et entendre sous le décor la poussée
toujours vive, le groin de lorigine. Il faudrait, pour lui, des
siècles et des siècles de rage et de contention, de veangeance
épurée. Cet amour ombrageux des simples est-il ascèse
de lexcès, ou béatification ? Ont-ils jamais existé,
les André Dufourneau, les Antoine Peluchet, les Georges Bandy,
autrement que dans la tension de la langue, dans le travail buriné
de lécriture, eux source, support et prétexte, pour
Michon, de la grande colère, du vouloir exaspéré,
du vouloir être grand ?
Entré dans San Francesco, je suis pris par lodeur de bois,
de chaux, de craie, je monte vers le chur peint, vers ses figures
écrasantes. Quel obscur, quel second, quel mineur pourrait ici
rivaliser, ou même sécrier à son tour Anchio
son pittore ? Là, sur les murs de la victoire de Constantin ou
de son rêve, sur ceux de la défaite de Chosroës, sur
ceux de la reine de Saba, il nest nulle place, croit-on, pour les
vies minuscules. A-t-on, là, par espoir, émulation ou dépit,
lenvie de peindre à son tour, ou doccuper ses mains
à des tâches plus éphémères, afin de
fuir ces présences ? De ne pas lâcher prise devant lessentiel,
Michon lui donne cette force tactile, il en fait une butée de terre
plus que de chair, un écueil humide et sombre. Sculptant les oubliés
dans une lumière de rage, il les éclaire, certes, mais les
découpe aussi sur fond dirrémédiables ténèbres.
Leur violente altitude évoque les adolescents de Pasolini, les
plus abrupts dentre eux, et les corps qui règnent dans le
crépuscule de Rome, et de lun à lautre la répétition
du même, le rite, les humains mélangés aux statues.
Redescendant vers la ville neuve, dans le crépuscule, avec derrière
moi Arezzo travestie par le soir - spots, enseignes éclairées
- je me demande si Michon est jamais venu ici, sil a jamais marché
sur les dalles de places irrégulières, sil a jamais
consenti, parce que cest le soir et quil éveille des
accords que le jour refuse, à cette ville belle mais aussi, en
cet instant, banale. Dune banalité si peu fidèle à
Michon, puisquen elle rien, on le sait, ne porte à la jubilation.
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