Denis Montebello / immobilier services

Denis Montebello vit à La Rochelle. Il a publié plusieurs de ses livres chez Fayard. Il procède en archéologue du présent urbain, se saisissant des étymologies pour une dénudation à vif du réel dans les mots ordinaires qui le nomment. "Immobilier services" est le titre provisoire d'un texte inédit: dans nos départements de l'ouest où la société rurale se voit assigner le rôle de jardin de maisons secondaires, les annonces immobilières, ici arbitrairement prises à la ville de Melle (Deux Sèvres), deviennent comme l'émergence visible d'une mutation aux enjeux humains graves, que le langage retourne. FB

à lire aussi: Denis Montebello, "Au café d'Apollon", avec une note par Jean-Marie Barnaud

à Melle, en juillet 2003, à l'inititative de Dominique Truco, 38 artistes, dont Denis Montebello et François Bon, investiront la ville et mêleront leur travail à celui des artisans locaux - programme bientôt sur remue.net, qui en rendra compte

courrier / e-mail pour Denis Montebello

 

 

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Découvrant aujourd’hui dimanche

Dans ville tous commerces MAISON DE VILLE rénovée

Dans joli petit hameau ensemble immobilier sur 3421 m2 de terrain arboré

Dans petit village droit comme un arbre dressé planté d’une couleur le panneau la bannière elle-même hésitant entre la pierre nue côté jardin et le crépi de façade

La date sans qu’on ait rien demandé du 16 février 03 enseigne drapeau blanc beige cherchant on dirait à s’incruster on peut difficilement se représenter la FERME CHARENTAISE avec dépendances sur 800 m2 de terrain avec quatre photos en revanche on voit très bien le site qu’elle fera le fossile

On voit sinon la MAISON DE VILLAGE avec jardin arboré de 670 m2 le mobilier hétéroclite qu’on y accumulera l’assemblage à quoi elle donnera lieu

La structure mais on ne sait qui encore la produira de la pioche ou de la truelle

Si le propriétaire l’occupera ou quelqu’un venu là comme tout le monde se remplir la casquette

Cette MAISON DE VILLE rénovée contrairement aux archéologues du dimanche on se dit qu’on n’en verra jamais que les restes matériels les vestiges

Sur la nature chronologique desquels il conviendra de s’interroger

En laissant à la porte de cette MAISON DE VILLE rénovée ou sur le paillasson avec ses souliers crottés ses a priori culturels et historiques

Et bien entendu ce bon goût dont on est si fier

On ne peut pas dire que ce séjour/salon de 27 m2 avec accès à l’étage ces coussins ces peluches sur le canapé ce poste à modulation de fréquence ces cadres accrochés ces vêtements suspendus échappe à l’histoire

Ce n’est quand même pas ce que les archéologues appellent dans leur jargon matière noire

Le photographe n’était pas manchot et puis le flash a marché

Notre lapin se serait trouvé là il aurait les yeux rouges

Couché sous la chaise cannée comme à son habitude

Accueillant ou plutôt cueillant cette paille céleste

Oublions le lapin et pénétrons dans la cuisine de 12 m2 avec cheminée

Puis montons à l’étage et découvrons les trois chambres de 9 10 et 25 m2 une avec point d’eau

Force est d’admettre que cette visite révèle un corps complet de vestiges

Mais aussi que ces vestiges n’entrent dans aucune des catégories culturelles connues jusqu’alors

D’autres à notre place remonteraient de la pompe à eau à la cave

De la bibliothèque qu’on signale à l’étage de la première maison de l’ensemble immobilier sur 3421 m2 de terrain arboré dans joli petit hameau aux tuiles qu’ils découvraient bien rangées au fond du jardin

La trop rouge gaufre triomphant comme à l’époque les usines la romaine n’avait plus droit de cité

On ne savait où entasser ces rebuts on ne pouvait pourtant pas crier poussez-vous les murs

La BELLE MAISON sur 2000 m2 de terrain clos n’avait plus assez d’angles morts il fallait ouvrir de nouvelles routes au temps avec dalles de pierre au sol

Des expressions locales des mots qui ne servent plus

Quand on fait le ménage il arrive qu’on en retrouve

Dans une boîte en fer parmi les vieux boutons

On les regarde avec répugnance on ne les touche que contraint

Pour les jeter et encore

C’est comme déranger les morts

La main qui plonge dans la poche rencontre des vers

Là où elle espérait une pièce

Une « cuiller à oreille » en bronze coincée entre deux lattes

Débarrasser le plancher ça ne se dit plus beaucoup

Disons que ça ne nous parle plus

Et puis un matin on retrouve le pull bleu accroché à son fil tout blanc tout raide en un mot gelé: « on dirait de la morue »

Encore une image (« la mort avait pas faim ») c’est ainsi que parlent les vieux et nous qui écoutons nous la disons nouvelle parce que nous ne l’avons jamais entendue

On a beau depuis qu’on l’a vu écrit en allemand au musée mettre un nom sur la chose bien entendu romaine surgie à la faveur d’un remembrement tardif on ne parvient pas à se persuader que cette « cuiller à oreille » en bronze existe

On peut l’ausculter s’en servir pour mieux entendre ce témoin si c’en est un ne parlera pas on veut dire de façon cohérente

Quant à la BELLE MAISON on rassemble les sentiments en vue de l’habiter puisque du passé il n’y a pas il n’y aura jamais de mémoire objective

Se peut-il qu’en suivant les habituels sentiers domestiques les tranchées qu’il a bientôt fallu creuser pour empêcher que les choses autrement dit les objets hors d’usage n’envahissent la FERME CHARENTAISE on arrive à ce fossé en Lorraine où elle est apparue ?

Un fossé ou plutôt une tranchée

Ou bien faut-il admettre qu’elle a été trouvée là dans ce qui ressemblait à une coupe parce que justement la route du temps était coupée ?

D’ailleurs par la faute de ce remembrement tardif je ne reconnaissais plus mon champ je ne me voyais plus avec ma cape mon capuchon faisant le tour du propriétaire

Celui qui dit je parle de la « cuiller à oreille » en bronze apparue là dans petit village où il avait une ferme avec porte cochère jardin arboré pour passer deux trois jours entre groseilles et mirabelles

Bâtie à deux pas et sans doute avec les pierres d’une villa qui l’occuperait toute l’année avec ses tessons de sigillée

Un petit amour vendangeur m’apprit ainsi comment ma relation avec le passé se construisait sur des textes comment elle en produisait

Le vin alors n’était pas de groseille l’huile montait jusque là avec la tuile

La mer s’était retirée mais on mangeait des huîtres qui n’étaient pas fossiles

Témoins les coquilles où l’on reconnaissait aussi des praires

Une fusaïole un peson je les donne dans l’ordre où je les ai trouvés à quelques années d’intervalle et un mètre au plus de distance

C’était la cohérence tant espérée je tenais là deux témoins enfin je rencontrais un sol

De quelles activités simultanées ou du moins synchrones la fusaïole et le peson témoignaient cela je n’aurais pu dire

Sinon en filant moi-même et tissant ces fragments ce dont je ne me privais pas

De cette activité témoigne un rêve récent mais aussi pour autant qu’on le comprenne de la difficulté d’habiter dans joli petit hameau ensemble immobilier sur 3421 m2 de terrain arboré qui ne vous appartient plus ne vous a jamais appartenu

Les danseurs partis celui qui reste est le rêveur parlant de lui il dit je me préparais j’avais un quart d’heure pour me préparer

je laisserais les assiettes dans l’évier la « pierre à eau » je reconnaissais maintenant la maison notre ferme quand mes parents l’ont achetée la soupe de la grand-mère refroidissait toujours dans l’assiette derrière le bois empilé pour au moins dix hivers deux petites poules attendaient bien sèches

dans leur cage on ne les trouverait que plus tard en nettoyant un peu l’étable qui réchauffait de son haleine de ses pets la cuisine en la débarrassant de tous ses outils rouillés instruments sans noms graisse à traire pour installer une cuvette et un petit lavabo de quoi poser un verre et un morceau de savon

je laisserais donc faute de temps ma toilette je me raserais il suffirait que j’y pense pour apercevoir mon rasoir dans son verre tête en haut mais absolument dépourvue de lame

des lames en cherchant bien on devrait en trouver dans le verre j’en trouvais des Gillette et G VI ce qui m’inspirait cette réflexion que mon rasoir n’était pas équipé pour recevoir des lames aussi grandes des lames qui n’existaient peut-être même pas ou pas encore

cependant le rasoir miracle pointait sa petite tête carrée trop petite sans doute pour être vraie disons pour raser efficacement d’autant que la lame encombrée de poils

les poils je pensais du nouveau propriétaire avec dégoût et pas mal de renards (cela juste avant de me réveiller) la neige qui recouvre en abondance la petite route ne doit pas me faire oublier que je ne suis plus ici chez moi que je ne l’ai jamais été

Revenant à la BELLE MAISON aux quatre photos d’elle que nous possédons

Nous installant devant elles dans elles comme on dit ici qu’on rêve

Dans l’idée que des temps ici beaucoup de temps nous contemplent

Demandant pour voir quel jour on est

Mais le miracle n’a lieu qu’une fois on aura beau répéter la manoeuvre recommencer sa phrase marquer un temps avant d’ouvrir la parenthèse ou d’aller à la ligne il ne se reproduit pas on sait maintenant la date on ne se la fera pas dire deux fois on peut toujours essayer d’y revenir d’écrire comme si on n’était jamais passé par là à qui fera-t-on croire qu’on n’a jamais foulé cette neige que de notre passage il ne demeure aucune trace ?

Un porche attenant divers abris un puits cela pour les dépendances

Une BELLE MAISON qu’est-ce que c’est sur 2000 m2 de terrain clos la photo (la dernière du lot) n’a retenu qu’un rectangle de terre fraîchement bêchée ou si on veut le sentiment que chacun plantera là ce qui lui chante

Ainsi le rêve se réalise sous nos yeux ou pour le dire autrement nous voyons le passé quand il était du présent en train de s’accomplir

On ne sait pas ce que regarde la FERME CHARENTAISE avec ses six fenêtres si même cela nous regarde

On entend par « cela » par « elle » la maison d’habitation

Laquelle comprend si on a bien lu après l’entrée une salle à manger avec cheminée un salon une cuisine deux chambres une salle de bains un WC une cave un grenier avec potentiel

Ce dernier n’étant pas exactement ce qu’on appelle l’espace des possibles mais ce n’est pas non plus la tombe avec son mobilier cet assemblage qu’on rencontre là où on cherchait un sol

L’espace des possibles n’est rien d’autre au fond que le passé tel qu’il nous apparaît

Bronzene Löffelchen (vu au musée de Regensburg)

Où il faut entendre que la « cuiller à oreille » ne me renseigne pas sur l’histoire dont elle participe dont elle est moins un produit qu’un rebut un de ces déchets comme soi-même on en produit il suffit de regarder les chaussures qui s’entassent les vêtements la vaisselle

La pierre qu’on use à sans cesse repousser vers les coins sous les lits ces rebuts

Pour libérer l’espace utile

Pour rendre fluide la circulation du lit au placard de la table à l’évier pour faciliter le passage du temps

D’abord il faut qu’il entre c’est pourquoi on commencera par l’entrée par jeter sur la petite table à gauche du téléphone où il s’accumule le courrier

Vite lu même pas ouvert auquel pourtant il faudra répondre et qu’on a oublié là avec les prospectus journaux qu’on garde pour les épluchures ou pour lire aux cabinets surtout l’immobilier car la maison est payée trop petite on a pu vérifier aux dernières vacances avec les amis de Paris qui ont débarqué le lendemain de Noël la famille au mois d’août on en voudrait une plus grande

T’as vu ça d’ ta f’nêtre ?

Six côté cour autant côté jardin mais pas percées au même endroit

Prix de vente 95280, 64 euros (625 000 francs) frais d’agence inclus une affaire

Le service immobilier, c’est IMMOBILIER-SERVICES

Où l’on voit comment se construit le souvenir quelle construction hybride il est

Cette MAISON DE VILLAGE avec jardin arboré de 670 m2 est-elle autre chose qu’une reconstruction si on peut dire a priori ?

Quatre images nous aident à comprendre ce que comprend la maison d’habitation soit 160 m2 hab

Avec au rez-de-chaussée une entrée une salle à manger de 23 m2 environ un salon de 13 m2 une cuisine de 20 m2 un WC

Avec aussi à l’étage 4 chambres de 13 14 14 et 15 m2 une salle de bain un WC

Garage et dépendances puits

Avec dépendances qu’est-ce que cela change la voiture ne serait pas là son capot ne brillerait pas comme neuf le phare et un quart du pneu avant gauche n’occuperaient pas l’angle inférieur droit de la photo (la troisième en comptant de gauche à droite et de haut en bas) on ne saurait pas reconnaître le garage de l’atelier la tôle prolongeant en à peine plus rouge la tuile et ces planches noires genre séchoir à tabac masquant presque la belle pierre carrée on n’y verrait qu’ombre et lumière en train de se disputer le cadre un peu de bleu venu des bords tâter de cette image

A cause de la couleur à cause que le vert débordant des laitues inonde le gazon qu’on rêvait impeccable

Laissant quand il se retire au-delà de la frontière ou plutôt en deçà de la ligne tracée afin de le contenir des parcelles plus claires si elles ne sont pas carrément jaunes

Les mêmes qu’on voit l’été aux pelouses aux parties exposées au soleil

Ou au pied des jeunes noyers arrosés de désherbant en lisière de marais pour que le village enfin ressemble au nom qu’il portait jadis de Chaban-sous-les-noyers

Cela ne nous dit pas comment la « cuiller à oreille » en bronze est parvenue jusqu’à nous

Peut-être faut-il imaginer ce moment fatidique que représenta l’invention du coton tige comment frappée d’obsolescence la chose fut remisée dans quelque coffre à vieilleries dont le hasard seul ou la guerre pourrait la sortir

Non d’ailleurs sans cris d’horreur ni éclats de rires

Car il se peut aussi que se découvrant à ce point ridicule la chose ait cherché un endroit où se cacher

Une housse un appui-tête vert comme celui qui recouvre presque entièrement le fauteuil vert bleu du séjour de 36 m2 avec cheminée insert de la BELLE MAISON sur 2000 m2 de terrain clos

Dans ville tous commerces

Il se peut qu’on ait enterré là cette aiguille cette épingle en gueulant comme après chaque repas encore un que les Boches n’auront pas

Là exactement où quelques dix-huit siècles plus tard on devait la retrouver

Se ruant moins vite que la villa à sa ruine courant à la vitesse d’un glacier la chose ne pouvait que finir ici

De toute façon elle était arrivée au pied - à bout - de sa colline

Dix-huit siècles c’est ce qu’il aura fallu à la « cuiller à oreille » pour franchir la distance de la chambre au fossé c’est-à-dire quelques mètres

Maintenant qu’on sait à peu près quand il faut imaginer comment par quel miracle intervention divine ou erreur humaine cette « cuiller à oreille » en bronze est parvenue non seulement jusqu’à nous mais encore à faire oublier sa nullité pour mener dans les musées de Bavière et particulièrement à Ratisbonne une existence de quasi oeuvre d’art

Force est d’admettre que fusaïole et peson ne témoignent pas davantage de ce qu’on ait à cet endroit et dans un même temps filé la laine tissé des capes des capuchons pour que le propriétaire faisant le tour de son ensemble immobilier sur 3421 m2 de terrain arboré ne prenne pas froid

Qu’ils peuvent très bien témoigner des progrès de l’industrie ou de l’arrivée dans ces campagnes reculées de la mode de la ville cela un peu plus tard qu’ailleurs comme ce remembrement qui commence à peine là-bas son oeuvre de destruction quand on en est déjà ici à replanter un peu partout des haies

Sans compter que dans les nouveautés que colportent les marchands ambulants il y a également des idées

Il faut imaginer les femmes de nos provinces voyant pour la première fois tous ces pulls déballés comment elles rêvaient en écoutant ce Grec de liberté

Cette activité qui leur était dévolue elles s’empressèrent de l’oublier les quenouilles les vieux métiers elles envoyaient tout promener

On regardait ce peson avec horreur comme oeuf de serpent avant de le rejeter dans le puits d’où une main malhabile ou quelque peute sorcière l’avait tiré

 

© Denis Montebello, 2003