Alain Nadaud / "à la page..." après L'Archéologie du zéro et L'envers du temps (Denoël), Alain Nadaud a continué une exploration romanesque systématique d'un nouveau fantastique contemporain c e texte est inédit |
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Bien à plat posée, à même le bois ciré du bureau, juste à l'aplomb de la lumière que déverse la lampe, en sa blancheur souveraine la page resplendit, immobile et pourtant marbrée, traversée d'ombres fugaces, qu'on dirait figées dans la texture du papier et qui, sans en atténuer l'éblouissement, y propagent d'imperceptibles vibrations, en rendent la surface instable et mouvante. Sous son apparente immobilité, due en partie à ses vertus réfléchissantes, on en soupçonne malgré tout la porosité. Si l'encre sèche aussitôt après le passage de la plume, est-ce parce qu'elle s'y infiltre, ne laissant en dépôt que sa concrétion noirâtre, ou parce qu'elle s'évapore? Et les lettres qui s'y inscrivent, pattes de mouche, tracés hâtifs, est-ce de façon indélibile, parce qu'elle en aurait pour une part incorporé ce qu'il y avait de liquide en elles, par capilarité? Mais sur quelle profondeur exactement? N'est-elle qu'un recto et un verso, sans épaisseur ni double fond? L'a-t-on assez sondée pour tenter de savoir ce qui se passe à l'intérieur? A-t-elle ce qui correspondrait pour nous à un inconscient? Où se cache la part aveugle d'elle-même? Est-elle réellement sans ténèbres? Certains prétendent que cette page n'a en soi ni réalité ni consistance; qu'elle n'est, d'une extrémité à l'autre, qu'un écran tendu, une sorte de catadioptre dont les capacités de réverbération épuiseraient la définition. Elle n'a pas pour objet, contrairement à ce qui a été avancé, de recueillir ce qui pourrait sourdre d'en-deça, comme surgi d'un continent obscur et souterrain. Certains prétendent même qu'elle obture cette éventualité, qu'elle est placée là exprès, comme un couvercle sur l'éventualité du gouffre... Qu'on la soulève un instant, on s'apercevra qu'il n'y a rien dessous! Elle serait semblable à ces antennes paraboliques, qu'on découvre tournées vers des coins mystérieux du ciel, comme à l'écoute, excellant à capter puis à détacher les unes des autres les voix multiples et brouillées qu'il lui arrive de saisir au vol, ces dernières attirées par la neutralité de sa superficie, son absence de relief justement. Encore lui faut-il réussir à décoder ces messages avant de les transcrire au propre, parce que ces voix sont confuses, inaudibles parfois car venues de trop loin, intraduisibles aussi, s'exprimant en des langues inconnues. Ainsi resté-je moi-même suspendu, puisque ce qui s'enregistre ne peut l'être que par cet écho dont la page est la chambre. Ce qui vient s'écrire ne procède pas d'elle mais s'y dépose, par condensation, équivalent d'un sens dont l'encre est le précipité. La spécificité de ce qui se dit tient à la révélation - au sens photographique du terme, et aussi mystique si l'on veut -, qui s'opère à même cette pure surface. Grâce à elle, quelque chose advient, transparaît et se formule, qui soit s'ignorait soit n'existait pas avant. Cela s'incarne pourrait-on dire, prend chair d'encre et de papier, sans pour autant acquérir de corps puisque le tout reste filiforme, presque abstrait. Disons que cela est alors rendu visible, et plus encore enfin lisible . Chaque matin me voit ainsi me pencher sur ce miroir aux eaux froides et dormantes, un peu comme si la surface avait gelé pendant la nuit, qu'il me faut parvenir à briser; je gage que je pourrai à la longue y distinguer les traits de mon visage - déjà, sur la droite, j'aperçois l'ombre de ma main - que j'imagine devenir de plus en plus nets à mesure que j'en noircirai l'étendue, jusqu'à me reconnaître enfin. Mais je n'ignore pas non plus que j'en suis réduit, en la couvrant de lignes et de ratures, à en troubler la limpidité, en souiller la blancheur primordiale, équivalent du rêve de cette éternité à laquelle je sais que je n'atteindrai jamais. |