Eric Hoppenot / en cueillant "Le Mimosa"
ou la Mimesis du Mimosa, à propos de Francis Ponge

 

 
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Eric Hoppenot est membre du comité de rédaction de remue.net, et fondateur du site Maurice Blanchot (voir notre page Blanchot pour liens et contact).
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En cueillant «Le Mimosa » de Francis Ponge
ou la Mimesis du Mimosa,
lexique et création poétique

« La chose part de sa signature. »
Jacques Derrida, Signéponge

Ce poème en prose, extrait de La Rage de l’expression, me paraît a bien des égards exemplaire de la méthode créative de Ponge. Les lignes qui vont suivre s’attacheront à montrer que le dictionnaire n’est pas seulement une source d’inspiration, mais qu’il est un des principaux générateurs de la poétique de Ponge. D’une certaine manière, le dictionnaire dans la pratique de Ponge devient lui-même matière poétique à part entière.

L’amour de la langue, Ponge l’a contracté æ ce n’est pas original pour un écrivain ! æ en fréquentant les dictionnaires. Ponge aime les dictionnaires, il ne cesse de le répéter, en particulier le Littré, tout le recueil de La rage de l’expression en témoigne, mais aussi d’autres œuvres comme La table et plus encore La fabrique du pré. En prélude à l’étude du « Mimosa » et à notre réflexion sur la place du dictionnaire (voir notre troisième partie) dans l’œuvre de Ponge on pourra se souvenir de ces quelques lignes :

« Mon père avait, dans sa bibliothèque, le Littré, qui a une si grande importance pour moi, où j’ai trouvé un autre monde, celui des vocables, des mots, mots français bien sûr, un monde aussi réel pour moi, aussi faisant partie du monde extérieur, du monde sensible, aussi physique pour moi que la nature, la jusix [la Nature] elle-même. C’est-à-dire que me plongeant dans le dictionnaire français, dans le dictionnaire Littré, parce que ce dictionnaire comporte de longs développements sur l’histoire des mots, la sémantique, et aussi sur l’étymologie, remontant fort souvent même plus haut que le latin, vers les racines védiques, eh bien, il est certain que là se trouve une des plus fortes imprégnations de mon enfance, et si l’on veut bien examiner mes textes de ce point de vue [...] eh bien, on verra que je n’ai jamais cherché qu’à redonner à la langue française cette densité, cette matérialité, cette épaisseur (mystérieuse, bien sûr) qui lui vient de ses origines les plus anciennes. Que j’ai voulu en quelque façon [...] regarder en face non seulement la langue maternelle, mais aussi bien la langue grand-maternelle ou des aïeules encore plus anciennes, et entrer profondément dans ce monde, aussi concret, je le répète, aussi sensible pour moi que pouvaient l’être les paysages, les architectures, les événements, les personnes, les choses du monde dit physique. »
Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Gallimard / Seuil, 1970

Dès le seuil de l’œuvre, « Le mimosa » est placé discrètement sous l’égide de Littré. En effet, sans en signaler la source, la phrase (citée incomplète) de Fontenelle, placée en exergue du poème est extraite de l’article du Littré sur «enthousiasme » (étym : inspiré par un dieu). Ce même enthousiasme que Ponge témoigne pour chaque objeu de sa poésie.

Bâtir
Ce poème est, comme souvent chez Ponge organisé en une succession de paragraphes, séparés par des vides et qui ne sont pas toujours coordonnés les uns aux autres mais juxtaposés. Chaque paragraphe est une tentative pour approcher l’objet, pour le nommer au plus près. De nombreux paragraphes répètent le précédent tout en incluant de légères variations syntaxiques ou lexicales (ce sont les plus fréquentes). Certains de ces paragraphes n’étant qu’une suite de définitions partielles, extraites des dictionnaires et qui viennent influer sur le cours du texte. De sorte que le lecteur a l’impression que Ponge lui fait part de toutes les étapes successives de la gestation du poème. L’écriture poétique de Ponge s’inscrit dans un rapport au Temps, celui-ci est signifié par certaines dates, comme s’il s’agissait de la rédaction d’un journal intime, un journal poétique. Le lecteur assiste ainsi à une naissance, faite d’approximations, de répétitions, de balbutiements. Chaque paragraphe nie les affirmations précédentes ou les modifie. A certains moments le poète tente une formulation définitive, il ajoute alors entre parenthèses « poème en prose » (dans lequel on trouve d’ailleurs des vers !), ou « poésie ». Ces tentatives successives, Ponge les nomme «variantes », de sorte qu’aucun paragraphe ne prend le pas sur l’autre, et même si le texte final est mis en valeur par la typographie (il est écrit en majuscules), on perçoit que Ponge ne présente pas ce texte comme une version définitive du « mimosa », mais comme une possible nomination, parmi d’autres du « mimosa ».

Les jeux du mimosa
Le premier temps de cette étude est consacré à l’étude du mot « mimosa » dans le texte, et aux jeux linguistiques que ce signifiant engendre.
Le premier paragraphe confronte déjà le lecteur à une difficulté de lecture :
« Sur fond d’azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien d’histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa. » (75 )

Le paragraphe inaugural, présente le mimosa sous la forme d’une métaphore déroutante pour évoquer une fleur, puisqu’elle propose une analogie avec le théâtre. Mais ce premier paragraphe est peut-être déjà à lire aussi comme une certaine interprétation du signifiant « mimosa » en : « mime / osa ». Comme si Ponge élaborait déjà une image inouïe du mimosa. A l’orée du poème le mimosa rentre en scène et surprend le lecteur par son apparence d’Arlequin jaune. A la page suivante, notre hypothèse se trouve confirmer : « Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa, il y a mima. » (76) Le substantif mimosa ne génère donc pas seulement des images, il engendre d’autres vocables, ici un verbe. Mais si l’on veut être plus précis, c’est le procédé inverse qui opère : Ponge retrouve dans « mimosa » un dérivé de « mima ». Ce processus est rendu possible par la similitude phonique entre les deux mots, mais aussi par le recours à l’étymologie . Nous reviendrons sur ce rapprochement entre le mimosa et l’acteur. Il s’agit de rendre les élèves sensibles au fait que la poésie se construit, se joue à partir des dérives et des échos que les mots eux-mêmes peuvent susciter.

Ce jeu sur le signifiant se représente quelques lignes plus loin, mais cette fois sous la forme d’une paronomase : « Les feuilles ont l’air de grandes plumes, très légères et cependant très accablées d’elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que d’autres palmes, par là aussi très distinguées. » (75, c’est moi qui souligne). Il y a dans ce rapprochement, non seulement un jeu phonique mais également un étonnant rapprochement entre les référents « plumes » et « palmes », comme si les palmes étaient une sorte d’extension, d’agrandissement des plumes. Cette évocation des « plumes » va générer tout un champ lexical ; on retrouvera « houppette de duvet de poussin » (78), puis l’association des couleurs communes au mimosa et au poussin, dans l’expression « poussins d’or » qui revient dans de nombreux paragraphes.

Sans être une paronomase on trouve ailleurs un autre jeu qui est à la fois phonique et sémantique, après un passage où Ponge raconte que le mimosa était sa fleur préférée dans son enfance et qu’elle l’a initiée à la sensualité (76-77). Il termine cette évocation par ces lignes : « Tout ce préambule, qui pourrait être encore longuement poursuivi, devrait être intitulé : « Le mimosa et moi. » Mais c’est au mimosa lui-même æ douce illusion ! æ qu’il faut maintenant en venir ; si l’on veut, au mimosa sans moi. » (77, c’est moi qui souligne). Par une relation d’inclusion entre les deux vocables, c’est comme si le « moi » était pris dans le « mimosa » ! Le sujet sous-jacent du poème c’est bien le combat que le « moi », le poète livre, face à la langue, face au mimosa, au poème « Le mimosa » : « Peut-être, ce qui rend si difficile mon travail, est-ce que le nom du mimosa est déjà parfait. Connaissant et l’arbuste et le nom du mimosa, il devient difficile de trouver mieux pour définir la chose que ce nom même. Il semble qu’il lui soit parfaitement appliqué, que la chose ici ait été touché des deux épaules. Mais non ! Quelle idée ! Puis, s’agit-il tellement de le définir ?» (78) Adéquation semble-t-il parfaite du mot et de son étymologie du signifiant et du signifié, révélée par le dictionnaire :
« Mimosa, s.f. (mais d’après les botanistes s. m.) : nom latin d’un genre de légumineuses dont la plus connue est la sensitive (mimosa pudica). Étymologie : voir mimeux.
Mimeux : se dit des plantes qui, lorsqu’on les touche, se contractent. Les plantes mimeuses. Étym. : de mimus, parce qu’en se contractant ces plantes semblent représenter les grimaces d’un mime. » (85, ces définitions sont extraites du Littré, même si Ponge dit extraire des définitions du Littré, de la Grande Encyclopédie et du Larousse)

On retrouve dans la définition de « mimeux » l’évocation du Pierrot dont nous parlions tout au début. Ponge avoue donc sa difficulté à définir un élément qui porte bien son nom. Si Ponge s’émerveille de l’adéquation du mot à la chose, il n’est pourtant pas question d’une conception cratylique de la langue. Ses exclamations et son interrogation situent bien les enjeux du projet de Ponge : il ne s’agit pas de définir le mimosa, dont le nom par réflexion fonctionne comme une sorte de tautologie et donc se suffit à lui-même ; le projet de Ponge est ailleurs.

Le jeu sur le signifiant « mimosa » réapparaît sous la forme initiale du Pierrot, cinq pages après le début : « Accessoire de cotillon, accessoire de la comédie italienne. Pantomime, mimosa.
Un fervent de la pantomime osa
Enfer ! Vendre la pente aux mimosas. »
(79-80)

On remarquera que le calembour ne joue pas seulement sur « pantomime / mimosa », mais aussi sur la chaîne : « fervent / enfer / vendre ». Le jeu du calembour est fréquent chez Ponge qui fait jouer le signifiant dans tous les sens possibles. S’il choisit le calembour, c’est certes pour offrir au lecteur un trait d’humour, mais aussi parce que le calembour est une matrice générative d’autres mots que l’objet initial. Il est aussi jouissance de la langue, pure perte.

Une dernière opération sur «mimosa » est visible à la page 82, sous la forme du poème acrostiche :
« MIraculeuse
MOmentanée
SAtisfaction !
MInute
MOusseuse
SAfranée ! »

Ce procédé fonctionne en deux temps : d’abord une décomposition du signifiant en unités syllabiques « mi/mo/sa », puis une remotivation de ces unités qui se trouvent recomposées dans des substantifs ou dans des adjectifs. Chaque nouveau vocable évoquant une propriété du mimosa : jubilation, éphémérité, activité et couleur. Hormis « SAfranée » aucun des mots ne signalent l’appartenance du mimosa au genre floral. On voit avec cet exemple supplémentaire que Ponge fait résonner à plein le signifiant « mimosa » dans tous les sens possibles.

L’une des caractéristiques de la poésie de Ponge consiste à faire progresser la nomination de l’objet, par associations d’images, par construction / déconstruction du signifiant, qui produisent des déplacements de sens. Le travail sur le signifiant opère une modification du concept. Qui en effet penserait associer la fleur du mimosa à un poussin, si ce n’est en passant par différentes étapes : la forme des feuilles qui font penser aux plumes, la couleur, l’aspect duveteux de la fleur etc. Il y a donc chez Ponge, entre autres procédés une poétique transformationnelle et générative. Cette poétique, Ponge ne la pratique pas seulement en jouant sur le signifiant, il s’aide également pour cela du dictionnaire.

La part du dictionnaire
L’usage et plus encore la citation du dictionnaire détournent celui-ci de sa fonction initiale, les définitions ne sont plus là pour définir l’objet élu par Ponge (sauf à montrer l’incomplétude et l’inexactitude de ces définitions). Or tel n’est pas le souci de Ponge, il n’est pas question de remettre en cause les définitions du dictionnaire, ni même de les modifier ou de les compléter.

Les extraits que nous citons ne sont pas uniques, Ponge recopie plus de trois pages de dictionnaire (85-86, et 90-91), le procédé est assez rare pour qu’il mérite donc que l’on s’y attarde.

Certaines des définitions sont complètes (« mimosa », « mimeux », par exemple) d’autres non (« paroxyntique », « enthousiasme »), certaines sont affublés de commentaire de l’auteur : « Paradis ; [...] Oiseau de paradis : à longues plumes effilées (tiens !) Paradis des jardiniers : saule pleureur (tiens, tiens !) (91). Étranges exclamatives que l’on peut interpréter comme une jouissance de la découverte de la richesse de la langue, comme si Ponge mettait ces mots en réserve pour des textes futurs. D’autres mots sont cités sans être définis : « Geyser : non ne convient pas » (85) ou la suite de substantifs : « pompe, pompons, Pompadour, rococo » (91). Pourquoi les faire figurer, si ce n’est pour rendre compte des balbutiements de l’écriture poétique, de ses errances, ou pour montrer qu’ils étaient là, disponibles comme les autres mots pour être exploités par la plume de Ponge.

Un dernier type de définition encore plus surprenant se trouve d’abord à la page 86, isolé entre les définitions : « Eumonisa » (avec encore une lecture ludique possible : « œuf mimosa », sauf qu’ici ce n’est pas Ponge qui crée le jeu homophonique, mais le lecteur) et « Mimosées ». Il s’agit du mot « Floribonde » qui n’apparaît sans autre mention, puis il est réemployé deux pages plus loin dans le vers : « Floribonds, à tue-tête, à décourage-plumes » (88, utilisé dans deux variantes), enfin il resurgit à la manière d’une définition : « Floribond : ce mot ne figure pas au Littré. Il figurera donc dans les éditions futures. Il y a un échassier (genre de grue) du nom de florican.» (90, c’est moi qui souligne) Commentaire de Ponge qui semble particulièrement surprenant car « floribond : qui a beaucoup de fleurs » apparaît bien dans le Littré comme Supplément (ajout de Littré en 1876). Peut-être l’édition qui lui venait de son père était-elle la première (1872) ? On peut aussi en acceptant toujours de faire résonner les mots æ c’est peut-être ce qu’exige de nous la poésie æ entendre « floribond » comme « fleurit bon ». Ainsi, nous aussi nous créons, recréons un dictionnaire : « floribond : qui a beaucoup de fleur et qui fleurit bon ! » Le parfum du mimosa n’est pas seulement dans la fleur, il gît aussi dans les replis de la langue, pourvu qu’on l’y cherche.

On pourrait effectuer une comparaison entre les définitions complètes du Littré et les mêmes mots cités par Ponge, puis analyser le traitement qu’il opère dans son poème (en se demandant pourquoi il garde tel ou tel ou aspect de l’article du Littré, pourquoi il écarte tel autre) et enfin observer de quelle manière les définitions sont réutilisées dans le poème. Les raisons des transformations concernant la taille des citations ne sont pas, exclusivement économiques (dues à la longueur des définitions du Littré), elles participent d’une stratégie voire d’une éthique de l’écriture de Ponge.

Mais avant d’envisager ce dernier point, il nous faut étudier de quelle manière les définitions du dictionnaire sont réinvesties dans l’écriture du poème. Doit-on s’en tenir à la seule affirmation de Ponge lui-même : « Inutile de dire que j’ai considéré ces trouvailles comme, en faveur de ce que j’avais écrit, un bouquet de preuves a posteriori. » (91) ? Des mots dont Ponge cite l’article du dictionnaire et qu’il réutilise dans la version finale du « mimosa », on trouve les seuls : « floribonds » et « poussins ». Maintenant si l’on prend en compte des mots qui apparaissent dans l’une ou l’autre définition, il faut ajouter : «plumes » (apparaissant dans les définitions de : « houppe », « panache » et « paradis »), « oracles » (voir la définition d’«enthousiasme »). Au total donc, peu de mots, néanmoins on peut faire l’hypothèse que sans l’usage du dictionnaire, Ponge n’aurait peut-être pas pensé à utiliser le vocable « oracle » dont rien ne justifie a priori qu’il puisse à un moment ou un autre référer au mimosa. Mais c’est justement dans les parages de cet « a priori-ce-mot-ne-convient-pas », que se situe toute l’entreprise poétique de Ponge.

La langue, le dictionnaire autorisent donc le poète à poursuivre dans la voie qu’il s’est tracé. Cependant on notera un singulier changement dans l’écriture. Après les citations du dictionnaire, l’écriture et l’approche du mimosa se font plus précises, plus rigoureuses (92-93), avant d’éclater sous formes de strophes, et de variantes successives d’un même jet.

Nombreux sont donc dans ce texte les modes de citations du dictionnaire, ils ont lieu à deux moments de l’écriture (85-86 et 90-91) et sont introduits à chaque fois par des expressions qui montrent la nécessité de s’y référer : « A ce point de ma recherche je décidai de retourner au Littré, d’où je retins ce qui suit » (89) Dans la gestation du poème le recours au dictionnaire est donc secours, parole qui confirme les dires du poète ou l’incite à poursuivre sa recherche dans d’autres directions. Le dictionnaire est nourriture, source d’enthousiasme, pour reprendre ce que nous écrivions au début. Il est un moment nécessaire dans le temps de l’écriture du journal poétique. Citer le dictionnaire c’est non seulement le faire participer à la genèse du poème mais c’est aussi lui rendre hommage et à travers lui, rendre hommage à la langue maternelle. Le dictionnaire comme la langue est un don, et c’est, une fois libéré de ce don du dictionnaire que le poète peut accomplir son œuvre.

Si le poète s’affranchit provisoirement du dictionnaire il libère également celui-ci ; en lui retirant toutes les citations qui l’accompagnent sauf deux (une de Renan et une de d’Aubigné, poète et d’obédience protestante comme Ponge !) et en l’allégeant, nous l’avons dit, de certaines étymologies. Ainsi, comme s’il était réécrit, retravaillé pour avoir le droit de citer, le dictionnaire devient une œuvre dans le poème, placée en abîme au sein de l’œuvre du poète. Dans ce nouveau traitement de la citation du dictionnaire, c’est comme si Ponge redonnait vie à la langue du seul Émile Littré qu’il débarrasse des auteurs encombrants (cités dans le dictionnaire pour illustrer chaque définition). Une justification de nos propos pourrait se trouver à la page 79 : « Il y a de la sollicitude dans son geste [à propos du mimosa] et son exhalation. L’une et l’autre sont des épanchements, au sens qu’en donne Littré : communication de sentiments et de pensées intimes. Et de la déférence : condescendance mêlée d’égards et dictée par un motif de respect. » (79). On voit ici que Ponge cède la place à la parole de l’autre (Littré), en incluant les définitions de Littré comme du discours rapporté. La langue de Littré se substituant provisoirement à l’autre, parce que le poète reconnaît à cet instant qu’elle est plus juste, qu’il n’a rien à y rajouter, ni à y retrancher.

Une dernière remarque avec le dictionnaire, car Ponge lui-même ne se fait pas seulement témoin et mémoire de la langue (comme Littré), il est aussi créateur, non seulement pour dire le mimosa, mais aussi pour inventer du lexique . Il crée par exemple le mot « poussinantes », à partir de « poussinée » qui existe : « Geyser de plumes poussinantes ! » (82). Il invente également des mots composés : « décourage-feuilles » (86), « décourage-plumes » (87), « navre-plumes » (88). Il serait intéressant de réfléchir sur le sens qu’ont ces mots dans le texte et les effets qu’ils provoquent à la lecture. En proposant des hypothèses de sens et en interprétant ces néologismes, le lecteur devient lui aussi pour une part (modeste), rédacteur du dictionnaire et créateur du lexique.

Mimosa et mimesis
A partir des deux parcours rapides que nous venons d’effectuer : l’analyse du signifiant « mimosa » comme matrice générative du poème du même nom, et de l’analyse du dictionnaire comme source d’enthousiasme et parole mise en abîme, nous avons montré comment le lexique travaille l’œuvre poétique. Cependant une réflexion sur le lexique dans la poésie de Ponge serait incomplète, si elle n’envisageait pas quelle conception poétique s’offre au lecteur au travers de cette nomination des objets (ici le mimosa). Pour le formuler autrement : que nous dit le poème «Le mimosa » de la poésie ?

Dans les dernières pages le « mimosa », n’apparaît plus dans le corps du texte, il n’est plus que le titre de différentes variantes d’un même poème en vers. Apposé comme titre, il est l’emblème des poèmes, mais ce titre contrairement à l’article du dictionnaire n’annonce aucune définition. Il n’y a pas lieu pour Ponge de répéter l’opération du dictionnaire, mais par le travail de la métaphore de se libérer, de libérer l’objet de toute définition préétablie, de toute surdétermination. « Le mimosa » dans les dernières variantes n’est donc plus qu’une métaphore, et c’est le rôle de cette dernière de suppléer aux dictionnaires et à nos représentations restreintes du concept. C’est ce travail de la métaphore qui conduit le lecteur, du mime Pierrot aux « poussins d’or » (le seul passage du singulier au pluriel est déjà significatif des opérations que Ponge impose à son objet) qu’il faut en dernier lieu analyser.

On s’attachera à montrer ce qui dans cette succession d’images uni le comparé (le mimosa) à ses comparants (« plumes », « poussins ») : la couleur, la légèreté, la fragilité. Mais il ne faut pas se limiter aux analogies, et insister au contraire sur l’écart que Ponge creuse entre les deux. Quelque commentaire que l’on propose de ces métaphores ; de ce « mimosa » métamorphosé en « poussins », il n’en demeure pas moins que la chose (le mimosa) et le poème « Le mimosa » gardent leurs énigmes (que sont par exemple les « oracles » du mimosa ? La voix de la Nature, celle du Temps, celle de la fin ?).

La poésie de Ponge est promesse, et exige de la patience comme il en avait prévenu le lecteur : « Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de sa part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser conduire au risque de s’ennuyer par mes longs détours, en lui affirmant qu’il goûtera sa récompense lorsqu’il se trouvera amené par mes soins au cœur du bosquet de mimosas, entre deux infinis d’azur. » (87)

Grâce à l’opération métaphorique la poésie s’affirme comme mimesis. Non pas qu’elle reproduise la Nature, car ce n’est pas la Nature elle-même que la poésie reproduit mais ses actes, en cela le poète comme la Nature qui l’enthousiasme, est créateur. Si en fin de compte l’acte final qui dit « Le mimosa » surprend, déroute le lecteur dans sa propre représentation du monde, c’est que Ponge ne lui offre pas un bouquet de mimosas (ce qui serait la mimesis du mimosa !), ni même une nouvelle définition du mimosa mais un poème. C’est le mystère, l’étrangeté de ce poème qui est la récompense du lecteur.

L’entreprise de Ponge est immense, démurge, puisqu’il s’agit de retrouver un monde neuf, un monde d’avant-monde où tout reste à nommer. Le lexique de Ponge tisse des réseaux de significations inédites entre les mots et les concepts, pour Ponge la Nature est en acte, elle n’est pas figée par les mots qui la dénomment, comme l’écrit Blanchot : « Ponge surprend ce moment pathétique où se rencontrent sur la lisière du monde, l’existence encore muette et cette parole, on le sait, meurtrière de l’existence. Du fond du mutisme il entend l’effort d’un langage venu d’avant le déluge et, dans la parole claire du concept, il reconnaît le travail profond des éléments. »

Si d’une certaine manière le sujet du poème s’efface ou se métamorphose jusqu’à nous devenir étranger c’est que peut-être le sujet n’est pas là où l’on croit. Plus encore que le mimosa, objet d’attention pour Ponge, la fleur cède la place au déploiement de la rage de l’expression (titre du recueil), la poésie. Ponge a d’une certaine manière libéré la représentation que son lecteur avait du mimosa, il a peut-être aussi libéré la fleur de son nom. « Le mimosa » aura donc mimé l’acte poétique.

« Le mimosa », n’est-il pas alors comme la mimesis dont il garde encore la saveur ; l’essence même de la Poésie ? Un bouquet de métaphores offert au lecteur.

Eric Hoppenot