En cueillant «Le Mimosa » de
Francis Ponge
ou la Mimesis du Mimosa, lexique et
création poétique
« La chose part de sa signature.
»
Jacques Derrida, Signéponge
Ce poème en prose, extrait de La
Rage de l’expression, me paraît a bien des égards
exemplaire de la méthode créative de Ponge. Les lignes
qui vont suivre s’attacheront à montrer que le dictionnaire
n’est pas seulement une source d’inspiration, mais qu’il
est un des principaux générateurs de la poétique
de Ponge. D’une certaine manière, le dictionnaire dans
la pratique de Ponge devient lui-même matière poétique
à part entière.
L’amour de la langue, Ponge l’a contracté
æ ce n’est pas original pour un écrivain ! æ
en fréquentant les dictionnaires. Ponge aime les dictionnaires,
il ne cesse de le répéter, en particulier le Littré,
tout le recueil de La rage de l’expression en témoigne,
mais aussi d’autres œuvres comme La table et plus encore
La fabrique du pré. En prélude à l’étude
du « Mimosa » et à notre réflexion sur la
place du dictionnaire (voir notre troisième partie) dans l’œuvre
de Ponge on pourra se souvenir de ces quelques lignes :
« Mon père avait, dans sa bibliothèque,
le Littré, qui a une si grande importance pour moi, où
j’ai trouvé un autre monde, celui des vocables, des mots,
mots français bien sûr, un monde aussi réel pour
moi, aussi faisant partie du monde extérieur, du monde sensible,
aussi physique pour moi que la nature, la jusix [la Nature] elle-même.
C’est-à-dire que me plongeant dans le dictionnaire français,
dans le dictionnaire Littré, parce que ce dictionnaire comporte
de longs développements sur l’histoire des mots, la sémantique,
et aussi sur l’étymologie, remontant fort souvent même
plus haut que le latin, vers les racines védiques, eh bien,
il est certain que là se trouve une des plus fortes imprégnations
de mon enfance, et si l’on veut bien examiner mes textes de
ce point de vue [...] eh bien, on verra que je n’ai jamais cherché
qu’à redonner à la langue française cette
densité, cette matérialité, cette épaisseur
(mystérieuse, bien sûr) qui lui vient de ses origines
les plus anciennes. Que j’ai voulu en quelque façon [...]
regarder en face non seulement la langue maternelle, mais aussi bien
la langue grand-maternelle ou des aïeules encore plus anciennes,
et entrer profondément dans ce monde, aussi concret, je le
répète, aussi sensible pour moi que pouvaient l’être
les paysages, les architectures, les événements, les
personnes, les choses du monde dit physique. »
Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Gallimard / Seuil,
1970
Dès le seuil de l’œuvre, «
Le mimosa » est placé discrètement sous l’égide
de Littré. En effet, sans en signaler la source, la phrase
(citée incomplète) de Fontenelle, placée en exergue
du poème est extraite de l’article du Littré sur
«enthousiasme » (étym : inspiré par un dieu).
Ce même enthousiasme que Ponge témoigne pour chaque objeu
de sa poésie.
Bâtir
Ce poème est, comme souvent chez Ponge organisé en une
succession de paragraphes, séparés par des vides et
qui ne sont pas toujours coordonnés les uns aux autres mais
juxtaposés. Chaque paragraphe est une tentative pour approcher
l’objet, pour le nommer au plus près. De nombreux paragraphes
répètent le précédent tout en incluant
de légères variations syntaxiques ou lexicales (ce sont
les plus fréquentes). Certains de ces paragraphes n’étant
qu’une suite de définitions partielles, extraites des
dictionnaires et qui viennent influer sur le cours du texte. De sorte
que le lecteur a l’impression que Ponge lui fait part de toutes
les étapes successives de la gestation du poème. L’écriture
poétique de Ponge s’inscrit dans un rapport au Temps,
celui-ci est signifié par certaines dates, comme s’il
s’agissait de la rédaction d’un journal intime,
un journal poétique. Le lecteur assiste ainsi à une
naissance, faite d’approximations, de répétitions,
de balbutiements. Chaque paragraphe nie les affirmations précédentes
ou les modifie. A certains moments le poète tente une formulation
définitive, il ajoute alors entre parenthèses «
poème en prose » (dans lequel on trouve d’ailleurs
des vers !), ou « poésie ». Ces tentatives successives,
Ponge les nomme «variantes », de sorte qu’aucun
paragraphe ne prend le pas sur l’autre, et même si le
texte final est mis en valeur par la typographie (il est écrit
en majuscules), on perçoit que Ponge ne présente pas
ce texte comme une version définitive du « mimosa »,
mais comme une possible nomination, parmi d’autres du «
mimosa ».
Les jeux du mimosa
Le premier temps de cette étude est consacré à
l’étude du mot « mimosa » dans le texte,
et aux jeux linguistiques que ce signifiant engendre.
Le premier paragraphe confronte déjà le lecteur à
une difficulté de lecture :
« Sur fond d’azur le voici, comme un personnage de
la comédie italienne, avec un rien d’histrionisme saugrenu,
poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes,
le mimosa. » (75 )
Le paragraphe inaugural, présente le mimosa
sous la forme d’une métaphore déroutante pour
évoquer une fleur, puisqu’elle propose une analogie avec
le théâtre. Mais ce premier paragraphe est peut-être
déjà à lire aussi comme une certaine interprétation
du signifiant « mimosa » en : « mime / osa ».
Comme si Ponge élaborait déjà une image inouïe
du mimosa. A l’orée du poème le mimosa rentre
en scène et surprend le lecteur par son apparence d’Arlequin
jaune. A la page suivante, notre hypothèse se trouve confirmer
: « Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa, il y a
mima. » (76) Le substantif mimosa ne génère
donc pas seulement des images, il engendre d’autres vocables,
ici un verbe. Mais si l’on veut être plus précis,
c’est le procédé inverse qui opère : Ponge
retrouve dans « mimosa » un dérivé de «
mima ». Ce processus est rendu possible par la similitude phonique
entre les deux mots, mais aussi par le recours à l’étymologie
. Nous reviendrons sur ce rapprochement entre le mimosa et l’acteur.
Il s’agit de rendre les élèves sensibles au fait
que la poésie se construit, se joue à partir des dérives
et des échos que les mots eux-mêmes peuvent susciter.
Ce jeu sur le signifiant se représente
quelques lignes plus loin, mais cette fois sous la forme d’une
paronomase : « Les feuilles ont l’air de grandes plumes,
très légères et cependant très accablées
d’elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que
d’autres palmes, par là aussi très distinguées.
» (75, c’est moi qui souligne). Il y a dans ce rapprochement,
non seulement un jeu phonique mais également un étonnant
rapprochement entre les référents « plumes »
et « palmes », comme si les palmes étaient une
sorte d’extension, d’agrandissement des plumes. Cette
évocation des « plumes » va générer
tout un champ lexical ; on retrouvera « houppette de duvet
de poussin » (78), puis l’association des couleurs
communes au mimosa et au poussin, dans l’expression «
poussins d’or » qui revient dans de nombreux paragraphes.
Sans être une paronomase on trouve ailleurs
un autre jeu qui est à la fois phonique et sémantique,
après un passage où Ponge raconte que le mimosa était
sa fleur préférée dans son enfance et qu’elle
l’a initiée à la sensualité (76-77). Il
termine cette évocation par ces lignes : « Tout ce
préambule, qui pourrait être encore longuement poursuivi,
devrait être intitulé : « Le mimosa et moi. »
Mais c’est au mimosa lui-même æ douce illusion !
æ qu’il faut maintenant en venir ; si l’on veut,
au mimosa sans moi. » (77, c’est moi qui souligne).
Par une relation d’inclusion entre les deux vocables, c’est
comme si le « moi » était pris dans le «
mimosa » ! Le sujet sous-jacent du poème c’est
bien le combat que le « moi », le poète livre,
face à la langue, face au mimosa, au poème « Le
mimosa » : « Peut-être, ce qui rend si difficile
mon travail, est-ce que le nom du mimosa est déjà parfait.
Connaissant et l’arbuste et le nom du mimosa, il devient difficile
de trouver mieux pour définir la chose que ce nom même.
Il semble qu’il lui soit parfaitement appliqué, que la
chose ici ait été touché des deux épaules.
Mais non ! Quelle idée ! Puis, s’agit-il tellement de
le définir ?» (78) Adéquation semble-t-il
parfaite du mot et de son étymologie du signifiant et du signifié,
révélée par le dictionnaire :
« Mimosa, s.f. (mais d’après les botanistes
s. m.) : nom latin d’un genre de légumineuses dont la
plus connue est la sensitive (mimosa pudica). Étymologie :
voir mimeux.
Mimeux : se dit des plantes qui,
lorsqu’on les touche, se contractent. Les plantes mimeuses.
Étym. : de mimus, parce qu’en se contractant ces plantes
semblent représenter les grimaces d’un mime. »
(85, ces définitions sont extraites
du Littré, même si Ponge dit extraire des définitions
du Littré, de la Grande Encyclopédie et du Larousse)
On retrouve dans la définition de «
mimeux » l’évocation du Pierrot dont nous parlions
tout au début. Ponge avoue donc sa difficulté à
définir un élément qui porte bien son nom. Si
Ponge s’émerveille de l’adéquation du mot
à la chose, il n’est pourtant pas question d’une
conception cratylique de la langue. Ses exclamations et son interrogation
situent bien les enjeux du projet de Ponge : il ne s’agit pas
de définir le mimosa, dont le nom par réflexion fonctionne
comme une sorte de tautologie et donc se suffit à lui-même
; le projet de Ponge est ailleurs.
Le jeu sur le signifiant « mimosa »
réapparaît sous la forme initiale du Pierrot, cinq pages
après le début : « Accessoire de cotillon,
accessoire de la comédie italienne. Pantomime, mimosa.
Un fervent de la pantomime osa
Enfer ! Vendre la pente aux mimosas. » (79-80)
On remarquera que le calembour ne joue pas seulement
sur « pantomime / mimosa », mais aussi sur la chaîne
: « fervent / enfer / vendre ». Le jeu du calembour est
fréquent chez Ponge qui fait jouer le signifiant dans tous
les sens possibles. S’il choisit le calembour, c’est certes
pour offrir au lecteur un trait d’humour, mais aussi parce que
le calembour est une matrice générative d’autres
mots que l’objet initial. Il est aussi jouissance de la langue,
pure perte.
Une dernière opération sur «mimosa
» est visible à la page 82, sous la forme du poème
acrostiche :
« MIraculeuse
MOmentanée
SAtisfaction !
MInute
MOusseuse
SAfranée ! »
Ce procédé fonctionne en deux temps
: d’abord une décomposition du signifiant en unités
syllabiques « mi/mo/sa », puis une remotivation de ces
unités qui se trouvent recomposées dans des substantifs
ou dans des adjectifs. Chaque nouveau vocable évoquant une
propriété du mimosa : jubilation, éphémérité,
activité et couleur. Hormis « SAfranée »
aucun des mots ne signalent l’appartenance du mimosa au genre
floral. On voit avec cet exemple supplémentaire que Ponge fait
résonner à plein le signifiant « mimosa »
dans tous les sens possibles.
L’une des caractéristiques de la
poésie de Ponge consiste à faire progresser la nomination
de l’objet, par associations d’images, par construction
/ déconstruction du signifiant, qui produisent des déplacements
de sens. Le travail sur le signifiant opère une modification
du concept. Qui en effet penserait associer la fleur du mimosa à
un poussin, si ce n’est en passant par différentes étapes
: la forme des feuilles qui font penser aux plumes, la couleur, l’aspect
duveteux de la fleur etc. Il y a donc chez Ponge, entre autres procédés
une poétique transformationnelle et générative.
Cette poétique, Ponge ne la pratique pas seulement en jouant
sur le signifiant, il s’aide également pour cela du dictionnaire.
La part du dictionnaire
L’usage et plus encore la citation
du dictionnaire détournent celui-ci de sa fonction initiale,
les définitions ne sont plus là pour définir
l’objet élu par Ponge (sauf à montrer l’incomplétude
et l’inexactitude de ces définitions). Or tel n’est
pas le souci de Ponge, il n’est pas question de remettre en
cause les définitions du dictionnaire, ni même de les
modifier ou de les compléter.
Les extraits que nous citons ne sont pas uniques,
Ponge recopie plus de trois pages de dictionnaire (85-86, et 90-91),
le procédé est assez rare pour qu’il mérite
donc que l’on s’y attarde.
Certaines des définitions sont complètes
(« mimosa », « mimeux », par exemple) d’autres
non (« paroxyntique », « enthousiasme »),
certaines sont affublés de commentaire de l’auteur :
« Paradis ; [...] Oiseau de paradis : à longues plumes
effilées (tiens !) Paradis des jardiniers : saule pleureur
(tiens, tiens !) (91). Étranges exclamatives que l’on
peut interpréter comme une jouissance de la découverte
de la richesse de la langue, comme si Ponge mettait ces mots en réserve
pour des textes futurs. D’autres mots sont cités sans
être définis : « Geyser : non ne convient pas
» (85) ou la suite de substantifs : « pompe,
pompons, Pompadour, rococo » (91). Pourquoi les faire figurer,
si ce n’est pour rendre compte des balbutiements de l’écriture
poétique, de ses errances, ou pour montrer qu’ils étaient
là, disponibles comme les autres mots pour être exploités
par la plume de Ponge.
Un dernier type de définition encore plus
surprenant se trouve d’abord à la page 86, isolé
entre les définitions : « Eumonisa » (avec encore
une lecture ludique possible : « œuf mimosa », sauf
qu’ici ce n’est pas Ponge qui crée le jeu homophonique,
mais le lecteur) et « Mimosées ». Il s’agit
du mot « Floribonde » qui n’apparaît sans
autre mention, puis il est réemployé deux pages plus
loin dans le vers : « Floribonds, à tue-tête, à
décourage-plumes » (88, utilisé dans deux variantes),
enfin il resurgit à la manière d’une définition
: « Floribond : ce mot ne figure pas au Littré. Il figurera
donc dans les éditions futures. Il y a un échassier
(genre de grue) du nom de florican.» (90, c’est moi qui
souligne) Commentaire de Ponge qui semble particulièrement
surprenant car « floribond : qui a beaucoup de fleurs »
apparaît bien dans le Littré comme Supplément
(ajout de Littré en 1876). Peut-être l’édition
qui lui venait de son père était-elle la première
(1872) ? On peut aussi en acceptant toujours de faire résonner
les mots æ c’est peut-être ce qu’exige de
nous la poésie æ entendre « floribond » comme
« fleurit bon ». Ainsi, nous aussi nous créons,
recréons un dictionnaire : « floribond : qui a beaucoup
de fleur et qui fleurit bon ! » Le parfum du mimosa n’est
pas seulement dans la fleur, il gît aussi dans les replis de
la langue, pourvu qu’on l’y cherche.
On pourrait effectuer une comparaison entre les
définitions complètes du Littré et les mêmes
mots cités par Ponge, puis analyser le traitement qu’il
opère dans son poème (en se demandant pourquoi il garde
tel ou tel ou aspect de l’article du Littré, pourquoi
il écarte tel autre) et enfin observer de quelle manière
les définitions sont réutilisées dans le poème.
Les raisons des transformations concernant la taille des citations
ne sont pas, exclusivement économiques (dues à la longueur
des définitions du Littré), elles participent d’une
stratégie voire d’une éthique de l’écriture
de Ponge.
Mais avant d’envisager ce dernier point,
il nous faut étudier de quelle manière les définitions
du dictionnaire sont réinvesties dans l’écriture
du poème. Doit-on s’en tenir à la seule affirmation
de Ponge lui-même : « Inutile de dire que j’ai considéré
ces trouvailles comme, en faveur de ce que j’avais écrit,
un bouquet de preuves a posteriori. » (91) ? Des mots dont Ponge
cite l’article du dictionnaire et qu’il réutilise
dans la version finale du « mimosa », on trouve les seuls
: « floribonds » et « poussins ». Maintenant
si l’on prend en compte des mots qui apparaissent dans l’une
ou l’autre définition, il faut ajouter : «plumes
» (apparaissant dans les définitions de : « houppe
», « panache » et « paradis »), «
oracles » (voir la définition d’«enthousiasme
»). Au total donc, peu de mots, néanmoins on peut faire
l’hypothèse que sans l’usage du dictionnaire, Ponge
n’aurait peut-être pas pensé à utiliser
le vocable « oracle » dont rien ne justifie a priori qu’il
puisse à un moment ou un autre référer au mimosa.
Mais c’est justement dans les parages de cet « a priori-ce-mot-ne-convient-pas
», que se situe toute l’entreprise poétique de
Ponge.
La langue, le dictionnaire autorisent donc le
poète à poursuivre dans la voie qu’il s’est
tracé. Cependant on notera un singulier changement dans l’écriture.
Après les citations du dictionnaire, l’écriture
et l’approche du mimosa se font plus précises, plus rigoureuses
(92-93), avant d’éclater sous formes de strophes, et
de variantes successives d’un même jet.
Nombreux sont donc dans ce texte les modes de
citations du dictionnaire, ils ont lieu à deux moments de l’écriture
(85-86 et 90-91) et sont introduits à chaque fois par des expressions
qui montrent la nécessité de s’y référer
: « A ce point de ma recherche je décidai de retourner
au Littré, d’où je retins ce qui suit »
(89) Dans la gestation du poème le recours au dictionnaire
est donc secours, parole qui confirme les dires du poète ou
l’incite à poursuivre sa recherche dans d’autres
directions. Le dictionnaire est nourriture, source d’enthousiasme,
pour reprendre ce que nous écrivions au début. Il est
un moment nécessaire dans le temps de l’écriture
du journal poétique. Citer le dictionnaire c’est non
seulement le faire participer à la genèse du poème
mais c’est aussi lui rendre hommage et à travers lui,
rendre hommage à la langue maternelle. Le dictionnaire comme
la langue est un don, et c’est, une fois libéré
de ce don du dictionnaire que le poète peut accomplir son œuvre.
Si le poète s’affranchit provisoirement
du dictionnaire il libère également celui-ci ; en lui
retirant toutes les citations qui l’accompagnent sauf deux (une
de Renan et une de d’Aubigné, poète et d’obédience
protestante comme Ponge !) et en l’allégeant, nous l’avons
dit, de certaines étymologies. Ainsi, comme s’il était
réécrit, retravaillé pour avoir le droit de citer,
le dictionnaire devient une œuvre dans le poème, placée
en abîme au sein de l’œuvre du poète. Dans
ce nouveau traitement de la citation du dictionnaire, c’est
comme si Ponge redonnait vie à la langue du seul Émile
Littré qu’il débarrasse des auteurs encombrants
(cités dans le dictionnaire pour illustrer chaque définition).
Une justification de nos propos pourrait se trouver à la page
79 : « Il y a de la sollicitude dans son geste [à
propos du mimosa] et son exhalation. L’une et l’autre
sont des épanchements, au sens qu’en donne Littré
: communication de sentiments et de pensées intimes. Et de
la déférence : condescendance mêlée d’égards
et dictée par un motif de respect. » (79). On voit
ici que Ponge cède la place à la parole de l’autre
(Littré), en incluant les définitions de Littré
comme du discours rapporté. La langue de Littré se substituant
provisoirement à l’autre, parce que le poète reconnaît
à cet instant qu’elle est plus juste, qu’il n’a
rien à y rajouter, ni à y retrancher.
Une dernière remarque avec le dictionnaire,
car Ponge lui-même ne se fait pas seulement témoin et
mémoire de la langue (comme Littré), il est aussi créateur,
non seulement pour dire le mimosa, mais aussi pour inventer du lexique
. Il crée par exemple le mot « poussinantes »,
à partir de « poussinée » qui existe : «
Geyser de plumes poussinantes ! » (82). Il invente également
des mots composés : « décourage-feuilles »
(86), « décourage-plumes » (87), « navre-plumes
» (88). Il serait intéressant de réfléchir
sur le sens qu’ont ces mots dans le texte et les effets qu’ils
provoquent à la lecture. En proposant des hypothèses
de sens et en interprétant ces néologismes, le lecteur
devient lui aussi pour une part (modeste), rédacteur du dictionnaire
et créateur du lexique.
Mimosa et mimesis
A partir des deux parcours rapides que nous venons d’effectuer
: l’analyse du signifiant « mimosa » comme matrice
générative du poème du même nom, et de
l’analyse du dictionnaire comme source d’enthousiasme
et parole mise en abîme, nous avons montré comment le
lexique travaille l’œuvre poétique. Cependant une
réflexion sur le lexique dans la poésie de Ponge serait
incomplète, si elle n’envisageait pas quelle conception
poétique s’offre au lecteur au travers de cette nomination
des objets (ici le mimosa). Pour le formuler autrement : que nous
dit le poème «Le mimosa » de la poésie ?
Dans les dernières pages le « mimosa
», n’apparaît plus dans le corps du texte, il n’est
plus que le titre de différentes variantes d’un même
poème en vers. Apposé comme titre, il est l’emblème
des poèmes, mais ce titre contrairement à l’article
du dictionnaire n’annonce aucune définition. Il n’y
a pas lieu pour Ponge de répéter l’opération
du dictionnaire, mais par le travail de la métaphore de se
libérer, de libérer l’objet de toute définition
préétablie, de toute surdétermination. «
Le mimosa » dans les dernières variantes n’est
donc plus qu’une métaphore, et c’est le rôle
de cette dernière de suppléer aux dictionnaires et à
nos représentations restreintes du concept. C’est ce
travail de la métaphore qui conduit le lecteur, du mime Pierrot
aux « poussins d’or » (le seul passage du singulier
au pluriel est déjà significatif des opérations
que Ponge impose à son objet) qu’il faut en dernier lieu
analyser.
On s’attachera à montrer ce qui
dans cette succession d’images uni le comparé (le mimosa)
à ses comparants (« plumes », « poussins
») : la couleur, la légèreté, la fragilité.
Mais il ne faut pas se limiter aux analogies, et insister au contraire
sur l’écart que Ponge creuse entre les deux. Quelque
commentaire que l’on propose de ces métaphores ; de ce
« mimosa » métamorphosé en « poussins
», il n’en demeure pas moins que la chose (le mimosa)
et le poème « Le mimosa » gardent leurs énigmes
(que sont par exemple les « oracles » du mimosa ? La voix
de la Nature, celle du Temps, celle de la fin ?).
La poésie de Ponge est promesse, et exige
de la patience comme il en avait prévenu le lecteur : «
Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de
sa part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser
conduire au risque de s’ennuyer par mes longs détours,
en lui affirmant qu’il goûtera sa récompense lorsqu’il
se trouvera amené par mes soins au cœur du bosquet de
mimosas, entre deux infinis d’azur. » (87)
Grâce à l’opération
métaphorique la poésie s’affirme comme mimesis.
Non pas qu’elle reproduise la Nature, car ce n’est pas
la Nature elle-même que la poésie reproduit mais ses
actes, en cela le poète comme la Nature qui l’enthousiasme,
est créateur. Si en fin de compte l’acte final qui dit
« Le mimosa » surprend, déroute le lecteur dans
sa propre représentation du monde, c’est que Ponge ne
lui offre pas un bouquet de mimosas (ce qui serait la mimesis du mimosa
!), ni même une nouvelle définition du mimosa mais un
poème. C’est le mystère, l’étrangeté
de ce poème qui est la récompense du lecteur.
L’entreprise de Ponge est immense, démurge,
puisqu’il s’agit de retrouver un monde neuf, un monde
d’avant-monde où tout reste à nommer. Le lexique
de Ponge tisse des réseaux de significations inédites
entre les mots et les concepts, pour Ponge la Nature est en acte,
elle n’est pas figée par les mots qui la dénomment,
comme l’écrit Blanchot : « Ponge surprend ce
moment pathétique où se rencontrent sur la lisière
du monde, l’existence encore muette et cette parole, on le sait,
meurtrière de l’existence. Du fond du mutisme il entend
l’effort d’un langage venu d’avant le déluge
et, dans la parole claire du concept, il reconnaît le travail
profond des éléments. »
Si d’une certaine manière le sujet
du poème s’efface ou se métamorphose jusqu’à
nous devenir étranger c’est que peut-être le sujet
n’est pas là où l’on croit. Plus encore
que le mimosa, objet d’attention pour Ponge, la fleur cède
la place au déploiement de la rage de l’expression (titre
du recueil), la poésie. Ponge a d’une certaine manière
libéré la représentation que son lecteur avait
du mimosa, il a peut-être aussi libéré la fleur
de son nom. « Le mimosa » aura donc mimé l’acte
poétique.
« Le mimosa », n’est-il pas
alors comme la mimesis dont il garde encore la saveur ; l’essence
même de la Poésie ? Un bouquet de métaphores offert
au lecteur.
Eric Hoppenot