Philippe Rahmy / Une fin des certitudes

Chronique n° 10 – Ilya Prigogine, le devenir du Chant

 

"Magritte, tout comme Einstein, insiste sur le fait que le créativité vient de l'étonnement, d'un sentiment de malaise. Mais pour lui, toute tentative d'explication du mystère dégrade le mystère. Il faut le prendre comme un tout. Chez Einstein aussi, l'étonnement est le point de départ et la créativité la réponse. Il y a dans les deux cas un sentiment du mystère de l'univers. Mais la réponse est différente." Ilya Prigogine

 

Ilya Prigogine : "Prix Nobel de chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique des processus irréversibles, Ilya Prigogine est l'une des grandes figures scientifiques de notre temps. Il aborda dès 1945 l'étude des processus irréversibles, qui l'ont amené à développer un intérêt récurrent pour le concept de temps".

Quel écrivain contemporain se risque à questionner le scientifique, un peu à la façon d'un Voltaire avec Newton, à rédiger un "Éléments de la philosophie de Prigogine pour la littérature" ou à frotter son écriture aux équations de son temps? Plus rare encore celui qui est à la fois écrivain et philosophe des sciences, qui décloisonne les disciplines et tente l'élaboration de passerelles stylistiques et éthiques entre l'univers de la physique et le monde des lettres (le principe de décohérence quantique s'avère par exemple extrêmement riche pour cerner le statut du mot chez Ponge ou Tarkos...). Il ne s'agit pas de promouvoir un gadget vulgarisé pour "faire intelligent" dans les livres d'art, mais bien d'oser penser la littérature comme on pense aujourd'hui la matière. Les physiciens n'ont pas le temps de la démarche, trop occupés aux applications concrètes de leurs équations. C'est aux lettreux de faire l'effort pour s'affranchir d'une compréhension du monde très en vogue au 19e siècle!

"Nous assistons à l'émergence d'une science qui n'est plus limitée à des situations simplifiées, idéalisées, mais nous met en face de la complexité du monde réel, une science qui permet à la créativité humaine de se vivre comme l'expression singulière d'un trait fondamental commun à tous les niveaux de la nature" (Ilya Prigogine, La Fin des Certitudes, Odile Jacob 1996, p.16). Quelques-unes unes des questions posées sont "comment concevoir la créativité humaine ou comment penser l'éthique dans un monde déterministe?"(id., p.15).

Je trouve à la position théorique de Prigogine sur le chaos (du moins à ce que je peux en saisir) une audace et une dimension considérables qui ne m'inspire pas directement mais qui, comme dirait Bacon, m'influence, me parle infiniment. Sa discussion du clinamen d'Épicure qui recentre et éclaire l'éternel débat déterminisme/liberté en le subordonnant au devenir témoigne d'une "générosité" qui ancre la matière de Newton, d'Einstein, de Hawking (et ses lois déterministes) dans un milieu absolument ouvert où se déploie le Possible et non plus le Certain, ni le certainement prouvable. Je dis générosité car il me semble qu'in fine, c'est un acte de foi. Je dis aussi générosité car ses propositions alimentent le travail du littéraire, ne serait-ce que pour lui permettre de repenser son rapport au temps, hors déploration, hors nostalgie, hors fantasme. Le littéraire méprise la flèche du temps, il se joue de l'irréversible et c'est en cela, sans doute, qu'il manque d'assise. Or la lettre dispose aujourd'hui d'un outil capable de la disposer mieux au sérieux du monde. Cet outil, c'est le temps de Prigogine, un mouvement asymétrique affranchi de l'Origine, le parfait Devenir pour une affirmation du multiple et de la dissémination.

"Un jour les dieux se retirent. [...] Ce qui reste se divise donc aussitôt en deux : l'histoire et la vérité. L'une et l'autre sont la même origine et se rapportent à la même chose : à la même présence qui s'est retirée. Son retrait se manifeste donc comme le trait qui sépare les deux, l'histoire et la vérité." (Jean-Luc Nancy 2001)

... non, rien ne se retire, la trace de parole n'est pas ligne de partage entre vérité et histoire, mais témoignage du délitement permanent dont le devenir procède. Le temps n'est pas réversible nous dit Prigogine, le fleuve ne remonte pas à sa source et les dieux en mouvement trouvent à l'indétermination de leur trajectoire plongeante la richesse d'un milieu exclusivement voué aux Apparitions... On lance l'appel !

liens Prigogine

Ircam / centre Pompidou : un entretien avec Ilya Prigogine sur le temps
"La Fin des Certitudes" : des extraits du livre de Prigogine
The Nobel's Museum : autobiographie de Prigogine
- la présentation de Prigogine sur le site du Nobel.

Complément 1

deux hommes de science et d'écriture, dont à remue.net on est quelques-uns à ne jamais manquer les publications - un philosophe du temps : Étienne Klein. Les Temps de la physique
et "science, poésie, création", le site de Jean-Pierre Luminet

à suivre aussi:

Jean-Marc Lévy-Leblond, bio/biblio
Jean-Marc Lévy-Leblond, la science est-elle moderne, plus cette discussion du livre de Jean-Marc Lévy-Leblond, Aux Contraires, (Gallimard, Paris, 1996 ) par M. Gounelle

sur Ilya Prigogine : Arnaud Spire, y a-t-il une pensée Prigogine? La revue Alliage

Éthique de la communication et art d'écrire.
Pour Shaftesbury (1671-1713) l'œuvre d'art, paradigme de l'incarnation éthique, ne parvient à réaliser l'articulation entre esthétique et éthique que si la science lui est associée. Il en va de la redécouverte d'une source d'intelligibilité foncièrement une, la raison, qui se manifeste de manière solaire dans la production des œuvres. Cette redécouverte est tributaire d'un apprentissage aussi contraignant en art qu'en science, celui de tenir à distance l'indéfini. Dire, c'est dire le sensé donc le limité. On voit combien cette défiance de la démesure est subversion de l'esprit de la machine, du pur calcul, et concerne à l'évidence le développement scientifique massivement livré aux contraintes économiques. C'est à une ontologie de l'Ingenium que l'Art et la Science nous convient, à nous réapproprier la démarche esthétique de l'individuation.

 

Complément 2
Chacun sait ce que l'œuvre de Prigogine partage avec le travail d'Isabelle Stengers.
Isabelle Stengers, philosophe et historienne des sciences. Bibliographie.

Isabelle Stengers. A propos de Sciences et pouvoirs
Les travaux d'Isabelle Stengers sur l'histoire des sciences appellent évidemment des lectures infinies. Je propose celles de Gadamer et de Shaftesbury pour alimenter la réflexion sur le statut de l'œuvre d'art et son rapport au développement scientifique.

Gadamer
Une introduction à Gadamer
L'herméneutique philosophique dans Vérité et Méthode de Gadamer
Gadamer, l'esthétique et les ressources de la santé
"Né le 11 février 1900, le philosophe Hans-Georg Gadamer est étroitement associé à l'herméneutique contemporaine. Cet 'art d'interpréter' concerne les courants majeurs de la philosophie et des sciences humaines, allant du questionnement relatif au statut du langage - c'est-à-dire aussi de l'œuvre d'art ou de l'œuvre littéraire - jusqu'aux approches analytiques et phénoménologiques inspirées des sciences exactes. Hans Georg Gadamer venait d'avoir cent ans. Sa voix s'est éteinte aujourd'hui: c'était celle du dernier représentant de la philosophie classique allemande, l'un des plus grands penseurs du siècle".
Ses derniers travaux portent sur l'éthique de la communication, l'étude des relations interculturelles
à l'ère dite de la 'communication globale' et du 'village planétaire'.

Shaftesbury et les Lumières anglaises
(par Laurent Jaffro, Maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
Articles L. Jaffro sur Shaftesbury
Biographie Shaftesbury
Bibliographie Shaftesbury
Soumise aux dictats économiques, la science repense son rapport au monde
Éthique de la communication scientifique