(toutes les citations sont tirées
de : Jacques DUPIN, Le corps clairvoyant, Poésie/Gallimard
1999, préface Jean-Christophe BAILLY et annexe Valéry
HUGOTTE) « Comment écrire », titre du premier
article de Jacques Dupin publié en revue, tant interrogation
que programme, oriente ma lecture du « Corps clairvoyant »,
lecture que je veux aussi naïve que possible, et jubilatoire, et
portée par la quête d’un statut possible pour l’écriture.
PhR
* * *
Écrire le corps
J’entends chez Jacques Dupin l’écriture témoigner
comme un corps que l’on heurte, une voix dans sa chair, une chair
comme une frontière où le livre est offert :
« Seuil de son corps murmurant / ce livre [...] »
(128).
Le témoignage y déborde toujours la pure mécanique
réflexive, il la casse malgré toutes ses amarres souterraines,
malgré ce qui ne peut être tué et, disant une emprise
effective sur le monde (désir rousseauiste de maîtriser
l’espace et le temps pour soi, par l’écriture de
soi, comme désir de conjurer la mort par l’écriture
des autres) débonde la tension, repousse les pôles, embrasse
les trajectoires divergentes dans la nécessité de parler,
c’est-à-dire aussi dans le silence ressassé à
chaque pas, le silence promis vers lequel on avance :
« [...] ailleurs ici presque sans l’écrire /
nue à la limite presque du / soleil / je suivrai ce fil à
condition / qu’il casse / qu’il éclaire le nom détruit »
(337).
Comment ne pas écrire ? Cette écriture engagée
toujours du côté du poème, même lorsqu’elle
se donne comme très fragmentaire (Poème sur Malevitch)
appelle la lumière dans la dislocation ou plutôt, fait
de son morcellement la condition nécessaire à l’émergence
d’une plus grande lumière.
« Mais l’énergie que je peux capter, produire,
jaillit [...] de la fragmentation, de la teneur de rapports fragmentaires
– d’un déplacement presque immobile d’éclats »
(préface p.14).
Pour dire de plus près la lumière chez Dupin, sans contraindre
par la réflexion la gratuité du don de vie, il faut préserver
la surprise de la rencontre avec le texte. La critique ne se peut que
dans l’émerveillement, l’humilité face au
mystère de la naissance. La critique (en littérature,
et donc dans la vie) est un temps du rapport amoureux, et l’amour
c’est le mot avant d’être la lèvre. On ne dira
jamais que des mots d’amour ou on ne dira jamais rien.
« Le corps clairvoyant » m’est livre de
chevet, j’y pioche sans penser, avant la nuit, dès l’aube,
j’y trouve un fil, une infinité de fils rompus, un même
fil infiniment noué, pour vivre mieux mes heures. Rien de prémédité
ne guide ma lecture. Je lis comme j’invoque, en marchant, l’esprit
de la discontinuité. Puis racontant ce que j’ai vu, je
m’efface derrière ce dont je me souviens, derrière
ce qui s’effacera malgré tout... c’est cela faire
œuvre de critique, c’est cela témoigner :
« Sans le soleil, en contrebas / ce qui s’écrit
c’est un corps » (193).
Le soleil et le corps, deux perceptions différentes de l’éclat
qu’arbitrairement je distingue, mais que la langue de Dupin apparie
toujours, distinction que m’impose le rapprochement que le mot
opère entre corps et soleil et qui subordonne la nature de l’éclat
à celle d’une rencontre entre deux lumières présentes
l’une pour l’autre, l’une dans l’autre. L’éclat
du soleil, l’éclat du corps se voient d’autant mieux
qu’ils sont l’expression d’une volonté, c’est-à-dire
qu’ils ne seront rien de plus qu’une irritation pour l’œil
s’ils ne sont, d’abord, compris dans le rapport qui les
superpose, et s’ils ne subordonnent, toujours, leurs vies siamoises
à la parole. La lumière s’adresse, se fraie un accès
au monde par la parole lorsque cette parole fonde, immense mobile, immense
exclamation, le seul royaume possible, fût-il immensément
vide :
« L’eau sans appui. Le récit interrompu. Les
fleurs sauvages, comme un royaume » (365).
C’est un royaume :
« [...] Dont ne subsistent que le mouvement des vagues, et
l’étagement des terrasses... et le battement des étoiles
contre le ciel » (367),
où la parole rêve son égalité avec la vie :
« Écrire sans les mots, comme si je naissais »
(367).
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Sortir de la frayeur
« Sous la frayeur du récit [...] » (192)
Il est un jour sur lequel la crainte n’a plus prise, ce jour se
lève sans gloire particulière, on s’y réveille
cependant plus léger qu’hier, que jamais, avec la certitude
d’avoir laissé la mort derrière soi. Ce jour est
celui du poème. Le corps y succombe pour renaître, c’est
l’agonie de la matière muette et l’avènement
de la matière sonore :
« Extraire le corps / de sa gangue de terre / brûlée,
de terre / écrite » (321).
Cette naissance débute par la lutte entre le récit et
son contraire, qui n’est pas le silence, mais un corps perçu
en tant que machine cosmique, hiératique, inaltérable.
La parole vient buter contre le corps réduit à sa fonction
tutélaire, axe mortifère du cosmos:
« [...] aphasique moyeu / ton règne / depuis que la
roue me broie / je le nie » (192).
Puisque c’est le corps qui s’écrit, nier le corps
c’est nier l’écriture ou plutôt nier ce qui,
dans l’écriture, éteint la parole, le soleil, le
sens :
« Sous la frayeur du récit / inarticulé / le
soleil / la signification de l’octroi [...] » (192).
Alors quel salut pour le récit ? Récit « inarticulé »
qui se déploie toujours plus loin, plus bas vers l’aphasie ou
condition même de l’existence du cosmos ? « Un
récit ? Non, pas de récit, plus jamais »
concluait Blanchot dans « La folie du jour »,
la messe semblait dite, on ne comblera pas le gouffre entre la langue
et le soleil. Et pourtant... et si le gouffre se portait garant du nom
de chaque étoile du ciel ? Oui, je trouve chez Dupin ce
joint improbable, tant langagier que corporel, entre la réalité
d’une frayeur et la possibilité d’un soleil. Oui,
ce soleil pour le corps, du corps, ramène aux « Illuminations ».
Mais là où le texte de Rimbaud soumet exclusivement la
transmission de sa lumière à sa propre efficience (« Les Illuminations »
illuminent, à proprement parler), les poèmes de Dupin
éveillent en chaque corps une lumière qui vient de lui,
nous révèlent à notre propre lumière. Oui,
ces poèmes sont des prières, mais profanes, qui dilatent
l’humain à dimension de la lumière,
« comme une pyramide sur sa pointe » (192).
En haut, la base évasée, infinie, innommable de la constellation
du dire :
«La respiration des bruyères la nuit. Toutes choses obscurcies.
Le souffle suspendu. Une nuit. Un instant [...] »
en bas, l’humanité des corps en leur point de ressemblance,
l’amour à portée de main :
« [...] la parole, écartant les herbes de ton visage... »
(406),
et entre les deux circule :
« une faille du ciel effervescent » (193).
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Le corps du récit
Oui, le récit peut être sauvé. Il peut l’être
parce qu’il s’est perdu dès l’origine, parce
que parler fut l’acte qui se dépouilla de toute perspective,
parce que le récit est l’incarnation de la mort, la mort
toute puissante qui ne se produit jamais. La mort comme le mur où
le mot s’appuie, la mort généreuse. Le récit
est sauvé chez Dupin parce que chez lui parler est toujours agir,
mais que cette activité se conçoit simultanément
comme deuil de l’agir, comme entreprise violente, « géométrie
fulgurante » contre « l’impossible espace ».
C’est un récit de deuil du récit où la mort
dure toujours.
Son texte est comme sortant d’un puits, et cet avènement
des profondeurs révèle à la fois l’état
natif du poème et sa forme ultime, il réconcilie le timbre
unique de chaque homme avec cette voix de toujours, indistincte et confuse
qu’entendait Diodore, cette voix transparente, immédiate
comme le regard, que Rousseau écoutait. Dupin brandit son livre,
la vie qui s’en échappe, qui rayonne, se répand
partout et disperse toutes les ombres :
« [...] ce livre / à la lampe je le dédie /
à la lampe c’est-à-dire à la nuit [...] »
(128).Qu’importe sa nature... la langue, dans ses métamorphoses,
dit à la fois l’origine et le terme du mouvement d’un
corps parfaitement abouti et opaque. C’est le corps de la langue,
corps sacrificiel comme l’injonction silencieuse de la douleur
sur la terre. La voix de l’homme, ou celle du cosmos, comme une
déchirure, le « point de surgissement »
d’une « frontière absorbée »,
d’autant plus intelligible qu’elle se refuse à l’être.
La langue ne se mesure pas à sa seule lumière, mais à
l’épaisseur, à la dureté de la peau que cette
lumière déchire en sortant d’elle-même. La
langue comme un don, comme un coup, éclat de matière et
crispation de chair, qui transcrit
« la dégradation de la douleur » (239).
Rien de plus limpide que la douleur, rien de plus insaisissable... La
question de l’origine de la voix renvoie à celle de l’origine
du mal. La douleur est profonde comme le ciel. Elle ne se situe nulle
part, elle étire la trajectoire qui l’épuise et,
jusqu’à l’instant qui la fera taire, demeure:
« [...] le râle du violoncelle qui prélude,
/ jusqu’au nuage blanc / à l’aplomb de l’encrier
–[...] » (239).
Traitant de l’absence comme figure, la langue de Dupin est une
longue vision. S’il est possible de parler, c’est que le
corps est :
« offert comme une brèche dans la négation
du mur oscillant / au soleil / comme un fruit / la chair mémorable
d’un fruit dans l’air nu » (350).
Malgré la négation, voici une brèche dans le mur...
le miracle de la parole se produit. La figure absente se dédouble,
l’obstacle devient l’accès, la chair trouve son fruit.
L’absence de Dupin n’est pas celle de Mallarmé (l’idée
de la fleur ne suffirait pas, ici, au bouquet), l’absence existe,
elle emplit l’espace de façon entêtante, elle existe
d’autant plus qu’elle diffère son inscription dans
« l’air nu », qu’elle est l’oscillation
même où s’appuie la voix. On ne sortira pas de l’aporie.
Il n’y a pas d’alternative à l’échec
du langage... comme il n’y pas d’alternative à la
beauté du poème.
Je reçois ce livre comme le geste fraternel qui, dans l’instant
où le regard le touche, délivre le corps du récit
:
« ton visage et le mien / depuis toujours face à face
/ cependant nous nous étreignons / comme des enfants sans fin »
Merci pour ma vie.