15 : Jean Tortel, « Fragment personnel » Philippe Rahmy, une fin des certitudes, chronique |
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« […] la tâche secrète d’écrire
l’épreuve qui réduit au silence […] » Jean Tortel est né le 4 septembre 1904 à Saint Saturnin les Avignon dans l’actuelle école maternelle (ses parents instituteurs s’installent à Saint Saturnin en 1904), mort le 1er mars 1993 à Avignon. Il publia une trentaine de livres, en grande partie des poèmes, ainsi que deux romans et plusieurs essais (Ponge, Mallarmé, Scève, Guillevic). Importante correspondance avec Francis Ponge. Ami proche de René Char. Son premier poème parut en 1928, puis les publications se succédèrent régulièrement à partir de 1931, principalement chez Gallimard, Seghers, Mermod, Flammarion, Fata Morgana, Maeght Editeur. Prix France culture en 1984. Prix National de Poésie en 1986. « Fragment personnel » (Fourbis 1993) est un livre inclassable retrouvé dans les papiers de Jean Tortel après sa mort en mars 1993. Ce texte semble avoir été écrit entre 1959 et 1960, puis repris en 1962 et finalement abandonné… Une modernité hors
normes Le projet de Tortel suggère ce mouvement par lequel la littérature avance, élargit la sphère du prononçable, pour tenter « une mise en forme » de l’abandon :
Première tentative d’appropriation par le déni. Mort à chercher derrière ce qu’elle n’est pas. Si la voie négative n’est pas neuve (taoïsme) pour faire l’expérience de la dépossession de soi, l’affirmation d’une subjectivité toute-puissante au cœur d’une telle démarche est paradoxale et hausse l’exercice spirituel à hauteur de poème. Comme soumise par la puissance d’un déséquilibre plus fragile qu’elle, la mort s’ouvre, livre son silence au mystère de l’apparition du poème. Les mots de la mort sont les derniers :
et les premiers d’une nouvelle série improbable, mais espérée par le poète comme parole seconde quand se sera tue-sans-finir la parole, comme « orage promis en tempête d’avant-hier », comme antidote à l’inquiétude du poème au quotidien :
Mort et joie. Syllabes du parler plus loin. Porter l’humain plus avant dans l’indicible, c’est là posée toute la question du pouvoir de l’écriture qui n’est vivant que lorsqu’il s’appuie sur l’effort par lequel le langage développe une nouvelle faculté, et gagne sur l’aphasie, qui est artificiel lorsque la parole brandit le fouissage obsessionnel des seuls champs lexicaux, des seules formes langagières. En ce sens, l’écriture de la mort illustre les interrogations de la modernité. La nécessité interne du poème n’est pas solidaire de sa forme, le poème se comprend d’abord et essentiellement comme réorientation du langage par l’éthique, cette réorientation fût-elle innocente de certitudes. C’est cette difficulté que vient battre Jean Tortel, déplorant moins la perte du langage en tant que figure, qu’en tant que perte de la vie elle-même. C’est alors que le langage sans la vie trouve nouvelle incarnation en son contraire, qui n’est pas la mort de l’homme, mais le néant en tant que présence de l’homme à la mort du langage:
Néant, trace de l’apostrophe nulle. Précarité. Mais aussi chance pour l’esprit de se lier enfin au radicalement autre, à l’extériorité parfaite de la voix donnée. Nouvelle solidification du poème contre cette disparition là, nouvelle organisation du verbe qui :
afin de :
L’exigence de parler
Et plus loin :
Vouloir dire la mort, c’est régénérer la faculté du langage à forcer l’interdit, et la faiblesse de devoir le taire. Le mouvement ainsi décrit va d’un lieu vers un non-lieu ou, comme le dit Levinas à propos de l’écriture de Celan, « d’ici vers l’utopie ». Vouloir dire la mort instaure bien, avec le poème, et nécessairement en marge du poème, « une tentative de penser la transcendance ». Cette tentative délimite, déchire un espace davantage qu’elle ne vise un but, elle affecte toute la poésie et déplace son centre hors du champ strictement littéraire : « conversion en infini de la mortalité pure et la lettre morte » (Celan). Les marges, un espace troué
Les marges où se joue cette « conversion en infini de la mortalité pure», où sont dispersés les mots de la mort sont, pour Tortel, le lieu dévasté d’une réalité pérenne. C’est « l’espace troué au soulèvement des ratures » (Passés recomposés) dont le poète sait le prix à payer :
Réalité de la mort, de la parole, ou plutôt souveraineté pour celles qui n’ont rien volé de ce qu’elles possèdent. Mort et parole qui mutuellement s’appartiennent vraiment sans jamais se toucher. Présence et absence, l’une dans l’autre apatridie destinée :
Les marges témoignent chez Tortel de la métamorphose du sujet du poème en sa propre absence, elles donnent mesure commune au vide et à l’esprit : toute parole trouve raison dans son silence, dans son effacement, dans sa réduction au simple trait, à la biffure. Les mots de la mort trahissent une durée avant de relater un événement. Mourir ne peut rompre le cercle de l’agonie, mourir n’aura jamais de fin pour le corps qui épuise sa quête du « plus rien », ni pour la parole qui poursuit le « nulle part ». Geste qui se prolonge avec l’affaissement du corps, la parole de Tortel vient crever la chair qui la désigne au monde et la noue et de ce trou, de ce nœud, fait l’espace du poème :
Cette décomposition de la voix, qui prolonge le mouvement du corps, révèle l’impuissance du langage à inventer le silence. À admettre un silence dont le poème ne saurait rien. Le silence est premier, et le pourrissement qui signe sa victoire de toujours sur la parole, porte en lui l’origine et le terme du mouvement par lequel cette même parole triomphe d’elle-même, se tait mais ne s’interrompt pas :
Le mystère de ma mort La marge délimite ainsi ce domaine de conquête, où une figure sans traits, réduite à l’épure d’une seule tension, trouve encore un visage à arracher. Le sien. Voix des marges tirée comme un long cri qui ne tend qu’à l’anéantissement en ce qui ne peut être dit, ni chanté, mais qui doit être provoqué :
La parole sombre alors dans cette mort confondue avec soi et la traverse. L’espace troué du poème :
Entrant dans la mort, la parole descend toujours plus profondément en elle-même et se quitte, se livre à l’aporie de ne pouvoir se taire qu’en se nommant jamais-encore. Jean Tortel n’a pas la réception qu’il mérite. Sa mort, comme sa parole, appartiennent au futur. © 2003-PhilRahmy Quelques ressources Jean Tortel et
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