Philippe Rahmy / théâtre et handicap un dialogue avec Didier Plassard |
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Ce dialogue est né à l'occasion d'un n° spécial de la revue Théâtre s en Bretagne, consacré en particulier au travail de la compagnie L'Entresort, dirigée par Madeleine Louarn à Morlaix. Didier Plassard enseigne les lettres et le théâtre à l'université Rennes II. |
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Théâtre
et Handicap Dialogue internet avec Didier Plassard
Philippe Rahmy: Le discours théorique autour du manque, condition nécessaire à toute représentation (ici théâtrale), pose cependant problème lorsqu'il est appliqué au handicap. Nombreuses sont les personnes handicapées à se battre pour tirer le handicap du côté de la différence, et non du manque. Le handicap n'est pas un manque "fertile" qu'il convient de surmonter, c'est une différence qu'il faut faire accepter. Je ne remets évidemment pas en cause le travail théâtral dont il est question. Je m'interroge seulement sur la pertinence d'une position qui associe le handicap au manque. Position d'autant plus discutable lorsqu'elle cite Greimas et pousse le manque vers l'imperfection. Le fantasme d'une norme de perfection appartient à ceux qui se nomment, à tort, valides. D.P.: L'idée que vous avancez, celle d'un passage nécessaire du manque vers la différence, est évidemment la seule éthiquement et politiquement acceptable. Je ne vois pas comment, en ce qui concerne la place du handicap dans la société, nous pourrions en envisager une autre, et j'y souscris donc entièrement. Si je peux essayer de sauver Greimas dans ce qui me paraît donc être un malentendu, j'ajouterai seulement que je suis intimement persuadé, pour ma part, de notre commune "imperfection" : que c'est dans ce creuset-là que se trouve notre humanité, et seulement à partir de là que peut se construire toute recherche de dignité. Le fantasme de perfection, que vous évoquez, constitue sans doute l'une des plus effroyables machines à tuer qui nous habitent. Pourquoi, dans ces conditions, parler du manque et non de la différence? Sans doute d'abord parce que nous partons du handicap mental, en contexte théâtral : et qu'il faut ici, pour être justes, être précis. Les acteurs de Catalyse (qui accomplissent, je le redis, un travail magnifique, particulièrement sur le plan d'une très grande maîtrise musicale de la voix), pour donner corps aux personnages qu'ils incarnent, doivent traverser un déficit de mémoire, de concentration, de compréhension du texte (par exemple Shakespeare, puisqu'une de leurs dernières créations fut une adaptation du Songe d'une nuit d'été). Les spectateurs, eux aussi, font l'épreuve d'un manque : un manque de rapidité, d'efficacité, de vraisemblance dans cette incarnation. Or, paradoxalement, quelque chose de l'essence même du théâtre se joue dans cette difficile rencontre. C'est pourquoi je reste pour ma part persuadé de ce que (peut-être, mais c'est trop schématique, par opposition à l'efficacité technique des médias, grands édicteurs des normes) ce n'est pas seulement une différence, mais c'est véritablement un manque qui est ici au cœur de cette expérience artistique partagée (pour les acteurs comme pour les spectateurs); et, d'autre part, que c'est sur ce terrain même du manque, en le reconnaissant comme fondateur de toute expérience théâtrale (même s'il est ensuite géré par des stratégies très diverses), que nous pouvons relier le travail des acteurs handicapés à celui des acteurs non handicapés (d'où ma question : quels sont les manques que doivent, pour leur part, explorer ces derniers?). Pour reprendre votre formule, je crois que sur le plan théâtral on ne pourrait pas faire l'économie de ce propos qui contient effectivement de quoi faire bondir: "c'est un handicapé mental, et pourtant c'est un grand acteur". Notre propos, simplement, est de partir de là, comme d'un donné (culturel) de la perception, pour mieux comprendre ce que fait un acteur, handicapé ou non. P.R.: Il est clair
que l'acteur vit la dépossession de lui-même
et que ce manque qui le creuse, le dispose à son rôle.
Ce manque est l'expression d'une volonté souveraine (celle de
l'artiste), appel réfléchi au jaillissement du personnage,
la libre mise en actes d'une technique et d'une pulsion au sein d'une
structure (théâtrale, sociale) disposée à reconnaître
la légitimité de cette altérité, à considérer
cette liberté d'être comme part de sa propre cohérence. D.P.: Le handicap n'est pas choisi, comme le travail de l'acteur l'est (cependant, il reste que ce que nous allons ici essayer d'observer, ce n'est pas le handicapé, mais le handicapé comme acteur, et ceci dans l'acception la plus "professionnelle" du terme : c'est d'ailleurs seulement à ce niveau de complexité que l'on peut essayer de déjouer les embûches les plus grossières qui, sinon, nous menaceraient). Évidemment que toute personne humaine est une totalité en soi, une complétude, sinon dans son être (qui d'entre nous serait assez vain pour l'affirmer?), du moins dans sa relation au monde et à autrui. Ce à quoi, cependant, je m'accroche encore, et qui me semble-t-il se dessine de mieux en mieux en discutant avec vous, c'est la question de la perception (collective, qui plus est, au théâtre), et de ce que met en jeu, pour le spectateur, la présence scénique d'une troupe d'acteurs handicapés. Il y a bien une différence, qu'on pourrait résumer grossièrement en ces termes : nous voyons, à ce moment-là, le travail de l'acteur, c'est-à-dire que nous traversons à la fois une expérience esthétique et une expérience humaine. La "fabrique" du théâtre y est comme mieux donnée à voir et, en même temps (fort heureusement d'ailleurs, car sinon nous verserions dans l'art pour l'art), elle est rendue à sa dimension partageable par tous de l'effort, de la difficulté, de la victoire sur soi-même. J'aurais presque envie de dire que, à ce qu'il m'a semblé, le renvoi mutuel de la joie de l'interprète et de la joie du public rejoue, en mineur, des dynamiques proches de celles de l'exploit sportif : il y aurait peut-être, dans la perception des spectateurs, comme une proximité de l'acteur handicapé et de l'athlète. P.R.: La question de la perception
me semble également centrale
pour l'objet qui nous occupe. Le dépassement de soi, cette possible
expérience de l'effort partagé par le public et les interprètes,
en somme l'exemplarité d'une représentation qui tient à l'individuation
d'universaux (volonté, abnégation, courage), nous ramène
aux enjeux du théâtre des débuts, à la tragédie
grecque. La force indéfectible du héros tragique à faire
front aux contraintes de sa condition, lorsqu'on la rapporte à celle
mise en œuvre par l'acteur handicapé, pointe en direction
de la possibilité d'affirmer, sur scène, l'inaliénation
de l'intégrité humaine. J'en reviens à la part
d'exemplarité nécessaire au partage: l'autodétermination
(libre-arbitre) conquise par l'interprète dans son rapport à autrui,
n'est pas conquise par l'acteur en tant qu'handicapé, mais en
tant qu'être humain. Cet accomplissement d'une liberté est
vécu par le public qui participe de la douleur puis de la joie
de cet affranchissement. C'est pourquoi je persiste à penser
que l'effort extrême que l'acteur handicapé fournit pour
maîtriser son rôle ne tient pas d'abord aux contraintes
de son handicap, de sa différence, mais qu'il en va d'une force
de conviction, d'un enthousiasme pour le théâtre. De même,
ce qui fait le héros tragique n'est pas sa faculté à résister
au destin, mais son enthousiasme à vivre jusqu'au bout sa passion.
Ce que le public ressent, partage, c'est bien la conviction mise au
rôle, non pas l'effort à vaincre le handicap. |