Vue de ma table de travail
© Olivier Rolin
Il y a un premier plan, au centre de quoi rayonne
l’écran de l’ordinateur où s’inscrit
la description du premier plan: c’est à travers (ou à
la surface de) ce rectangle opalescent que les choses vues essaient
de passer dans les mots, de se transformer en mots (mais «
ces deux mondes sont étanches », selon Francis Ponge).
A gauche, un pan de mur perpendiculaire. Perpendiculaire à quoi
? Aux « plans » arbitrairement, et virtuellement, découpés.
Perpendiculaire à l’horizon. Des lambeaux d’un papier
peint ancien, entre le blanc crème et le bleu horizon, justement,
ont été intentionnellement conservés jusqu’à
une hauteur d’environ 1 mètre sur ce mur, peint en blanc
au-dessus, et sur lequel est accrochée (mais je n’en vois
que le coin inférieur gauche) une reproduction du «
Fort carré d’Antibes » par Nicolas de Staël.
Je n’en vois que le coin inférieur gauche, mais je sais
qu’il y a des gris de plomb, des blancs plumeux, des bleus qui
répètent ceux du « petit pan de mur » et aussi
ceux du paysage marin au 3è plan. L’ordinateur est posé
sur un panneau de bois sombre (une porte couchée sur des tréteaux)
revêtu d’une plaque de liège. A sa gauche il y a
un téléphone d’un modèle assez ancien, bleu,
et un répondeur noir, de modèle « Fidelis 6800
», hideux, évoquant quelque chose entre une pierre
tombale et la représentation traditionnelle des Tables de la
Loi. A sa droite une lampe de bureau à abat-jour noir hémisphérique
est fixée par une pince au bord de la table. Une boîte
de thé Earl Grey de la Compagnie coloniale sert de pot à
crayons et stylos. Deux couteaux pliants, une gomme, un flacon à
pans coupés d’encre Waterman noire, diverses feuilles de
papier sur lesquelles reposent une paire de lunettes à monture
métallique et un taille-crayon en forme de sous-marin fabriqué
en République populaire de Chine, un petit carnet de notes édité
par la BN et dont la couverture est illustrée par une photo de
divers manuscrits de Valéry, Apollinaire, Diderot, Butor, Jankélévitch,
Brantôme, Aragon, Chateaubriand, une carte postale représentant
la baie vue de l’autre
côté (regardant donc vers le point d’où j’observe
et décris), sont posés sur la table et complètent
le premier plan.
Le second plan (ou ce qu’il me plaît
d’appeler ainsi) est constitué, à environ cinq mètres
de moi, par le mur de la maison, percé d’une porte-fenêtre
vitrée et d’une fenêtre à deux vantaux. En-deçà,
à l’intérieur, tout est immobile (sauf les lettres
qui avancent sur l’écran de l’ordinateur, et ma main
sur le clavier), au-delà, à l’extérieur,
tout ou presque est mobile (sauf la ligne de la côte de l’autre
côté de la baie). Tout à fait à gauche de
ce plan, j’aperçois un bout d’une bibliothèque
réservée aux écrits maritimes, et dont les rayons
supportent, outre les livres, un bric-à-brac de menus objets
liés à la navigation (maquettes à quatre sous,
jumelles etc.). Puis un fauteuil de rotin à moitié démantibulé,
blanc, sur lequel sont jetés des nattes de plage (fabriquées,
comme le taille-crayons, en République populaire de Chine), un
sac de couchage roulé, rayé de bleu roi et de blanc, et
un Panama à ruban noir venant de chez Christy’s à
Londres. Sur le pan de mur au-dessus de ce fauteuil est accroché
un dessin botanique représentant une plante dont le nom m’est
inconnu (mais il se pourrait bien qu’il s’agisse de cannabis),
à longues feuilles lancéolées et menues fleurs
bleues en grappe ; ce dessin est collé sur un carton bleu, et
encadré de bois sombre. Au-delà s’ouvre la porte-fenêtre
à six rangées de trois petits carreaux, tenus par une
huisserie de bois marron assez moche. L’embrasure est encadrée
d’une moulure peinte en gris clair (le mur lui-même est
blanc). A droite de la porte, retenus de tomber par l’angle curviligne
que forme avec le mur une table ronde, sont appuyés quelques
bâtons de marche ; l’un d’eux est une branche de bouleau
que je me souviens parfaitement avoir coupée en 1992, en Lozère,
alors que j’écrivais une série de petits textes
sur des objets naturels de la Margeride: j’y suis assez attaché
; un autre est une canne dans un style afro-pacotille, dont la poignée
est constituée par un tigre peinturluré (Mobutu en avait
des comme ça, en mieux assurément). La table ronde,
marquetée dans un style arabisant, porte une boussole chinoise,
une paire de jumelles, et un grand pot de verre dans lequel sont plantés
des rameaux de saule très sinueux, frisés (je les trouve
eux aussi assez « chinois »), portant encore quelques chatons
duveteux, et deux grandes « éoliennes de plage »
en plastique, l’une rose l’autre verte (je ne sais pas,
ou bien j’ai oublié, le nom de ce jouet ; un ami que je
consulte au moyen du téléphone bleu précédemment
évoqué me suggère qu’il pourrait s’appeler
« moulin à vent », c’est bien possible et pourtant
ce nom n’a pas l’évidence du temps retrouvé);
lorsque le soleil les frappe (mais ce n’est pas le cas en ce moment),
leurs pales vrillées jettent sur les murs des reflets diaprés
( qui m’évoquent les « lichens de soleil »
du Bateau ivre). Sur le mur au-dessus de la table est accroché
un dessin, encadré d’une baguette de bois clair, représentant
un Iris Xyphioides – Iris faux – Xyphium . A droite s’ouvre
la fenêtre, à l’huisserie peinte en gris, et dont
l’ embrasure est encadrée, comme celle de la porte, de
moulures grises. Sur l’appui sont posés une coupe de bois
sombre, une bouteille de verre blanc contenant des morceaux de verre
polychromes, usés par la mer (ces fragments de verre poli et
les « éoliennes de plage » m’évoquent
très vivement mon enfance), une « jeannette » en
bois, massive (je ne suis pas sûr que ce mot soit encore bien
compréhensible), un bouquet de fleurs sèches dans un pot
de porcelaine gris, et un petit tableau encadré de bois noir,
très laid, mais auquel je tiens parce qu’il m’a été
offert en 1997 par un peintre, en Sibérie, et qui représente
un paysage du lac Baïkal ( avec des vagues couleur d’huître
comme celles que j’aperçois au « troisième
plan »). A droite de la fenêtre, une armoire rustique en
bois sombre.
Pour être complet, pour être honnête
avec les choses il faut ajouter qu’entre le « premier »
et le « second » plan , arbitrairement choisis, construits
(pas tout à fait arbitrairement : le premier plan peut être
dit tel parce qu’en effet, en deçà de lui il n’y
a rien ; quand au « second », il est la frontière
entre l’intérieur et l’extérieur, ou encore,
je l’ai dit, ce qui est essentiellement immobile et ce qui est
essentiellement mobile ; ce sont plutôt les limites de ces «
plans », l’épaisseur que je leur donne, qui sont
arbitraires et construites), entre le premier et le second plan donc
s’étend un espace interlope où s’entasse de
gauche à droite un fourbi consistant en : un bout de table
ronde métallique, blanche, une chaise pliante blanche, deux fauteuils
genre transat sous la fenêtre, une table ovale en acajou dite
« de bateau », un fauteuil d’osier à coussins
de jeans bleus, un tapis de laine blanche, ou qui l’a été,
plusieurs gravures et un manteau de cheminée en bois sombre portant
une maquette de bateau sous verre, devinés plutôt qu’aperçus
tout à fait à droite de mon champ visuel.
L’extérieur, le règne du mobile,
se laisse voir d’abord, à gauche (« d’abord
» parce que je décide, pour les besoins du « passage
en mots » qui s’opère dans le rectangle opalescent
au centre du premier plan, que la description va aller dans ce sens),
à travers les carreaux de la porte vitrée (qui projettent
d’autres rectangles lumineux sur les dalles grises du sol). De
bas en haut, quatre bandes : les dalles inégales de la terrasse,
que l’eau d’une averse récente fait briller sous
le soleil revenu. Au-dessus, la mer, où « maint diamant
d’imperceptible écume » scintille dans un gris-vert
qui, je l’ai dit, évoque la chair d’une huître
; des coffres ou corps-morts (qu’ici les gens appellent «
tangons », mais le mot est impropre) y font de petites taches
d’un rouge vif ; sept bateaux de pêche y sont au mouillage,
ainsi que quelques barcasses appelées ici « plates »,
leurs étraves unanimement dirigées vers la droite (l’Ouest)
sous l’action combinée du vent de Sud-Ouest et de la marée
descendante ; les coques des bateaux de pêche sont peintes de
bandes, diversement conjuguées, de bleu, de vert et de blanc
; l’extrémité de la branche d’un rosier, ainsi
que le sommet hirsute, un peu balais de chiottes, d’un genêt,
se découpent sur ce fond (et masquent en partie les bateaux)
; les feuilles du rosier, vertes pour les plus anciennes, rouges pour
les toutes récentes, frémissent dans le vent ; je distingue
trois boutons ; le rosier grimpe contre le mur de la maison tandis que
le genêt pousse sur la pente en-dessous de la terrasse ; les rameaux
du genêt sont animés d’un mouvement d’oscillation
beaucoup plus lent que celui, vif, des feuilles du rosier ; toute cette
bande est barrée horizontalement par un garde-corps en alu (assez
moche). Au-dessus, la côte de l’autre côté
de la baie, où des champs recouverts de plastique brillent comme
du papier d’alu sur un fond vert sombre ; tout à fait à
gauche, un peu en avant de la côte, un îlot en forme de
bernique, sur lequel les marées hautes ont laissé une
trace noire ; à droite un banc de rochers très plats,
à peine émergeants, dessine une ligne noire un peu dentelée.
Encore au-dessus le ciel qui de ce côté (vers l’Est)
est encore sombre, couleur plume de pigeon (tandis qu’à
travers la fenêtre, vers l’Ouest, il est bleu avec, au-dessus
de l’autre rive, des cumulus d’un blanc nacré). «
En haut du ciel», si je puis m’exprimer ainsi, se découpe
l’armature rouillée d’une petite marquise ; des vitrages
dépolis, plusieurs cassés, y sont sertis.
Le temps que je résolve (tant bien que mal,
plutôt mal que bien, à mon avis) quelques problèmes
techniques posés par cette description (comment rendre compte
à la fois de l’étagement vertical, plan, des quatre
bandes formées par la terrasse, la mer, la côte et le ciel,
mais aussi de la profondeur qui éloigne le genêt, etc.,
de la branche de rosier ?), le temps que j’essaie de résoudre
ces problèmes, donc, le temps a changé, et le ciel vu
par la fenêtre, à droite, n’est plus bleu et nuageux,
mais uniformément gris (illustration de la mobilité dont
l’extérieur est le domaine). La côte en-dessous est
divisée en une bande supérieure grise, plus éloignée,
sur laquelle il pleut déjà, et un premier plan de rochers
fauves crêtés de quelques pins vert sombre. La mer est
d’un gris-vert qui m’évoque le bronze (ou bien qui
est peut-être ce qu’on appelle, au sens propre, «
glauque »). Elle est à demi masquée par la coque
en plastique bleu d’une annexe retournée, et par la lame
droite et mince d’un safran, une épave trouvée en
mer, peinte en rouge sang de bœuf, appuyées toutes deux
contre le garde-corps bornant la terrasse. Dans le coin inférieur
droit de la fenêtre on voit la palissade de paille, rendue grise
par les intempéries, qui sépare ma terrasse de celle de
la maison voisine, et, en dessous, les feuilles longues, d’un
vert un peu rongé de jaune, d’un massif d’agapanthes.
Cela c’est ce qui est « sous mes
yeux ». Mais on peut penser (je pense) que ce que je vois
est fait aussi de ce que, stricto sensu, je ne vois pas, mais dont je
sais la présence et dont ma mémoire rétablit l’image
: derrière moi, une bibliothèque et, sur un rayon de cette
bibliothèque, une gouache sur papier et une peinture sur bois
qui représentent, l’une assez naïvement, imitant une
carte postale, l’autre dans un style qui ressemble à celui
de Nicolas de Staël (et notamment du « Fort d’Antibes
»), des vues de la baie ; de l’autre côté
du mur (« second plan »), une clématite
en fleurs ; à gauche de la porte vitrée, la cale du petit
port de pêche et, de l’autre côté de la baie,
la pointe avec trois îlots dont l’un porte un phare ; à
l’arrière des bateaux de pêche, leurs noms, dont
certains me plaisent (« Samedi soir », « Hermione
», « Apocalypse »…) ; à droite, derrière
la palissade de paille, la ville de P. : avec la digue du port qui semble
une muraille et deux clochers qui ont l’air de minarets, elle
m’évoque une vue
d’un port de Turquie (Antalya ?) figurant dans le cartouche d’une
carte marine dressée au XIXè siècle qui se trouve
dans ma chambre à Paris. Idéalement, au-delà de
ces points invisibles mais présents, on peut de proche en proche
convoquer le monde entier. Pratiquement on s’en abstient, et le
paysage en reste là.
© Olivier
Rolin