Pour commencer
cet entretien je voudrais – cher Olivier Rolin – vous adresser
quelques questions d’ordre (auto)biographique concernant votre engagement
révolutionnaire avant et après mai 68. Pourriez-vous –
même brièvement ! – reconstituer l’analyse politico-sociale
dont se soutenait votre action pendant les années passées
à la Gauche Prolétarienne ? Sauriez-vous identifier à
quelle(s) pulsion(s) correspondait chez le jeune homme que vous étiez
l’exercice de cette radicalité militante ? Quand avez-vous
compris que, pour reprendre les termes de l’analyse du narrateur
de Phénomène futur, “ quelque chose /…/ foire
dans le voyage révolutionnaire vers le Paradis ” ?
Ces questions – dont j’espère que vous voudrez
bien pardonner la naïveté – sont en effet de celles
qui comptent quand un homme, né en 1962 comme moi, tente d’approcher
de vos livres et se demande comment et pourquoi le geste poétique
a pris la relève du geste politique. D’une fureur à
l’autre comment diriez-vous que s’est effectué le passage
? Bref, je me permets de vous renvoyer la question que pose un des personnages
de votre premier roman au narrateur de Phénomène futur :
“ Mais dis-moi /…/ comment t’en es-tu tiré, toi
? Je veux dire comment es-tu passé du faire au dire ou à
je ne sais quoi ? ”
Oh, l’analyse politico-sociale de la Gauche prolétarienne,
je crains que ça ne soit un peu… rébarbatif. Ce qui
est peut-être plus intéressant, ou plus significatif pour
la suite, je ne sais pas, c’est de dégager deux points :
notre stratégie, c’était de préparer, par le
moyen d’une espèce de guérilla symbolique généralisée,
le passage à une “ guerre civile prolongée ”
à travers laquelle se forgerait un parti révolutionnaire
et un pouvoir populaire. Mon premier texte jamais publié (anonymement,
bien sûr) s’intitule “ De la lutte violente de partisans
”, il est paru dans le numéro 2 des Cahiers de la Gauche
prolétarienne, en mai 1970. Il m’arrive d’être
tenté de le relire pour voir si une formule échappée,
au détour d’un paragraphe en béton armé, laisse
présager une disposition à la littérature, mais franchement
c’est trop barbant, je n’ai jamais le courage d’aller
jusqu’au bout… C’est très strictement maoïste,
je crois, et complètement dément. Le second point que je
voudrais souligner, c’est que notre “ philosophie ”
était une bizarre synthèse anarcho-robespierriste, si la
chose peut se concevoir : nous étions à la fois très
durs, très sectaires, dictatoriaux dans nos comportements, absolutistes,
puritains, et très anti-léninistes, très opposés
à la théorie du “ parti d’avant-garde ”,
etc… Nous n’aspirions pas (en principe) à diriger qui
que ce soit, mais à “ nous mettre à l’école
des masses ”. Pratiquement, nous étions “ staliniens
”, mais il y avait un ferment de doute, de permanente remise en
cause dissimulé (très dissimulé, souvent) au cœur
de notre pensée. C’est cela, cette humilité, malgré
tout, qui nous a permis de sentir assez vite que “ quelque chose
foirait ” : que nous étions peu suivis, que les ouvriers
de Lip, en 1973, n’avaient pas eu besoin de nous pour occuper leur
usine et s’organiser pour produire sans patron D’où
notre auto-dissolution à la fin de cette année-là,
geste tout de même assez rare dans les annales politiques, notamment
extrémistes. Je ne jurerais pas qu’il n’y a pas un
rapport entre cette “ inquiétude politique ”, qui nous
distinguait des autres “ gauchistes ” assurés dans
leur être, et l’idée que je me fais à présent
de l’ “intranquillité ”, de l’insatisfaction,
de la non-adhésion comme source de l’énergie littéraire.
Il y avait autre chose qui foirait, aussi –j’en ai parlé
dans un texte publié sous le pseudonyme d’Antoine Liniers,
et l’autorité de François Furet, “ Objections
contre une prise d’armes ” (in Terrorisme et démocratie,
Fayard, 1985) : c’est que dans ces années-là, la Palestine
devenait le foyer de “ la Révolution ”, de l’idéologie
révolutionnaire (avant, ça avait été le Vietnam
ou Cuba), et qu’il y avait des choses dans ce voisinage-là
qu’on n’encaissait pas. Une nouvelle forme d’antisémitisme,
pour le dire clairement. La prise d’otages et l’assassinat
des athlètes israéliens durant les JO de Munich en 1972,
par exemple. L’idée qu’on puisse tuer des juifs parce
qu’ils étaient juifs nous révulsait. Nous étions,
nous la GP, les plus illégalistes, les plus violents, mais nous
avons été aussi le seul groupe d’extrême gauche
à condamner Munich… De cela (et même d’avoir
joué un petit rôle dans cette affaire), je suis toujours
plutôt content.
Alors, à quelles pulsions correspondait l’exercice
de cette radicalité ? Bien sûr, il y avait la fureur égalitaire.
Mais il y avait autre chose, je crois, que nous aurions été
incapables d’identifier alors, et même d’admettre :
je veux parler de quelque chose comme un besoin épique. On était
la génération née juste après la guerre, et
Vichy, la collaboration, c’était des hontes qu’on ressentait
profondément. Je crois que nous avions inconsciemment le désir
de vies violentes et aventureuses, ou extrêmes de quelque façon,
par dégoût de toutes les lâchetés, les bassesses
commises du temps de nos pères. Et comme le dit le narrateur de
Tigre en papier, avec qui je confesse une certaine familiarité,
“ la Révolution ça a été la dernière
épopée occidentale, après quoi tout le monde est
allé se coucher ”. C’était une façon
d’échapper à une histoire qui avait été
si honteusement prosaïque. Il y avait, me semble-t-il, un côté
Portrait de l’aventurier là-dedans. C’était
assez théâtral, évidemment, mais pas minable.
Pratiquement, c’est pour réfléchir à tout ça
– à l’engagement révolutionnaire, à la
grandeur humaine qu’il supposait, et qu’il lui arrivait de
libérer, et en même temps à la dégradation
qu’il entraînait - que je me suis mis, très lentement
et comme à tâtons, à écrire. C’est pour
démêler, débrouiller un peu ces choses emmêlées,
embrouillées. Ca a donné mon premier livre : Phénomène
futur (curieusement, Tigre en papier, qui vient de paraître,
revient aussi – très différemment - sur cette époque,
ces questions : ainsi j’ai bouclé la boucle, peut-être
cela veut-il dire que je peux crever, maintenant…). En tout cas
c’est toujours pour ça (entre autres raisons plus ou moins
obscures) que j’écris: pour essayer de démêler
une pelote, une “ perruque ” comme on dit à la pêche.
Pour réfléchir de biais, pour ainsi dire. Pour aller un
petit peu moins “ à l’aveuglette ”. Donc, et
pour essayer de répondre à votre question, le “ passage
” s’est fait comme ça : écrire, écrire
un roman, s’est imposé d’abord comme le moyen de réfléchir
à l’expérience de la radicalité politique,
d’autant qu’il y avait, au sein même de cette expérience,
des forces –l’inquiétude secrète, le désir
“ épique ”- qui pouvaient se reconvertir, si j’ose
dire, dans le champ littéraire. Et cela étant dit, je veux
tout de même ajouter que ce n’est pas du tout la même
chose, écrire (ou peindre etc.) et faire la Révolution…
2) Relisant, pour préparer cet entretien,
Port-Soudan et Méroé, il m’est apparu
que tout se passait comme si la critique que fait le narrateur de “
l’âge du vulgaire ” anticipait sur les analyses de ce
que l’on est récemment convenu d’appeler la “
post-histoire ”. “ D’un côté – écrivez-vous
– les grands rythmes, les masques et la sorcellerie, l’Histoire
immobile, le sous-développement ; de l’autre le monothéisme,
le capitalisme, la révolution, la société du spectacle,
Internet. ” Le concept même d’Histoire vous paraît-il
avoir connu son dernier avatar avec la tentative révolutionnaire
de mai 68 ? L’événement du 11 septembre 2001 serait-il,
selon vous, de nature à remettre en cause l’analyse du triomphe
– définitivement catastrophique – de “ la société
marchande et spectaculaire ” (pour parler comme le narrateur de
Méroé)?
La phrase de Méroé que vous citez –“
d’un côté les grands rythmes, etc… ”- oppose
non le temps de l’Histoire à celui de je ne sais quelle post-Histoire,
mais les sociétés traditionnelles à l’Occident.
Quoi qu’il en soit, ce qui, me semble-t-il, a jeté (provisoirement)
ses derniers feux avec les mouvements révolutionnaires des années
60-70 (“ Mai 68 ” pour résumer et simplifier), ce n’est
évidemment pas l’Histoire en tant que telle, mais plutôt
la représentation historique du monde. A cette époque-là,
l’Histoire était encore le grand magasin des paradigmes :
l’Antiquité fournissait les premiers modèles de la
vie civique, il était parfaitement normal qu’un jeune homme
un peu idéaliste imagine sa vie comme un temps qui viendrait à
la suite et à l’imitation de la Révolution française,
ou de la Commune de Paris, ou de la Résistance, etc. Les temps
qui comptaient, c’étaient le passé et l’avenir,
le passé servant à “ mettre en scène ”
l’avenir. Le présent n’était qu’un passage,
un nœud entre passé et futur. Le passé c’était
l’inépuisable recueil des traditions, mais aussi des prophéties,
de ce qui engageait l’avenir. Au-delà des anecdotes, c’est
de cet usage aboli (et d’ailleurs souvent donquichottesque) de l’Histoire
que j’ai voulu rendre compte dans Tigre en papier. Ce à
quoi on a assisté depuis, c’est au renversement complet de
ce dispositif temporel : le passé n’est plus pris en compte,
plus connu, tout simplement, il ne fabrique donc plus rien, plus aucun
imaginaire, l’avenir n’est plus ni radieux ni rien, il est
une pure abstraction, vaguement menaçante ; c’est le présent,
le “ temps réel ”, qui est devenu immense, multiple,
grouillant.
Quant à savoir si le 11 Septembre 2001 est susceptible de réinjecter
de la dramaturgie historique dans notre représentation du monde,
je n’en sais rien, mais cela paraît plausible. Il y a, c’est
vrai, une certaine connerie américaine, mais je crois que l’obstination
européenne à ne pas vouloir se reconnaître d’ennemis
n’est pas moins niaise. Que ça plaise ou non, il y a de par
le monde des forces qui ne ressortissent pas à la “ gestion
”, à la négociation à quoi se ramène
la plate intelligence de notre temps. Il y a du drame, il y a de la guerre,
et peut-être même du Mal, n’en déplaise aux petits
malins : ce sont Héraclite et Dostoievski qui le disent, si je
ne m’abuse : pas Bush.
3) Cherchant à comprendre comment dans
vos romans la figure de l’écrivain se substitue progressivement
à celle du révolutionnaire, je suis conduit à faire
l’hypothèse que le point commun à ces deux postures
résiderait dans un même parti pris de l’immaturité.
Le militant de la Cause comme l’homme de Lettres ne tirent-ils pas
tous deux – comme dirait le narrateur de Port-Soudan –
“ force et fierté d’être minoritaires ”,
de devenir “ des isolés, des bannis ” ? Ne sont-ils
pas finalement guidés par une même “ aspiration aveuglée
à l’héroïsme ou à la sainteté ”
? N’ont-ils pas “ pour toujours renoncé à la
paix et spécialement à la paix qui, en cette fin de siècle,
s’achète au supermarché ” ? Résister
par les armes ou par les mots, n’est-ce pas, selon un geste d’origine
romantique, choisir d’entrer “ dans le royaume d’une
incurable inquiétude ”?
C’est-à-dire qu’il y a, au principe des deux
figures, une racine commune d’insatisfaction. J’aime beaucoup
la définition que Hugo donne de la bourgeoisie dans un passage
des Misérables : “ Qu’est-ce qui arrête
les révolutions à mi-pente ? C’est la bourgeoisie.
Et pourquoi ? Parce que la bourgeoisie c’est l’intérêt
arrivé à satisfaction. ” “ L’intérêt
arrivé à satisfaction ”… C’est une formule
flaubertienne, aussi bien. La littérature part d’une insatisfaction
- on écrit, me semble-t-il, parce que “ quelque chose ne
va pas ”, parce qu’on “ trouve à redire ”
à l’ordre du monde, parce que, tel Chateaubriand, on se sent
“ mal placé ” dans son époque - et elle est
elle-même un exercice d’insatisfaction : ce qu’on poursuit
à travers le livre, on ne l’atteint jamais, c’est un
fantôme qui échappe toujours – au dernier moment, parfois,
au moment où on croit l’attraper. C’est pour cela,
en ce sens-là, que la littérature est fondamentalement anti-bourgeoise
: parce que, née de l’inquiétude, elle est elle-même
une leçon d’inassouvissement. Et cela de façon absolument
indépendante de son “ contenu politique ”, bien sûr.
Ce sont des choses qu’il m’est déjà arrivé
de dire, d’écrire, je ne voudrais pas rabâcher, mais
il me semble qu’il y a une espèce de nécessité
pour un écrivain à être sans lieu, déplacé,
en situation d’exil. Il y a dans les Fragments qui nous restent
du poète Armand Robin des passages qui disent cela de façon
très forte : “ Nulle recherche de refuge. Haletante recherche
de non-refuge. ” Nul n’est obligé d’être
aussi radical que celui qui écrivit Ma vie sans moi, mais cette
“ recherche du non-refuge ” désigne tout de même,
me semble-t-il, une direction qui devrait s’imposer, à des
degrés divers, à tout écrivain.
Cela étant, cette parenté étant soulignée,
je veux encore répéter qu’il ne faut pas se payer
de mots, résister par les armes ou par les mots ce n’est
en aucune façon la même chose, il y a tout simplement le
risque de mort dans un cas et pas dans l’autre, ou rarement, ou
pas de la même façon. Il y a toute une héroïsation
de la littérature qui me semble, pour le coup… déplacée
4) Vous aurez compris qu’une des principales leçons
que, à titre personnel, je tire de vos romans est que, à
“ l’âge du vulgaire ”, seuls des œuvres d’art
(littérature, musique, peinture, etc…) peuvent encore contenir
ce “ refus inquiet ” dont sont désespérément
animés vos personnages. Combat physique avec les mots, l’écriture
est, selon vous, affaire d’énergie. Pourriez-vous vous expliquer
sur cette “ confiance fanatique dans le pouvoir des mots ”
qui fait significativement dire au narrateur de Méroé
: “ Je n’y peux rien, je parle comme j’écris,
et je suis une sorte d’écrivain, et pas spécialement
du genre minimaliste ” ? Comment analysez-vous cette intempestive
physique du rythme qui fait de vous un romancier baroque dont “
la prose tourmentée contrevien/t/ aux canons du bon goût
français ” ?
Plusieurs questions dans votre question, si je la comprends
bien. L’écriture, affaire d’énergie ? Oui, j’ai
toujours conçu ça comme ça. Comme une lutte, une
empoignade. J’ai toujours, quand je pense à cette lutte avec
les mots, une vieille image qui me vient à l’esprit, celle
d’une peinture d’un vase grec où l’on voit Héraklès
étranglant le lion de Némée, arc-bouté (dans
la même position, il me semble, que Jacob luttant avec l’Ange
sur la fresque de Delacroix), agrippé à la crinière
du fauve. Ecrire, c’est épuisant, cela fatigue le corps,
comme un violent effort physique. Ca a l’air bizarre mais c’est
un peu comme une partie d’échecs de haut niveau, il n’y
a pas de dépense physique apparente et pourtant, au terme de la
partie, les joueurs peuvent avoir perdu plusieurs kilos. Ecrire, c’est
chercher, fouiller, aller et venir dans l’immense magasin du lexique,
c’est sculpter à grands coups de masse, de burin dans la
pierre des mots, c’est les obliger à prendre forme, les plier
à prendre toutes les formes, c’est dompter le fauve fabuleux,
c’est une grande dépense d’énergie. Un côté
forgeron, aussi, Héphaïstos forgeant le bouclier d’Achille
(excusez-moi, je n’y peux rien, je suis farci de réminiscences
antiques, l’Ecole d’autrefois n’a pas raté son
coup avec moi…). C’est ainsi que je vois les choses. Et un
texte écrit de cette façon, cela dégage de l’énergie,
aussi : cela rayonne généreusement toute l’énergie
qu’on y a mise. J’aime bien citer cette phrase d’Henry
Miller à propos de Moravagine : lorsque j’ai lu ce livre
pour la première fois, dit-il, “ j’eus l’impression
de lire un texte phosphorescent au travers de verres fumés ”.
Les mots qu’on est allé chercher loin, profond, avec lesquels
on s’est bagarré dans l’ombre, qu’on a eu du
mal à assembler, à lier, on doit se protéger de leur
éclat , comme du feu de l’arc électrique ou de celui
du soleil.
Ecrire c’est cette lutte, cette tauromachie avec les mots, mais
c’est par amour des mots, évidemment, c’est une lutte
amoureuse. C’est une lutte entreprise dans la croyance qu’en
les domptant, en les charmant, les mots, on peut tout dire, c’est-à-dire
tout évoquer, tout susciter, absolument tout : l’infime,
l’immense. Attention, ce sont des mots forts, “ évoquer
”, “ susciter ” : ça a à voir avec la
magie, avec la résurrection. La langue qui compte, la langue poétique,
ça a à voir avec ces pouvoirs anciens, cette puissance de
rejouer, fût-ce pour un instant, le vieux coup de la Genèse
: “ Dieu dit, que la lumière soit, et la lumière fut
”, et toute la suite. Une autre phrase que j’aime à
citer, c’est celle de Valéry qui dit à peu près
qu’un poète ne doit pas dire qu’il pleut, il doit faire
de la pluie. Etre “ poète ”, c’est avoir cette
confiance dans le pouvoir des mots, être sûr qu’on peut
tout faire avec eux, la pluie et le beau temps… Ce sont des thèmes
qui me sont suffisamment habituels pour que j’aie écrit un
petit livre à leur sujet, un dialogue qui s’appelle La Langue
(selon moi c’est du théâtre, mais tant que ça
n’a pas été monté je ne peux pas l’affirmer…).
Alors comme écrivain, avec ces idées-là, un peu brutales,
un peu fétichistes, ou animistes, il m’arrive sans doute
de “ contrevenir aux canons du bon goût français ”,
ça n’aurait rien d’étonnant, il m’a semblé
remarquer qu’il y avait des gens qui le pensaient, en tout cas…
Ce qui est certain c’est que je ne conçois pas le style comme
l’application d’une réglementation, ni comme un exercice
de restriction, (pas d’adjectif, ou bien pas d’adverbe, etc.),
je ne suis pas un champion de jeûne, je serais plutôt boulimique.
Je ne veux me priver a priori d’aucune possibilité du lexique
ou de la syntaxe, je ne veux négliger aucun registre, aucun rythme,
on a besoin de tous les outils, aucun ne sera de trop si l’on veut
“ tailler au monde un grand costume de vocables ”, comme le
dit (pardonnez-moi de le citer…) le narrateur mégalomane
de L’Invention du monde. Il faut varier les angles, les vitesses,
les masses de langue, selon qu’on veut faire un verre d’eau
de mots, comme Francis Ponge, ou un océan de mots, une crevette
ou le grand cachalot blanc. Peut-être que le “ bon goût
” désapprouve ça, ce pragmatisme linguistique (et
plus fondamentalement sans doute la prétention de “ faire
” un océan ou une baleine), mais enfin le dit “ bon
goût ”, c’est-à-dire la tentation récurrente
dans notre tradition d’un néoclassicisme, d’un néo-malherbisme,
a l’air d’oublier qu’à l’origine de la
littérature française, il y a quand même les horrificques
histoires de Rabelais.
5) Dans ce corps à corps avec les mots
en quoi consiste, selon vous, le combat poétique, chacun de vos
livres rappelle que l’alcool est un intraitable partenaire. Dans
vivre, comme dans écrire, quelle est, pour vous, la part d’une
l’ivresse dont Bar des flots noirs montre, par exemple,
qu’elle permet au narrateur, “ à la façon d’une
initiation, de participer au grand tournoiement du ciel, des songes, de
l’eau, des langues qui disent tout cela, agrippées en hélice
” ? “ Absolue anarchie de soi ”, l’alcool ne favorise-t-elle
pas un accès vertigineux à ces “ grandes et incompréhensibles
histoires ” que, selon le narrateur de Méroé,
“ l’art n’aborde qu’en acceptant d’échapper
à l’intelligence ” ?
Oh, je ne vais pas m’étendre sur le sujet, mais
enfin vous avez raison, il en est souvent question dans mes livres, alors
je peux bien y consacrer quelques mots encore. Je dirais de façon
un peu jargonnante qu’il y a un alcool-symptôme et un alcool-expérimentation.
Si écrire est vraiment, comme suggéré plus haut,
quelque chose qui a partie liée avec l’inquiétude,
l’insatisfaction, il ne faut pas trop s’étonner qu’on
trouve parmi les écrivains plus de buveurs de whisky que de buveurs
de lait. Ca, c’est l’alcool-symptôme. Mais d’un
autre côté, en effet, l’alcool (comme les drogues,
etc.) donne jusqu’à un certain point (et pas très
longtemps, malheureusement…) accès à ces régions
où, comme dit Michaux dans un texte sur “ L’Ether ”
(et dans bien d’autres textes, d’ailleurs, et bien d’autres
écrivains à propos de bien d’autres substances), on
grelotte “ dans le vide (ou le tout) ”. “ L’homme
a un besoin méconnu ”, dit encore Michaux dans ce même
texte : “ Il a besoin de faiblesse ”. Il a besoin de se dépouiller
de sa fausse unité, de ne plus être maître, même
de soi. D’où la fréquentation de ces confins où
la lucidité la plus inattendue, la plus fulgurante, côtoie
la bêtise, ces no man’s lands où l’on n’est
plus soi mais où l’on est aussi, par éclairs, roi.
Extrêmement roi, même. Le vide, le tout. Un “ tourbillon
intelligent ”, dit Baudelaire. Bon, je ne vais pas quand même
pas vous expliquer l’effet de tout ça, il me semble que c’est
assez connu (quant à ceux qui ne seraient pas au courant mais qui
seraient intrigués, ils n’ont qu’à essayer).
Je veux simplement ajouter que si l’on retranchait Joyce, Faulkner
et Lowry, pochards fameux, de l’histoire littéraire du XXè
siècle, eh bien il ne resterait pas grand chose de la modernité,
de mon point de vue. Ah, si, bien sûr : Breton… Breton avait
l’ivresse en horreur. Il tenait au cogito, à sa façon…
Le “ bon goût français ”, toujours… Au
fait : je ne sais pas si on a étudié le rôle de l’alcool,
du discours alcoolique, de la rhétorique assez particulière
qui le caractérise, dans la fabrication d’Ulysse, mais enfin
si ce n’est pas le cas il me semble qu’il y a là une
piste de recherches prometteuse…
Et puis enfin il y a encore autre chose dans l’alcool : une fraternité.
Naturellement, ceux qui ne savent pas, ça les fera ricaner. Mais
ceux qui savent, ils verront ce que je veux dire. Une fraternité
déchue, bien sûr : mais toutes les fraternités sont
déchues, c’est même une des façons qu’on
pourrait avoir de décrire notre temps.
6) Mais, plus encore que la révolution
ou l’ivresse, le véritable vertige dont témoignent
tous vos livres me paraît celui que provoque la beauté du
corps féminin. La rencontre amoureuse est sidération en
ce qu’elle nous livre à “ cette puissance orageuse
du désir, ce transport qui nous prive de toute attache ”
devant ce que le narrateur de Méroé nomme “
la beauté ou le sexe. Cette force qui nous arrache à nous-même
”. L’art vous paraît-il, en dernière analyse,
un moyen de figurer le désir et ses outrances ? Une possibilité
d’exprimer – outrage et émotion – les énergies
amoureuses ?
L’art est certainement (entre autres choses) une tentative
pour exprimer l’intensité. Pour reproduire, éterniser
l’intense. L’intensité n’est pas notre fort,
nous ne sommes pas des fabriques d’éclairs. Pour dire tout
ce qui est basses tensions, de l’ordre de la durée, non de
la crise, on a des tas de protocoles, de mémoires, de procès
verbaux : immenses archives de l’ennui, monotones modes d’emploi
de la machine humaine. Mais la douleur, la sidération amoureuse,
la jouissance, il n’y a en effet que l’art pour tenter de
dire ça. Pour reprendre des catégories barthésiennes,
l’art a partie liée avec la jouissance, c’est-à-dire
“ ce qui met en état de perte, ce qui déconforte ”.
En termes batailliens, avec la dépense. L’art cherche le
“ point d’ébullition ” par quoi la “ sauvage
destinée humaine ” communique avec le cataclysme solaire,
la dépense astrale. Le problème avec la littérature,
c’est-à-dire l’art des mots, c’est que ces intensités
fulgurantes, justement, “ on n’a pas de mots ” pour
les dire. Cela suscite et cela paralyse les mots. Ca vous la coupe, comme
on dit. C’est comme un cri suspendu dans un cauchemar, “ le
Cri ” de Munch. Donc la littérature, me semble-t-il, est
une tentative (toujours ratée, nécessairement) pour exprimer
l’intense, et par exemple ça, en effet, la jouissance, ou
avant la jouissance cette révélation stupéfiante
du corps aimé, “ qu’on n’oubliera jamais même
dans l’au-delà de la mort ”, dit Jouve, ou avant même
la révélation du corps, l’apparition d’un visage,
“ un éclair puis la nuit ”, la passante Baudelairienne,
ou la grâce inouïe d’un genou, d’une cheville,
d’une taille. Ou encore le corps mort, et par exemple la mort du
corps aimé. Horreur, joie extrêmes. Nos vies sont gouvernées
par ça, sous l’empire de ces instants foudroyants. Un des
plus hauts défis que peut s’assigner l’écriture,
oui, c’est d’essayer de rendre compte de cet empire.
7) Des deux passions impossibles qui dévastent
la vie de vos principaux personnages, il semble que, plus encore que celui
de la tentative révolutionnaire, l’échec de la relation
amoureuse corresponde à une catastrophe dont l’homme abandonné
n’aura plus l’énergie de se relever. Si “ la
Disparue ”, dans Port-Soudan, est autant la révolution
que la jeune femme, c’est bien le deuil de cette dernière
que A. se révèle définitivement incapable de faire.
La vocation du roman est-elle de raconter comment un homme finit toujours
par être défait par l’amour impossible qu’il
porte à une femme?
Non, je ne dirais pas ça, d’abord parce que je
ne crois pas qu’il y ait quelque chose comme “ une vocation
du roman ”. Je ne pense pas que le roman soit fait pour telle ou
telle fin, et donc qu’il y ait une politique ou une stratégie
du roman (et aussi, du même coup, une “ ligne juste ”,
une orthodoxie et une déviance). Je n’aime pas qu’on
légifère sur la littérature ou l’art, je me
souviens –mal, comme toujours, mais avec sympathie- d’Odile,
le roman où Queneau se moque de l’esprit de secte de Breton
et des surréalistes. Dans ce roman-là, Port-Soudan, j’ai
raconté l’histoire d’un double échec, en effet,
d’une double dépossession, amoureuse et politique, c’est
ainsi, c’est ce dont j’étais en mesure de parler à
l’époque, mais certes il n’y a rien là-dedans
qui ait valeur de programme… J’en profite pour dire que j’entretiens
avec ce livre des rapports ambigus : j’ai l’impression qu’il
dit assez bien la douleur, mais je pense aussi qu’il est terriblement
dépourvu d’humour, d’ironie, et cela me gêne
beaucoup, à présent. A vrai dire cela m’a même
tellement gêné que j’ai écrit Méroé
pour raconter la même histoire, ou en tout cas une histoire assez
proche, d’une tout autre façon, beaucoup plus complexe et
sarcastique. La dernière phrase, c’est “ Cause toujours
”, ça dit assez j’espère le rapport critique
(et caustique) que le récit, ce récit entretient avec lui-même.
Ce qui me paraît vrai en revanche c’est que le roman parle
plus volontiers de l’échec que du succès, tout simplement
parce qu’il y a quelque chose de plus profondément humain
dans l’échec. L’homme, que voulez-vous, c’est
Prométhée vaincu, c’est Napoléon à Sainte-Hélène,
le Che exposé sur le lavoir de l’hôpital de Vallegrande.
Ca foire toujours à la fin, c’est comme ça. Même
Dieu, pour faire vraiment l’homme, doit se laisser crucifier, c’est
dire…
8) Au terme de plusieurs mois passés à
relire vos livres pour préparer cet entretien dans le numéro
que m’a commandé la revue Scherzo sur votre oeuvre, j’ai
fini par voir en vous une sorte de prosateur baudelairien – au sens,
par exemple, de la fameuse “ Fusée ” prophétisant
que, puisque “ le monde va finir ”, il convient de partir,
vous savez, pour partir. Un exilé définitif, un homme déclassé,
un incurable mélancolique : à “ l’âge
vulgaire ” l’écrivain n’aurait-il plus d’autre
identité que celle, tragiquement orphique, de l’Inconsolé
?
Ecoutez, oui, il y a de tout ça dans l’écrivain,
de la mélancolie, de la disposition à l’exil, à
la solitude, je l’ai déjà dit, je n’y reviens
pas. Je n’ai pas envie de prendre la pose romantique, poète
maudit, je n’ai envie de prendre aucune pose, toute pose est ridicule.
Alors j’insisterais plutôt sur d’autres traits de l’écrivain
de ces temps : la colère, l’ironie. Vous évoquez Baudelaire
: Baudelaire, Flaubert, étaient des hommes en colère, et
même en rage contre leur époque. Il y a aujourd’hui
une démagogie dominante qui prétend que pour être
“ moderne ” il faut aimer son époque, adhérer
à ses mythes, suivre ses modes, ses snobismes imbéciles,
ses rituels dégradants. Sinon on est un misanthrope, n’est-ce
pas ? Il y a une littérature Skyrock et des gogos pour s’ébaubir
devant ça, pensant être “ modernes ”. Cela les
purgerait peut-être de s’administrer une dose de la Correspondance
de Flaubert, ou les “ Fusées ”, en effet. Il ne faut
pas oublier que la classe dominante aujourd’hui, dans tout le monde
“ développé ”, c’est la classe des producteurs
d’images, d’histoires, de modes. Alors ce qui est “
tendance ” (et qui se présente presque invariablement comme
révolutionnaire, ou au moins subversif, émancipateur) n’est
en règle générale que ce qui se conforme aux canons
d’une “ modernité ” serve, aux mythologies sur
l’exploitation desquelles les nouveaux maîtres fondent leur
pouvoir. Il y a aujourd’hui une puissance peut-être jamais
vue du faux, ce qui est le plus conformiste se donne comme le plus révolutionnaire
: contre ça colère et ironie sont de mise – mais l’ironie
surtout, qui tempère ce que la colère peut avoir de théâtral.
Face à tout ça, il est certain que les écrivains
qui ne confondent pas leur art avec une technique publicitaire ou médiatique,
doivent accepter le risque d’une certaine solitude. Je préfère
-pardonnez-moi- dire les choses de cette façon, sotto voce.
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