Michel Séonnet / La chambre obscure |
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Michel Séonnet publie en octobre 2001, chez Gallimard, La Chambre obscure, roman - en voici un extrait, accompagné de deux photos transmises par l'auteur retour Michel Séonnet : "faire parler le feu" e-mail / courrier pour Michel Séonnet
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Ce à quoi
on n'a pas accès par l'expérience vécue, on n'a pas
d'oreilles pour l'entendre.
Il était tard lorsque je suis arrivé. La
mer gisait étale comme un rideau de fer que l'on aurait tiré
pour la nuit sur ses fonds mystérieux. Qu'avais-je imaginé
? Qu'elle saluerait mon retour d'une explosion de vagues et de galets
au moins aussi furieuse que celle qui, plus de quarante auparavant, avait
accompagné l'agonie de l'enfant ? A peine sorti de la gare, j'avais
filé tout droit, corps penché vers l'avant, le visage en
sorte de proue. D'abord la mer, je me disais. Après je verrai bien.
Et j'avais descendu l'Avenue comme dans un rêve, sans même
jeter un regard aux découpes de Carnaval qui dansaient au dessus
des têtes. Lorsque j'avais traversé la Place, les décors
qui recouvraient les façades s'étaient d'un coup illuminés,
si bien que j'avais marché encore plus vite, comme si je craignais
que ce trop de lumière vienne me détourner - avaient-ils
contribué autrefois à détourner ne serait-ce qu'un
instant le cours de l'agonie de l'enfant ? Toujours j'avais pensé
que ça avait eu lieu à cette époque. Carnaval et
maladie. Les deux allant de pair. Mais aujourd'hui, je fuyais ces préparatifs
de fête. Et la mer était si décevante. Est-ce que
j'étais revenu pour rien ? A deux pas de la Promenade, la rue de
toute mon enfance était à peu près inchangée.
L'Opéra d'un côté. L'église des Dominicains,
de l'autre. Plus loin, "mon" école, mais elle avait été
rasée, et cela faisait une trouée en direction de la mer.
L'Hôtel Beau-Rivage, juste à côté, était
devenu une sorte de palace, avec portier, chauffeurs, boutiques de luxe
au rez-de-chaussée. La plaque rappelant le séjour de Matisse
dans cet hôtel avait doublé de taille, mais celle indiquant
que Nietzsche y avait aussi habité - dans la partie qui était
alors un simple meublé - avait disparu. " Ici a habité...
". " Ici a vécu... " Toute une enfance avec ces
deux noms sous les yeux. Chaque jour. Chaque matin. Jusqu'à imaginer,
déjà, de l'autre côté de la rue, sur la façade
du bâtiment de l'Administration, une plaque semblable avec mon nom
dessus. Nom de l'enfant agonisant, aussi, puisque c'était là
que tout avait eu lieu. L'édifice n'avait pas changé. La
grande porte de fer forgé semblait à peine avoir été
repeinte. C'était fermé. Et il était difficile de
voir quelque chose à travers le verre opaque. Est-ce que dedans
tout était resté en l'état - le grand hall, les guichets,
l'escalier monumental du haut duquel, le soir, quand les bureaux étaient
fermés, grand-père se lançait à l'assaut des
morceaux de bravoure du répertoire d'opéra. Verdi. Massenet.
Et l'opérette aussi. L'oreille contre la porte, il me semblait
l'entendre. Prends-le deuil, ô Nature! Nature !... Werther ? ...Ton
fils, ton bien aimé, Ton amant va mourir / emportant avec lui l'éternelle
torture / ma tombe peut s'ouvrir... Mais c'était moi qui chantais,
accompagnant cette voix que je croyais entendre. Je fis le tour du bâtiment.
L'entrée de la loge était dans une petite rue adjacente,
rue de service, on voyait bien, arrière-rue comme il y a des arrière-cours.
La porte était minuscule au regard de l'entrée principale.
Elle n'avait pas changé. La même peinture marron. La même
poussière blanche - du sel peut être ? - qui formait comme
une pâte blanche au creux de chaque moulure. Dans la niche au dessus
de la porte, un pigeon roucoulait que j'avais dû déranger
dans son sommeil. Le lourd marteau de fer devait lui servir de perchoir.
Assurément, plus personne ne s'en servait. C'était une forme
de main, inerte, anachronique, de longs doigts fins, délicats (des
doigts de femme, peut-être) refermés sur une boule de fer,
signal dérisoire on s'en doute aux heures actives de la journée
mais qui, là, alors que la rumeur de la Place était devenu
plus faible, devait pouvoir résonner. Du moins si le mécanisme
n'était pas complètement coincé. J'essayais. Il bougeait.
Il fallait un peu forcer mais le marteau se soulevait et retombait quand
je le lâchais, marquant la porte d'un coup sourd. Je recommençais.
Qui pouvait m'entendre ? A force, le mécanisme devenait un peu
plus souple. Et le son du marteau un peu plus net quand il retombait.
Finalement je frappai vraiment. Plusieurs coups. Comme si vraiment je
voulais que l'on ouvre. La porte vibra un peu sous l'impact - et l'impossible
eut lieu.
C'était grand-père ! Petit, tête
chauve, tel que je l'avais connu. Un grand-père identique à
celui dont j'avais la photo dans le sac - mais c'était à
un enfant, alors, qu'il donnait la main. |