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Michel Séonnet / faire parler le feu

nouveau (avril 2004): Temps vient

sur la question du travail: Marnaval, pour preuve

une intervention de Michel Séonnet au colloque "L'intégration sociale comme problème culturel" - Fribourg-en-Brisgau - octobre 1996 – à lire aussi, par Michel Séonnet : Clandestins de Douvres (chronique, juin 2000)

sur les livres de Michel Séonnet :
La Chambre obscure, roman, Gallimard, oct 2001
Sans autre guide ni lumière, sur Dietrich Bonhoeffer, Gallimard, nov 2002

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Faire parler le feu
© Michel Séonnet

 

J'ai choisi, pour commencer, pour vous mettre dans le ton, de lire un texte écrit au cours d'un travail d'écriture que j'ai réalisé dans une ville qui s'appelle Chaumont, en Haute-Marne. Celui qui l'a écrit porte sur lui, encore plus visible que des tatouages, les signes conjugués de tout ce par quoi on met en fiche "l'exclusion" : il est jeune, chômeur, il a fait des séjours en hôpitaux psychiatriques, et pour répondre à ceux qui demandent "à quoi ça sert de les faire écrire", il a commis, à peine le travail d'écriture terminé, un petit braquage qui l'a conduit en prison.

Je vous le lis :

 

Nombreux sont ceux qui comme moi
se sentent rejetés ignorés.
Pourtant sans nous
les tout petits
qui tiennent le bas de l'échelle
les grands qui sont sur l'échelle
n'oseraient pas monter plus haut
de peur de tomber
plus bas que nous.
Ceux qui ne croient plus
ceux qui ne veulent plus croire
tout ce monde, ceux qui restent dans le noir
dans le silence
je les invite à venir
se dévoiler
à montrer leur beauté
qu'ils ignorent peut-être
pour revivre
et faire voir
que quelque part
ils existent.

Mon travail - ce que j'appelle un travail d'écriture publique - c'est ça, c'est aider à ce que de telles choses puissent s'écrire. C'est contribuer à ce que des tout petits comme celui qui a écrit ce texte aient leur part de parole et de mots. C'est aussi faire que ces mots-là et ces paroles-là puissent êtres audibles sur toute l'échelle. D'où la publication de ce texte dans un livre pour que de tels mots deviennent publics.

Et justement. je voudrais vous entretenir de quelques paradoxes autour de ce terme de "public" que l'on associe volontiers en France au mot "service" - "service public". Naguère on l'a aussi associé à l'idée de théâtre - "théâtre public". C'est à ce courant que je voudrais rattacher et cette intervention, et plus généralement ma manière de faire. Disant cela, je revendique une filiation par rapport à Armand Gatti qui lui-même la revendique par rapport à Jean Vilar. Nous y reviendrons.

Premier paradoxe.
Il y a quelques temps je participais à une assemblée où était présent un député-maire socialiste. Je m'étonnais - pour ne pas dire plus : dans ces cas là, j'ai tendance à m'emporter - je m'étonnais de l'absence de politique culturelle de la plupart des municipalités "de gauche". Et ce maire, au demeurant fort charmant, de répondre : "Ça me rappelle ma jeunesse. Quand j'étais jeune élu, il n'y avait pas de réunion où l'on ne parle de projets culturels pour nos villes. Aujourd'hui, quand je rencontre de jeunes élus, on se demande s'ils savent ce que veut dire "politique culturelle".

Mais les créateurs aussi ont déserté l'action culturelle publique. Il y a vingt ou trente ans, l'action culturelle publique était une démarche forte du monde culturel français. L'idée de "service public", de "théâtre public" avait une vraie résonance dans la société française. Pour de nombreux créateurs - sous l'impulsion de gens comme Jean Vilar - il y avait le sentiment très fort d'une fonction citoyenne de l'art en général. Aujourd'hui, c'est quelque chose qui a à peu près disparu. La caricature en est ces gigantesques paquebots de la culture implantés dans des banlieues, et particulièrement en banlieue parisienne. Ils ont été édifiés pour donner accueil à cette pratique de création publique. Mais ils ne sont plus que les temples d'un certain élitisme. La valeur marchande y a remplacé la valeur sociale.

Or - et voici le premier paradoxe - c'est au moment où les élus locaux se désintéressent de la culture, où les créateurs se désintéressent d'un travail de "service public", que l'Etat et certains pouvoirs régionaux déversent des sommes très importantes pour que des créateurs interviennent dans un travail avec des publics dits en difficultés (dans les banlieues essentiellement).

Deuxième paradoxe.
C'est une autre manière de poser la même question. A partir du trajet de quelqu'un comme Armand Gatti avec qui j'ai beaucoup travaillé.

Gatti, donc, a été une des figures marquantes du théâtre institutionnel français. Disciple de Jean Vilar, c'est quelqu'un qui est allé à fond dans le sens du "théâtre public" puis qui en a vite vu les limites. Lorsqu'une de ses pièces a été interdite en France - c'était une pièce sur Franco - il s'est exilé en Allemagne, à Berlin. Et c'est là qu'il a commencé à tout remettre en question : l'institution théâtrale, le comédien. Tout cela il va l'abandonner pour monter des "expériences de création" avec des gens, dans des villes, des cités, des collèges.

Une des premières expériences de ce type va être une série de films - "Le lion, sa cage et ses ailes" - que Gatti va réaliser en 1974 à Montbéliard avec des ouvriers des usines Peugeot appartenant à différentes communautés d'émigrés. Je tiens ces films pour une des réalisations les plus importantes qui ait été faite dans ce domaine de création publique. C'est en tout cas à cette partie du travail de Gatti que mon propre travail, en ce moment, se rattache le plus.

Lorsque Gatti a réalisé cette série de films, il l'a fait dans des conditions matérielles extrêmement dures. Il n'avait presque pas d'argent. En tout cas pas de quoi faire sept films ! Il les a réalisés de sa propre initiative. A partir de sa conscience de créateur qui était aussi une conscience politique. C'était cela qu'il pensait devoir faire, et il l'a fait. Il s'est bagarré pour pouvoir réaliser ces films, avec des moyens rudimentaires, en se mettant lui-même dans une situation difficile, de précarité, de pauvreté.

Or - c'est le deuxième paradoxe - aujourd'hui, que se passe-t-il ? En ce moment même, Gatti travaille à Sarcelles, dans la banlieue nord de Paris. Il mène un projet dans la lignée de ce qu'il a fait à Montbéliard. Il travaille sur un spectacle avec des jeunes qui sont en stage de réinsertion, qui sortent de prison, d'hôpitaux psychiatriques, comme il le fait depuis une quinzaine d'années. La différence, c'est qu'il le fait avec des financements importants - du ministère de la culture, mais aussi et surtout de différentes structures d'aides sociales.

Peut-on en conclure pour autant que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Que la France est devenue un pays où la solidarité et la "culture populaire" sont à l'ordre du jour ?

On s'en doute : les chose sont un peu plus compliquées.

Qu'est-ce qu'on attend de nous ?
La question peut être posée ainsi : pourquoi, alors que globalement, l'ensemble de la société française n'est plus irriguée par une pratique culturelle forte de type "service public", alors que la valeur marchande de la création est depuis longtemps passée devant sa valeur sociale, pourquoi dans le même temps existe-t-il une commande culturelle en direction des "marges" ? Pourquoi ce qui n'intéresse plus les "inclus" du centre est-il mis en valeur et subventionné lorsqu'il s'agit des "exclus" ?

La réponse est, je crois, très simple. Ce qui se passe dans les quartiers dits "sensibles" fait peur. Les "exclus" font peur. Le potentiel d'explosion d'une telle situation fait peur. Et les "décideurs", ceux qui sont en place et qui ont peur, pensent que "la culture" peut être un moyen de faire face à ce danger.

Quand on se décide à faire appel à ceux-de-la-culture pour intervenir dans le "social", c'est qu'il y a le feu. On aimerait bien leur faire jouer un rôle de pompier.

Une petite anecdote pour illustrer cette situation. J'ai travaillé dans une ville où j'étais accueilli dans une magnifique médiathèque. Pourtant, je n'arrivais pas à mettre sur pied un travail avec les bibliothécaires. Elles ne comprenaient pas très bien comment je pouvais intervenir. Mais un jour le conservateur de la bibliothèque vient me dire qu'il y a un groupe de jeunes avec lequel elle aimerait bien que je travaille. Bien sûr, je me réjouis de sa demande. Et c'est là qu'elle m'explique. La bibliothèque toute neuve s'est ouverte à de nouveaux publics qui n'ont pas les codes et les pratiques habituelles d'une bibliothèque. D'où des tensions. Des dégradations. La dernière en date, avait eu lieu dans les magnifiques toilettes en marbre construites dans cette bibliothèque. Ces jeunes y avaient fait comme de juste leurs besoins, mais en dehors de l'endroit prévu à cet usage, en plein milieu du passage. Voilà pourquoi on demandait à l'écrivain d'intervenir. Parce que des jeunes avaient chié par terre.

Sans le savoir, le conservateur de cette bibliothèque avait donné la réponse à la question "qu'est-ce qu'on attend de nous ?" : essuyer la merde avec les mots.

Sans eux c'est sans nous.

Mais alors, pourquoi répondre à de telles commandes ? Si l'objectif des commanditaires est de faire jouer à l'écrivain un rôle de pompier ou de ramasse-crottes, ne faudrait-il pas s'abstenir ?

Pour moi - et c'est pour cela que je faisais référence au travail fondateur de Gatti à Montbéliard - il y a dans le travail avec les "tout petits" une obligation qui dépasse tout cela, qui l'emporte. J'oserais dire que quiconque prétend pouvoir développer une activité créatrice "sans eux", en dehors de "eux", ne pourra le faire que "sans nous", sans lui-même, qu'en se leurrant et en leurrant sur le monde qui l'entoure. "Sans eux c'est sans nous", écrit Gatti. Je me tiens à cette parole.

Et c'est ici qu'il faut renverser la figure du pompier dans laquelle on voudrait nous enfermer. Oui, il y a le feu. Mais il ne s'agit pas de l'éteindre. Notre rôle, c'est de faire parler le feu. De se demander avec "eux" ce qui parle dans ce feu. D'y entendre l'impossibilité de parler. Ça brûle quand ça ne parle pas. Quand ça n'a pas de mots. C'est le frottement de la douleur contre le silence qui met l'étincelle.

Les sans-mots.
Il y a le feu. Mais c'est un feu sans mots. Un feu qui couve sans paroles.

La plupart des personnes avec qui je travaille ne sont pas seulement exclues du travail, du corps social, de la consommation marchande, elles sont aussi exclues de la parole, du langage. Elles sont incapables de dire le monde dans lequel elles vivent, de l'appréhender, d'y comprendre et donc d'y changer quelque chose. Le premier travail que j'essaie de faire avec elles, c'est de trouver les mots, notre outil de travail c'est le dictionnaire. Je ne suis pas là pour leur apprendre à écrire, mais pour les aider à trouver quelques mots qui, mis ensemble, leur permettront d'être moins perdues dans le monde qui les entoure - et donc plus libres !

Il faut bien réaliser que l'on se retrouve à travailler avec des personnes qui ont été victimes d'une sorte de Tchernobyl social et culturel dont les conséquences sont visibles physiquement.

J'ai travaillé à Chaumont avec des femmes qui étaient en situation de grande pauvreté. J'avais plutôt l'habitude de travailler dans des quartiers où la pauvreté est avant tout émigrée. Là je me trouvais face à une une pauvreté franco-française. Des personnes qui étaient pauvres de génération en génération. Leurs mères avaient été pauvres, leurs grands-mères avaient été pauvres, comment auraient-elles pu envisager que quelque chose puisse changer ? A ces femmes, les animatrices chargées de les "insérer" proposaient ce que l'on propose généralement à des femmes qui ne savent rien faire : couture, cuisine, bricolage, des choses pour au moins échapper au rien. Quand je suis arrivé en disant : "on va écrire", elles ont eu les plus grands doutes. "Vous n'y arriverez jamais, elles ne savent pas lire, elles ne savent pas écrire." Elles n'y croyaient pas mais - c'est tout à leur honneur - elles m'ont laissé faire. Et il s'est passé une véritable révolution.

L'idée de départ, c'était que ces femmes ne savaient pas où elles vivaient. Elles n'avaient aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler leur ville. On a commencé de manière très simple, en pointant sur un plan les différents endroits où elles avaient vécu, où elles étaient passées, où elles étaient allées à l'école, etc. Jusqu'au jour où on s'est aperçu qu'en portant tous ces points sur le plan, chacune avait composé une constellation. Ça a été la révélation. Je leur ai dit : "Voilà, chacune d'entre vous est une constellation, on va essayer de trouver le nom de cette constellation." Ensuite elles se sont mis à écrire le contenu de leur constellation, les lieux, les souvenirs. Au début, c'est moi qui écrivais ce qu'elle disait. Puis elles ont commencé à écrire dans une langue qui souvent n'appartenaient qu'à elles. Qu'on reprenait ensemble. L'année suivante, ces mêmes femmes ont essayé de trouver dans la ville des personnages de femmes avec qui entrer en dialogue, avec qui elles pouvaient discuter. Elles ont commencé à écrire sur ces femmes. Mais l'événement sans doute le plus déterminant - c'est ce que j'appelle "révolution" - a été de voir que les animatrices qui travaillaient avec ces femmes avaient changé leur regard. Elles ne les voyaient plus de la même manière. Aujourd'hui, elles ne leur proposent plus simplement couture et cuisine mais elles essaient de voir comment elles pourraient monter des projets de sérigraphies, de voyages, etc. Tout ceci montre bien à quel point il y a une fermeture des idées et des manières de voir concernant ces personnes en difficultés de vie. L'imagination n'est plus là pour essayer de répondre à leur situation. Et on ne fait que redoubler leur misère de propositions misérables.

 

Libérer l'homme.

J'ai déjà parlé de Jean Vilar. Je voudrais mettre l'ensemble de cette intervention sous le signe d'une phrase de lui qui me parait fixer les enjeux. Il parle de théâtre, mais on peut l'étendre à bien d'autres pratiques : Le théâtre populaire signifie apprendre. Et apprendre, libérer l'homme. Parce qu'au bout du compte, dans la manière dont on se comporte par rapport à ce feu, c'est bien de cela qu'il s'agit.

Le problème - un des problèmes - c'est que bien souvent cette exigence d'apprentissage et de libération vient buter sur le mur du conformisme télévisuel et des préjugés religieux.

J'ai mené un travail dans une cité au nord de Paris. C'est une des cités qui ont été construites pour accueillir en masse des Marocains qui venaient travailler chez Renault, à Flins. On les a logés dans des bâtiments à part, vraiment à part. Il y a dans ce village une situation de quasi apartheid. Je travaillais avec les enfants - voir petits enfants - de ces personnes venues du Maroc pour travailler chez Renault. Ces jeunes avaient perdu le lien avec le pays d'origine. Lorsqu'ils en parlaient, c'était la caricature, ils parlaient d'Agadir comme un dépliant touristique. Et de l'autre côté, ils n'avaient pas la possibilité d'ouvrir le regard, de se dire : on va trouver une place dans ce monde qui est là. Du coup, ils étaient pris entre deux vides. Le vide de la télé. Et le vide religieux.

Leurs seules références, ce sont effectivement celles qu'ils reçoivent par l'écran de télévision. Le monde vrai, c'est celui-là. Pas celui qu'ils côtoient. D'où la difficulté - et vite, le conflit - à essayer de leur faire comprendre que ce qui m'intéresse ce n'est pas d'écrire un nouvel épisode de telle ou telle série télévisée, mais ce qui se passe autour d'eux, ce qu'ils voient, ce qu'ils imaginent.

Mais il y avait aussi conflit lorsque quelque chose semblait toucher au religieux. Il y eut conflit autour d'une histoire de chien qui rentrait dans un appartement. Pour deux des filles du groupe, c'était absolument impossible : "Dans notre religion, les chiens n'ont pas le droit d'entrer dans les appartements. " Or, bien entendu, elles étaient incapables de faire référence à un texte quelconque de la tradition allant dans ce sens.

Ce que je veux dire, c'est que de la culture occidentale comme de la culture musulmane, ces jeunes ne recevaient que la partie la plus dévaluée. Ils n'avaient pas plus accès - disons : à Hugo, Picasso - qu'à Ibn Arabi ou Avicenne. Des deux côtés ils étaient spoliés.

Le plus grave, c'était de voir que leurs animateurs - qui étaient en fait leurs grands frères et leurs grandes soeurs - revendiquaient cette spoliation. Le conflit fut très dur. Pour eux, c'était clair : "Ce que vous voulez apporter à ces jeunes, ce n'est pas leur culture".

Or c'est bien contre cela qu'il s'agit d'aller. Contre cette logique d'enferment, de mépris - ici, ce qui est pire : de mépris de soi !

Trop souvent, on prend pour argent comptant de telles situations. On considère que l'on a affaire à des personnes qui ne sont pas intelligentes, pas capables. On se tourne vers elles avec condescendance et on ne leur propose qu'une sous-culture, une culture de victime.

Pour donner un exemple, pour préciser dans quel sens on peut aller pour prendre à contrepied une telle logique, je vais dire quelques mots d'un travail que j'ai mené avec Stéphane Gatti à Saint-Denis. C'était le centenaire de la naisance de Paul Eluard, et la ville de Saint-Denis nous a demandé de faire quelque chose avec la population. Pour nous c'était clair : Eluard c'était avant tout des textes, des poèmes. Il fallait donc les lire, les faire lire. On a publié un petit recueil de choix de cent poèmes, et on est parti, Eluard sous le bras, à la rencontre des groupes, des associations de la ville. Le but était que les gens s'emparent de ces poèmes et réalisent, à partir de la lecture qu'ils en faisaient, des affiches de sérigraphie qu'ils iraient coller sur les murs de la ville. C'est ainsi que je me suis retrouvé devant des assemblées de femmes de l'émigration, en cours d'alphabétisation, en train de lire des poèmes d'Eluard. Et ces femmes les recevaient avec jubilation, elles réagissaient avec une incroyable sensibilité, elles avaient une manière d'en parler qui était d'une richesse fantastique. Elles ne savaient pas lire, mais elles dénichaient dans cette poésie des échos de leur propre vie qui la leur rendait très proche.

Tout dans ce travail nous a prouvé que lorsqu'on va vers ces personnes avec des propositions exigeantes, leur réponse - leur curioisté, leur imagination, leur manière d'enrichir ce qui a été proposé - dépasse bien souvent les attentes.

 

Pyrographes.

Le feu parle. Et chacun prend alors conscience de la capacité de libération qui existe dans un tel travail.

Car les mots ont la capacité de libérer en révélant le feu à lui-même. La seule chose que l'on peut espérer d'un tel travail, c'est donc - pour reprendre les termes de Jean-Baptiste de Foucauld - que ces "exclus" s'emparent de quelque chose qui appartenait aux exploités et qui était de l'ordre de la révolte.

Et là, on touche de très près le noeud de notre discussion sur l'intégreation.

Bien sûr, les commanditaires qui considèrent cette intégration comme un travail de pompier - éteindre le feu - et qui voudrait nous en faire porter le casque et les bottes, doivent savoir que nous n'avons rien contre ce feu. Que les mots ne sont pas là pour l'éteindre, mais pour s'en rendre maîtres.

Or précisément, cette "maîtrise" du feu a quelque chose à voir avec l'intégration. C'est toujours la vieille histoire de Prométhée. Etre homme, c'est être maître du feu.

D'autant que "intégration" est un mot à double sens.

Il désigne le fait de prendre sa place, de trouver sa place dans un ensemble, une totalité, ne pas en être exclus - ce qui relève de l'action politique.

Mais il désigne aussi le fait de devenir soi-même, de devenir une personne pleine, complète, totale - dans son intégralité.

S'intégrer, c'est ne plus se laisser dévorer par le feu. Prétendre à une certaine maîtrise sur lui. Quelque chose comme passer de l'état de pyromane à celui de pyrographe.

L'écriture, le travail d'écriture publique, a bien entendu quelque chose à voir là-dedans.

 

Ecrire.

Il y a au moins trois aspects de l'écriture qui font qu'un écrivain a quelque chose en commun avec ceux qui sont sans mots.

Un écrivain, c'est d'abord quelqu'un qui joue sa peau dans ce qu'il écrit. Les personnes avec qui je travaille, aussi. Ni pour elles ni pour moi il ne s'agit d'un jeu gratuit. Ce n'est pas pour amuser la galerie. Pour raconter des histoires qui font joli. Avec "eux" on est toujours à l'essentiel, là où il y a la blessure, là où il y a la question.

Deuxièmement, je crois qu'écrire, c'est toujours le début du livre de la Genèse qui recommence. Au début il y a le tohu-bohu, le chaos. Et au dessus, l'esprit qui plane. Je crois qu'écrire c'est ça. C'est essayer de mettre un peu d'esprit dans le tohu-bohu ambiant. Surtout pour des personnes comme celles-ci qui vivent dans le tohu-bohu le plus complet. Les mots et les phrases peuvent leur apporter une certaine conscience de l'univers dans lequel elles vivent. Le début d'un ordre.

Enfin, on change de livre mais on reste toujours dans le Premier Testament : écrire est une activité comparable à l'un des actes essentiels de Dieu tel qu'il est dit dans les Psaumes : "Il relève les humbles".

Ecrire sert à relever les humbles.

Lorsqu'au lieu d'éteindre le feu on essaie de le faire parler, on n'est jamais à l'abri d'une surprise. Parfois on y devine même la flamme d'un buisson ardent.