Michel Séonnet / Marnaval, pour preuves | |
"marnaval pour preuves" est une tentative d'écriture collectivre dans un quartier ouvrier - non pas une anthologie de plus de textes d'ateliers d'écriture, mais un texte monobloc, dense et coupant, signé par 35 auteurs, et la plume d'un seul pour donner l'incandescence, les souterrains, le commentaire ou le sensible - d'autant plus mystérieux, d'autant plus littérature - FB (voir site Entre'tenir pour se le procurer) l'exposition virtuelle "ouvrier" d'Entre'Tenir - les portraits photo de Paolo Gasparini pages Michel Séonnet sur remue.net, liens, interventions, ateliers - on signale : dossier "travail" sur remue.net, avec Thierry Beinstingel, François Bon et Raymond Bozier
courrier via le site |
Marnaval,
pour preuves
"Ici
on n'est pas des gens de la ville comme à Saint-Dizier",
ils disent. "Ici on est des gueules noires." Même si
ce sont des gueules sans mines ni charbon, gueules noircies au feu des
hauts-fourneaux, fours Martin, laminoirs, à la fusion du fer,
et la fierté qu'il y a à prononcer ce nom, à se
l'attribuer, et à entrer ainsi dans la légende ouvrière,
le mythe que ne peuvent approcher les qualifications actuelles (P1, P2,
P3, etc.), ni même la litanie des métiers que l'on a pu
pratiquer ici (lamineur, tréfileur, recuiseur, pontier, ébarbeur,
etc.) - métiers que l'on pratique encore . "Gueule noire",
ce mot comme un juron, coup de poing sur la table, que l'on prononce
ici la bouche grande ouverte, la finale avalée, quelque chose
comme "gueulnoi", la fin entière restant dans la gorge
- mot désormais imposé contre toute évidence au
vert épais de la rivière, au calme pavillonnaire tout autour,
aux ronronnements des tondeuses à gazon, aux camions qui passent
sur le pont de la déviation comme s'ils traversaient le ciel.
Ce noir. Ces gueules. Comme on les voit sur les photographies conservées
dans les cahiers de l'Ancien. "Je les prête plus, il dit.
Sinon je les revois jamais". Alors c'est assis dans la cuisine,
et la femme qui commente. Comme une explication de choses. De mots. Preuves
d'avant. "C'était avant." Mais avant lui-même,
puisque quand il dit les noms c'est "grand-père" qui
vient. Et même dans certaines ce grand-père est encore un
enfant. Besoin de montrer ça quand même. De se dire : c'est ça,
notre histoire, d'où on vient. Puisque finalement ce qu'il a connu
lui (et au moins jusqu'à la dite Deuxième Guerre mondiale)
ce n'était pas si différent. La grande époque !
Les aciéries en plein essor. Les hauts-fourneaux. Les fours Martin.
Bloomings et laminoirs. Ces gueules. "Personnel des hauts-fourneaux
1 et 2". "Personnel des petits fourneaux". "Personnel
de l'aciérie". "Personnel des laminoirs". "Personnel
du port et de la briqueterie". Des photos comme on n'en voit plus
que pour les enfants des écoles. Sagement assis. Raides debout.
Les grands. Les petits. Endimanchés autant que possible. Un peu
plus propres peut-être que d'habitude (on a eu le temps de rentrer à la
maison et de se passer un peu d'eau sur la figure, enfiler un habit moins
usé, changer de casquette peut-être). Et ces gueules, alors,
masse compacte, casquettes et moustaches uniformément, le calot
d'un soldat parfois (la guerre - la Première mondiale, cette fois
- ne doit pas être loin), des gamins, des femmes, des vieillards
aussi puisque le plus souvent c'était seulement la mort qui marquait
le départ à la retraite, ce qui fait que parfois c'est
trois générations sur la même photo, il y a un vieux
venu avec toutes ses décorations militaires et quelques-uns que
l'on devine venus d'ailleurs, "Des Marocains, dit l'Ancien. C'étaient
tous des Marocains", le nom qu'on leur donnait en tout cas, d'où qu'ils
viennent, peut-être, du moment que c'était de l'autre côté de
la mer et que leur peau virait au foncé. Certaines fois, c'est
la tache blanche d'un canotier qui signe l'intrusion d'un ingénieur
comme le maître au milieu de ses élèves. Puis c'est
photos de travail. Mais posées, aussi. Toute l'équipe présente
face à l'objectif. "Décrassage d'un four Martin". "Chargement
d'un four Martin". Et la bedaine du père Holtz, dit l'Ancien,
toujours à distance du feu comme s'il avait peur qu'elle ne fonde. "Coulée
d'acier". "Four roulant du blooming". "Train spécial" et "Train
machine". Violence du travail, de l'effort et du feu que l'on devine
même dans le gris-noir des clichés. Incandescence des bloomings.
Barres rougies encore tirées sur des chariots. Violence, oui,
toute cette violence faite aux corps, et sur bien des visages la contrepartie
de vin une fois sorti de là, d'autant que pour beaucoup, la journée
finie à l'usine, c'était ailleurs qu'on allait s'embaucher,
quelques centimes encore, et ainsi ne pas trop connaître la faim. "Des
sacrés moineaux", dit l'Ancien. Ce qui, tout à la
fois, dit la capacité à tenir des charges de travail hors
mesure (tonnages déplacés à la main chaque jour,
chaleur à brûler vif si on fait un pas de plus, poussières à ne
plus respirer, tractions sur les barres, les chariots, pousser, pousser,
et ça dix heures par jour, deux postes d'affilée quand
le chef demande que l'on "double"), ça, et le contrepoids
de vin, de coups, d'impossibilité de vie commune finalement, sinon
là, à l'usine, l'obligation d'un presque servage se retournant
en incapacité à vivre sans lui, sans l'usine, comme si
le corps qui avait fait effort surhumain pour s'en rendre capable ne
pouvait plus s'en passer. Gueules noires intoxiquées jusqu'à la
dépendance par le travail lui-même. |