François Rannou / "D'où un homme est-il visible?"
une approche de la poésie d'Esther Tellermann

François Rannou, enseignant et poète vivant en Bretagne, a animé l’excellente revue La Rivière échappée, voir en particulier leur numéro sur André du Bouchet, qui fait référence.
Il dirige aujourd’hui la collection du même nom aux éditions Apogée (Rennes), qui ont livré récemment « Un monde en prose » de Didier Cahen, et « Petites formes » de Dominique Quelen.
François Rannou a publié aux éditions La lettre volée, un recueil dédié à André du Bouchet ; cette maison vient de lancer une revue, l’Etrangère, dirigée par Pierre-Yves Soucy.

à lire:
Esther Tellermann - extraits (PDF) publiés lors des rencontres poésie de la librairie Sauramps (animées par Hervé Piékarski)
Rouge couleur des nerfs, 8 poèmes extraits de "Encre plus rouge" (Flammarion, oct 2002)


Esther Tellermann

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François Rannou / « D’où un homme est-il visible ? »
Approche de la poésie d’Esther Tellermann

à Laurence Turbec, in mémoriam.

Dépossession.« par instants, ma propre langue comme la langue étrangère --- et la plus proche : je ne la possède pas. »
André du Bouchet

Central, ce point de fission, chez Esther Tellermann. Cette dépossession. Au vif tient le jour. Ma propre langue devient parler nomade. Tôt le matin, cendres qui restent… Autour du poème, comme d’une photographie, le halo. Un tremblement du sens miroite, glisse à la surface puis --- lame de fond. Perdre pied. Suivre les lancers enfouis des courants. Chaque fois, c’est à un rivage incertain qu’on aborde.
« Et je perdis la référence » au milieu du voyage. Les cartes sont devenues inutiles. Le sens improbable est à toujours reconstruire.
« Vous avez traversé la nuit allemande »,
« le signe exact de la douleur »,
« Certains n’étaient couverts qu’avec un peu de terre »,
semblent vouloir installer avec évidence des lignes de rappel. Une mémoire commune s’y accroche. Se raccrochent les noms --- face de ce qui n’a pas de nom.
En même temps, ce n’est pas ça. Le sens s’évanouit presque, la référence se trouble. Approfondit sa liberté. Résonne d’échos plus forts. Me laisse à ce qui se dit : les phrases affirmatives tracent leur voie, les enchaînements logiques tissent des liens qui paraissent arbitraires, ou tout au moins paradoxaux. Et c’est comme une autre langue, étrangère, que le poème fait pressentir.
« Il imagine le monde comme un train sans paysages »,
la vitesse efface les anciens repères. Violence de l’itération. Qui force le passage. Recoud les frontières en les traversant. Restitue le visible à sa nécessité. Qui emporte. En reconnaît les traits principiels. Le poème retrace notre histoire --- l’interruption sans cesse l’amorce --- l’orage sec qui froisse les lèvres, les noms.L’envers du visible .« fragments, organisés en suite (ou séquences) », écrit Yves di Manno. Un centre est présent. En creux. Y accéder par bribes. Par morceaux tombés.
« Sachez
nous aurons dit`
fragments »,
insiste Esther Tellermann.
Pris à même le présent. Instantanés où se concentrerait l’instant du tout --- la durée peut être recouvrée comme mémoire du présent. En photo, l’irradiation lumineuse autour de l’image d’un point de lumière… Pour que dans la main tendue qu’est le poème, « tout (ne soit pas) en poussière ».
Paradoxe.
Le vif doit être maintenu. Les fragments sont autant de « ponts continu(ant) les séries », s’arrêtant, comme le pont d’Avignon, au milieu du fleuve. Au centre du courant --- remous, violence, puissance de l’amont.
Pourtant, pas de nostalgie d’un centre. D’une origine. Toujours « déplacée ». Echappée. Constater cela. On n’arrête pas le fleuve. Et si le Nil, dans Trois plans inhumains, est le « lieu d’émergence du poème », il en est aussi la « dérision ». Langue intraduisible à la source. Se refusant avec une ironie mate. De sa ligne de partage --- aussi entre les mots et le réel --- n’en pouvoir saisir que les traces, les restes alluvionnaires, le dépôt limoneux. Latence. Patience. Guetter ce qui pousse, inconnu, sous la langue. « Cette attente serre ».
Jusqu’aux sons qui frappent la lumière, dessillent le jour, ouvrent à une vibration qui indiquerait le « centre et ce non ».
Catalyse des contraires. Dont l’intensité s’aggrave. Plus profondément encore. Pour qu’éclate le noyau de la langue. Projections --- sur l’écran des apparences « l’envers du visible ». Odeur, « d’où nous fûmes issus ». Précipitation fulgurante : « Mélange odeurs et origine ».
De terre sont sorties les « tubéreuses d’où nous vînmes ». Ces plantes vivaces qui, en se décomposant, dégagent une odeur humaine. Une autre ressemblance creuse le nom.
« D’où un homme est-il visible ? »

Grammaire de l’identité

Le poème noue l’identité à une langue. Reste à en trouver la syntaxe. L’identité, c’est avoir un nom : comme dit chem en hébreu, c’est se porter au-delà, en avant de soi. Créer cette autre langue, c’est ouvrir l’espace du nom à sa dimension méridienne. Dialectique du même et de l’autre comme deux pôles magnétiques :

 

« J’applique la ressemblance
un continent me creuse
vous me creusez ».

L’énergie déclenchée compose un espace d’énonciation pluriel où les pronoms personnels sont autant de voix, de personnages comme d’un récit :

 

« Il a clos
bien au-delà
vers lui.
J’impliquais
un train plus loin.
Vous releviez
d’un temps simple ».

Très souvent, le poème se construit autour de deux ou trois pronoms. Autant de points de vue différents sur une réalité : là, commune sans doute. Mais fragmentée. Parcellisée… Le « je » lyrique traditionnel est mis à distance. D’autres voix ruinent sa position centrale. Un autre « je » parle entre guillemets. Les deux se retrouvent dans le même poème :
« « Je voyageai un peu plus
j’allai au Nord »
Et je perdis la référence »,
tandis que le « je »initial du poème semble se mêler à une communauté en disant « nous ».
Polyphonie. Désir d’une langue universelle qui traverserait les destinées individuelles. Trouverait leur plus petit dénominateur commun --- dans la différence. « La sortie hors de soi, le détour par l’autre, parce qu’ils percent une brèche dans la clôture du Moi, ouvrent celui-ci à sa propre vérité et le ramènent ainsi à la conscience de son identité, à un « retour chez soi ». » (Stéphane Mosès)
L’identité perdue est retrouvée dans le champ (chant) dialogique de l’altérité.Une autre ressemblancePoème --- Partition. Musique. Série déterminée de mots dont les variations, les reprises tissent un linge sonore qui claque. Où s’imprime une autre ressemblance. Par le souci du rythme. Par la hauteur des sons --- de quelle manière le poids d’ombre, par son silence, permet à nos voix d’être frappées. De poser ensemble les mots. Résonance juste. Heureusement fondée sur la dissonance --- «  Le caractère polyphonique de l’accord est d’autant plus marqué qu’il est plus dissonant. La dissonance est la mesure de sa dignité polyphonique. » (Thomas Mann, in Le Docteur Faustus)Partition --- Division. Mais diviser, c’est aussi ordonner, mesurer. Encore saisir l’origine déplacée. Prendre la mesure de son déplacement. Dresser le cadastre. Le lieu est toujours ailleurs que le lieu. Dans son transport. D’où l’importance du verbe dénombrer (« nous dénombrons, nous dénombrons »). Comme si compter, c’était creuser l’espace --- pour découvrir « l’envers du point visible » d’où l’homme ne revient jamais.
Lettre volée.
Alors :

 

« Je compte
d’autres villes
d’autres herbes ».

Recensement qui est scansion.
Rouvre la question :
« d’où un homme est-il visible ? »

© François Rannou

Note :
Les citations sont extraites des livres suivants d’Esther Tellermann :
Première apparition avec épaisseur, 1986
Trois plans inhumains, 1989
Distance de fuite, 1993
Pangéia, 1996
Guerre extrême, 1999
Tous sont parus chez Flammarion.