Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 19
Extrait du Journal au lundi 10 mai :
« Nous l’appelerons ici : le Pays lointain. Elsa y a trouvé du travail au lycée. Rien pour moi. Je ne suis pas inquiet, d’une manière générale je me sens de plus en plus inapte à l’exercice de quelque fonction que ce soit dans la fourmilière : je fatigue de plus en plus vite, la mémoire patine et l’importance, la gravité de la mission, comment y croire encore ? Il faudra pourtant que je travaille, objecte Elsa, pas tant pour l’argent que pour l’ancrage. Quand je ne me rase plus j’ai l’air de rien. Le Pays lointain est assez loin pour que s’amorcent dès maintenant les transmutations du souvenir, pour guérir de la Ville comme on guérit d’un mort : il passe en nous, fait de nous ces êtres immenses et vains que les femmes persistent d’aimer quand bien même, dans notre bouche, leur nom semble désormais rendu par l’écho d’une cavité énorme. L’avenir, dans l’oeil incertain de 14h30, superpose à l’apocalypse banale du Levant ses petites villes brumeuses, ses forêts de bouleaux, ses baies grises. J’ai appelé : il y a sans doute moyen d’enseigner le grec quelque part ou le latin, cette langue inutile, tant parfaitement morte que sa pétrification dans le Gaffiot l’a presque ranimée. Et je serai partout parfaitement poli. En attendant, pareille à la branche qu’on s’apprête de couper, la Ville concentre toute sa succulence dans de dernières et superbes explosions. Au retour, cet après-midi, l’embouteillage est absolu : un appel sur Facebook leur a fait fermer Tahrir et nous sommes pare-choc contre pare-choc dès la place du Liban. S. dort sur la banquette arrière. Moustapha et moi écoutons Joan Baez nous promettre des amours splendides et de grands horizons et je voudrais lui dire, mais les mots exacts ne viennent pas, quelle place il prend d’avance dans mes regrets d’automne. »
Extrait du Journal au mardi 11 mai :
« De 9 à 14h dans les bureaux vides de 6-Oktober City. Le mur de pièces tristes, de fonctionnaires nasillards déblatérant de la novlangue en cravate à motifs fait de Zoom une espèce de miroir ; et la détestation me vient de ces indélicats dont la caméra filme, parce que leurs Macpro se regardent, une autre mosaïque de solitudes à complet grisâtre et Tchin-Tchin d’Afflelou. Notre condition répercutée à l’infini, cercles que l’on dégringole vers des profondeurs où rien ne se peut dire de vrai, où rien ne se sent : où l’habitude prise d’avance des planches du cercueil vous colle les bras au corps et vous bleuit la nuque. J’en sors le cœur au bord des lèvres ; quand Moustapha me réveille nous sommes à la Colonie suisse, sur le parking vide toujours, les gardes en voyant la voiture sont partis acheter des piles pour leurs thermomètres modernes. J’écris mais la paix ne vient pas. Je finis par m’allonger dans l’herbe avec mon fils ; j’arrache les graminées que je fais tourner très vite entre les doigts, ça l’amuse beaucoup. Ma pensée s’accroche à ce geste. En girant sur elle-même la petite herbe esquisse des formes régulières, une symétrie sur axe dont la curiosité s’est conservée entre le pouce et l’index depuis les premiers hommes. Le hasard qui fit partir ici ou là l’embranchement des tiges se résout dans la figure parfaite du cercle et l’on sent, mais l’esprit cale aussitôt, que c’est là reproduire dans une échelle infime quelque mouvement global, un grand marché tragique menant des galaxies entières dans la centrifugeuse sous le vague prétexte d’une pure expression de soi. »
Extrait du Journal au mercredi 12 mai :
« Je voulais écrire davantage mais les cauchemars d’Elsa, la nuit dernière, ont passé un nouveau cap de violence et elle se retire dans sa chambre dès 10h, plus pâle encore qu’hier, trop fatiguée pour d’un seul mot atténuer mes inquiétudes. Les enfants qui sentent cela jouent calmement sur le tapis. Je ne sais ce qui a si vite réduit ma pasionaria du Quartier latin en cette ombre perpétuellement tourmentée, ce lémure que frappent imprévisiblement d’effroyables crises silencieuses ; et l’espoir de la voir remonter à la surface d’elle-même me presse de quitter cette Ville où pourtant je fus moi. La journée se poursuit comme un crépuscule permanent : les gestes ralentis, les tourbillons de corpuscules dans le rayon d’or, et jamais complètement faim. Au téléphone, un compatriote me parle de Macron : un dictateur, dit-il, et aussitôt je m’excuse, j’ai à faire, je raccroche. Je ne comprends pas le besoin des imbéciles, ils vivent ici pourtant, à systématiquement m’élire confesseur de leurs grandes théories farfelues. Nous allons, au soir, au restaurant. Le moment est beau. Il y a des cerfs-volants pris dans les arbres et, partant, tout un réseau de fils de laine que les garçons essaient d’atteindre avec des serpettes. Elsa, à qui Moustapha raconte les évènements de 2014, blanchit encore davantage ; je chercherai ce soir quelque chose sur Youtube, un de ces téléfilms d’amour new-yorkais à qui je confie périodiquement de lui faire oublier la Ville, les policiers portant lance-flamme, les demi-chiens. Au moment où nous nous levons entre une vieille famille de Grecs du centre-ville ; les enfants parlent français entre eux, les jolies femmes la langue de Séféris et ces messieurs, des Phanariotes en cravate crème l’arabe le plus populaire qui soit. Nous regardons, ébahis, ces rescapés de l’apocalypse commander leurs boissons des années 30 et, en riant déjà, des cartes neuves pour jouer au pharaon. »
Extrait du Journal au jeudi 13 mai :
« Photo que je ne ferai pas : le vent poussant les guirlandes tombées sur le pavé d’Imbeba, lumière mystérieusement éternisante, ma fille qui depuis un mois montait sur mes épaules sans pouvoir les toucher foule aux pieds les serpentins de papier d’argent, mi-amusée mi-déçue. Elle répète dans la langue de la Ville que Dieu est plus grand, elle a pris je-ne-sais-où le ton résigné qui appuie l’usage du comparatif ; mais sa mère intervient pour expliquer que cela ne se dit pas et la voix d’enfant baisse, casse, bientôt les lèvres seules mimant l’effrayante prière qu’il nous faudra demain lui faire oublier. Je travaille toute la journée sur les Quarante millions, la ville est déserte, jour de fête. Abdel nous rend visite en début d’après-midi : jeune diplômé de Sciences-po il enseigne au lycée d’Elsa et se fait peu à peu au rythme de la Ville. Son épouse, enceinte, n’est pas revenue de France, le terme approche, ils n’ont pas pris le risque ; il la rejoindra aussitôt que possible. En attendant, il surveille les programmes de compounds autour de la nouvelle capitale, prévoit d’investir, écoute les bruits. Nous restons longtemps, accoudés au piano, à parler de la solitude que notre obstination à habiter l’Orient impose à nos femmes respectives ; et les crises d’atrabile qu’elles ne parviennent plus à cacher nous font parfois douter, mais sans le dire, du bien fondé de ce trop long voyage de noces. Il part. Je regarde ma fille et les guirlandes. Je voudrais peindre mais ne sais faire. Au soir, pour qu’Elsa ne lise pas les choses sur la Palestine avant de s’endormir, j’essaie maladroitement de lui bloquer Google News avec le Contrôle parental. »
Extrait du Journal au vendredi 14 mai :
« Matinée dans le petit bureau de la rue Noubar, café et littérature. Le tabac m’est interdit en intérieur, je n’en conserve pas moins une profusion de cendriers que le fil des jours remplit peu à peu de trouvailles – j’ai déjà beaucoup parlé du petit pot bleu à l’engobe brossée de motifs chinois, c’est lui qui a ma préférence, y sont mes molaires arrachées aux racines en cœur et les boutons de battle-dress modèle Pacte de Varsovie que les émeutes sur Downtown parviennent parfois d’arracher aux conscrits de première ligne. Amertume, en sortant fumer, de constater dans les jardinières du balcon que l’été grille sur pied toute la germaille ; je pense souvent au marronnier que Mehmet Ali tenta d’acclimater dans le palais Manial en l’arrosant de glace fondue. Nous déjeunons d’une pastèque dont, par fantaisie, je mets aussitôt les pépins à sécher. L’après-midi chez A., une collègue d’Elsa ; le balcon donne sur la faculté de musique dont les grilles servent de rendez-vous aux amoureux et aux skateurs. Le regard descend avec jalousie sur cette jeunesse arcadienne, les demoiselles rosissantes, les faux serments. La collègue, une amie pourtant, s’est passionnée pour d’étranges rumeurs entourant le congé d’Elsa et, de fil en aiguille, la conversation tombe sur les différences statutaires entre agrégés et certifiés. Je n’écoute plus. Loin le temps où on sollicitait mon arbitrage. Impressionné, malgré tout, par l’impeccable médiocrité de l’Education nationale dont les maîtres modernes espèrent vous stupéfier en récitant par cœur : ’’Aujourd’hui Maman est morte. Ou peut-être hier. Je ne sais pas.’’ Le profil de l’œuvre, qu’ils ont abondamment photocopié, leur assure qu’il y a là quelque chose de très fort. »
Extrait du Journal au samedi 15 mai :
« Et la Ville donne à voir l’étrange tableau qu’Hésiode brossait pour l’âge d’argent : en lieu et place des foules habituelles s’avancent des colonnes d’adolescents, libérés par la fermeture des écoles et, sans doute aussi, par l’effroyable festin qui depuis deux jours retient les doigts de leurs parents dans la graisse figée. J’avais oublié l’effarante vitalité de ce peuple que je me suis trop longtemps représenté en tablées de vieux paysans déracinés, de sous-secrétaires d’Etat devenus bawabs à la révolution et d’anciens combattants reproduisant au backgammon leurs exploits de 73. Les deux jours de la Fête rétablissent la vérité statistique en suspendant le pays à l’éternité de ses quatorze ans. La circulation s’est interrompue, les feux éteints, les flics attendent, à même le trottoir, je ne sais quoi. Il fait beau, un été d’avant, des filets de poussière dorée remontent lentement le boulevard. Mon quartier seul a deux millions et demi d’habitants : 300 000 collégiens désoeuvrés jouent à la balle américaine autour de la place Falaki, fument outrageusement et rient très fort, je ne sais de quoi non plus ; et tout cela s’ennuie, sans argent, sans instruction, sans même de filles pour se faire les dents. S’ajoute qu’ils sont trop polis pour s’amuser vraiment. Ce matin, j’en surprends qui briquent la Mercedes d’Aymen : chacun leur tour et en se passant la paire de fausses Ray-Ban, ils posent assis sur le capot pour rafraîchir leur profil Instagram mais ils ont demandé, par délégation, l’assentiment du cher voisin. Moustapha me raconte qu’il en a vu plonger du haut du pont, le fleuve ne les rend pas tous à l’affection de leur vieille mère mais pas un que cela ne rebute puisque ce n’est pas explicitement interdit. Ma fille, en sortant, cherche à m’échapper pour les rejoindre (l’un d’entre eux a récupéré une sorte de skateboard). Plus loin, d’autres centaines à la porte du Mac Donald’s. La chaîne impose le masque à ses clients, on n’en a qu’un pour dix mais qu’importe ? En sortant avec leur sundae les jeunes gens passent charitablement le leur aux camarades qui patientaient. »
Extrait du Journal au dimanche 16 mai :
« Un collègue, ancien sous-officier de carrière, me raconte sa campagne irakienne : un matin il voit revenir un régiment de gazelles et, c’est la première fois pour lui, les paniers à roquettes sont vides. A l’exercice, précise-t-il, il y a un opercule devant, un derrière, de chaque côté de l’hélico c’est une sorte de fruit lourd et opaque mais là, il a vingt-quatre ans, il peut voir le front au travers, les pales tournent encore mais il ne songe même pas à se baisser quand on l’engueule. ’’Six fusées. Chacune coûtait 200 000 francs de 1991.’’ Tout l’étonnement de la mort consiste à toucher l’entrée des tubes encore chauds. Il est possible que cette conversation nous soit venue par l’actualité, possible aussi que nous parlions d’aéronautique légère ou bien, je veux croire cela, parce qu’après deux mois de Covid le pauvre homme voulait à tout prix se vider de cette image. Mais j’ai trop travaillé hier soir et dès midi la migraine me coupe du monde. Emmené les enfants à la bibliothèque, je feuillette la monographie sur Faulkner que je rechigne à emprunter de peur, comme pour chaque ouvrage du genre, de nous chercher Soletier ou moi sur le siège du maître, ses airs, les mêmes amours et les mêmes ridicules. Croisé D. R., il s’en va peut-être à Atlanta ; nous parlons ensuite du Pays lointain, de ses tourbières d’où les morts de l’âge du fer sortent avec encore leurs sourcils, de ma lubie d’y descendre en voiture depuis les Yvelines, en août. Avant de partir, décidé par le calme inhabituel de l’endroit, je pousse une reconnaissance par l’escalier de service : les étages en travaux sont ouverts. Les fenêtres ont été abattues, la lumière de 16h30 est superbe, affaire d’ombres et d’effets dans la poussière en suspension. J’avance dans les couloirs ravagés sans que personne ne me retienne, j’écoute le bruit de mes pas sur les plafonds tombés. Trois ans qu’ils ont mis les premiers coups mais c’eût pu aussi bien être hier. Sur le chemin du retour, Elsa nous fait presser le pas devant Sainte-Marie : les rêves, depuis deux nuits, lui parlent d’explosion. »