J’écoute

Ce midi, en salle des profs, la conversation tourne autour d’une élève. Elle a bouclé ses vœux Parcoursup et n’a demandé que des voies de garage loin de ses aspirations. Avec 17 de moyenne générale, elle se sent illégitime pour postuler dans une université sélective parisienne. Elle a intégré que son nom, son adresse, ses origines… sont des obstacles. Je mange ma salade, j’écoute les enseignants bâtir un véritable plan de bataille pour croiser l’élève « par hasard », la questionner « par hasard » sur ses vœux et l’encourager à les modifier. Parcoursup est verrouillé jeudi, nous sommes lundi. Six enseignants, une heure durant, alors qu’ils déjeunent comme moi rapidement, dressent des plans de bataille pour aider une élève qui souffre d’un terrible manque de confiance et qui ne sera pas soutenue par ses parents.
J’écoute.
J’assiste en spectateur à quelque chose qui jamais n’apparaitra nulle part. Aucun des enseignants n’est le professeur principal de l’élève (ils la préviennent en urgence), certains ne l’ont pas cette année, ils l’ont connue en seconde ou première. Ils sourient, ils ne vont pas la laisser se tirer une balle dans le pied.

J’écoute et toujours je m’étonne que ça tienne. Les profs sont fatigués, le matériel tombe en miettes, les élèves ont intégré qu’aller à l’école ne remplacera jamais leur milieu d’origine ou la couleur de leur peau, les contractuels vont et viennent, les ministres se succèdent (j’ai déposé un dossier de bourse de résidence alors que Pap Ndiaye était ministre et depuis le début de l’année scolaire Gabriel Attal, Amélie Oudéa-Castéra et Nicole Belloubet se sont succédé).
Certains médias multiplient les reportages poujadistes sur les profs, un sondage commandé par CNews datant d’octobre 2021 et constamment repris depuis révèle que 53 % des Français considèrent qu’il y a trop de fonctionnaires.
Tout devrait être en place pour que ça craque. Et ça ne craque pas. Semaine après semaine, les profs donnent cours, les élèves travaillent, le lycée tourne, le bac se prépare et l’orientation post-bac s’organise.
J’écoute.
Les conversations tournent autour de la fatigue, mais aussi de la manière d’aider au mieux tel ou tel élève. Les conversations témoignent d’invisibles grandeurs quotidiennes.
Nous sommes en mars, les enseignants évoquent de nouveaux projets pour l’an prochain.
J’écoute cette effervescence lente et épuisée, je vois cette énergie grinçante qui – pourtant – fait tourner le moteur.
A côté de moi, deux enseignantes cherchent une date pour amener une classe voir une exposition. Les emplois du temps ne coïncident pas. Une enseignante souffle, marque un petit silence et bloque une matinée où elle ne travaille pas, où elle viendra quand même. C’est le seul moment possible. Tant pis, dit-elle, si on ne les conduit pas au musée, ils n’iront jamais.

Pendant ce temps, l’ordinateur de la salle des profs...

Je ne voudrais pas paraître partisan, ni dresser des enseignants un portrait idyllique. Alors, j’ajoute quelques anecdotes pour équilibrer : cette prof de français, à Angers, qui m’a craché au visage que mes livres n’étaient rien comparé à Balzac avant de me laisser seul avec ses élèves pour aller corriger des copies au calme en salle de profs. Cette autre prof qui m’accueille – un grand sourire aux lèvres – en me disant qu’elle n’a pas fait lire mon livre à ses élèves, qu’elle n’a d’ailleurs rien préparé, qu’ils ne sont pas au courant de ma venue, puisqu’elle veut leur faire la surprise de rencontrer un écrivain. Ce prof de maths qui entre en fureur dans la classe où j’anime un atelier, hurle qu’il n’était pas prévenu qu’un auteur venait, qu’il avait prévu un contrôle parce que le conseil de classe approche et que ce sera zéro pour tout le monde (lui, je l’ai chopé par le col dans le couloir et il est revenu annuler le zéro avant que je le traine dans le bureau de la principale). J’ai vu des profs dépressifs, agressifs, méprisants. Et même ouvertement racistes. Les profs forment un groupe d’individus semblable à n’importe quel autre groupe. J’ai rencontré quelques minables, mais j’ai surtout rencontré des enseignants enthousiastes, engagés, militants, convaincus.

J’écoute, et j’ai peur qu’un jour les profs s’érodent, j’ai peur de les voir se racornir, céder, se laisser bouffer par les difficultés, par le mépris de certains médias, les lourdeurs de la machine, l’incompréhensible soumission de certains responsables d’établissement, les poids de plus en plus lourds à soulever.
Quand on ajoute une plume à une plume à une plume à une plume… il arrive un moment où on finit étouffé sous la masse.

Mercredi, je verrai l’élève dont il était question lundi modifier ses vœux sur un des ordinateurs du CDI, il lui faudra 45 minutes pour parvenir à se connecter sur le serveur saturé de Parcoursup, je ne sais pas si elle ira à la Sorbonne ou ailleurs, ce que je sais c’est qu’elle n’a pas été laissée seule avec ses doutes.

20 mars 2024
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