Solitudes
créoles par Thierry Beinstingel, en accompagnement de "Biblique des derniers gestes" de Patrick Chamoiseau le site
de Thierry Beinstingel Une des plus grandes surprises en arrivant en Seine-Saint-Denis pour mon premier travail à la Poste à la fin des années 70, fut de constater lextrême prédominance des postiers dorigine créole. Partout, dans les bureaux, au tri, sur les vélos, dans les voitures, des peaux couleur café et cet accent particulier. Et moi, vingt ans, naïf et provincial, cherchant où me loger dans cette banlieue, me liant avec dautres collègues aussi jeunes, déjà habitué aux us et coutumes, lapéro le midi, le café après la cantine, un baby foot le soir dans un bar. Inconsciemment je métais tourné vers des têtes semblables à la mienne, un cht'i toujours mal coiffé, supporter de Sedan, un petit brun qui devait se marier quelques mois plus tard (la rigolade le jour où le Receveur lui demandant de participer à un séminaire (de formation) et lui, comprenant de travers répondant : oui, jirai à léglise pour me marier ). Mais bon, passé la trilogie apéro-café-baby-foot, chacun retrouvait son indépendance. Et sa solitude. Dans le foyer où nous logions, cest là quintervenaient les Antillais et les Réunionnais comme par magie toujours présents quand la solitude virait au mal du pays et de la famille, vous invitant à partager un riz créole (et son inévitable quinte de toux dés la première bouchée à cause du piment-oiseau) ou à écouter un disque de Bob Marley. Discrets (sauf quand le dénommé Thabar rentrait au milieu de la nuit en percutant avec son vélo le mur au fond du garage on savait alors quil avait gagné au Tiercé et fortement arrosé son succès), toujours de bonne humeur, ils affectaient une nonchalance douce et étudiée, à la fois naturelle et exagérée pour ne pas jouer les fayots devant lAdministration, suppôt dun capitalisme mélangé. Ils cumulaient leurs jours de congés et repartaient tous les deux ans dans leurs îles lointaines pour deux mois, loccasion souvent de donner une petite sur ou un petit frère à leurs enfants restés là-bas avec leur mère. Parfois, ils extirpaient avec beaucoup démotion et de pudeur du fond dun portefeuille une photo écornée à force davoir été contemplée et nous regardions ces familles dextraterrestres sombres, femmes et progénitures dont les sourires brillaient sur des coins de feuillages que nous imaginions perdus dans une luxuriance tropicale. Lespoir dêtre muté dans le pays natal était nul : ils savaient que le retour au pays naurait lieu que le jour de leur retraite et quil faudrait en attendant se contenter de deux mois volés tous les deux ans. Certains faisaient venir leur famille, sinstallaient dans un appartement plus grand au quinzième étage dimmeuble. Leurs enfants investissaient les classes préfabriquées des collèges voisins. Tous repartaient de temps en temps se faire bronzer (ce qui métonnait toujours beaucoup) au soleil des DOM et arborer la fierté dune famille qui a su réussir à Paris. Certains cultivaient aussi un renoncement définitif de leur pauvre origine, aidés en cela par quelques voisins " du pays " qui savaient malignement raconter à qui voulait lentendre et leur faire endosser des anecdotes peu charitables de poules volées ou de chaussures taillées dans de vieux pneus. Et moi, vingt ans, naïf et provincial, fraîchement débarqué, javalais ces compagnonnages, jimaginais les DOM comme un éden tropical déserté de ses habitants, à mille lieues des Antilles décrites par Patrick Chamoiseau, vivantes et colorées de ses langues, de ses caractères, grouillantes de ses particularités, tellement cohérente, tellement entière et peuplée. Merci de mavoir donné, comment dire, cette moitié dorange qui forme la terre et qui contient les pépins créoles. Cest cette image que je veux garder avec tout ce que savaient donner les éternels exilés de Seine-Saint-Denis, ces sentiments, ces souvenirs discrets, amers et doux comme un jus dagrume. |