à propos de la réédition des Cantos d'Ezra Pound / Admettre l'erreur sans sacrifier la vérité
par Laurent Margantin

membre du comité de rédaction de remue.net, Laurent Margantin anime D'autres Espaces
autres liens Ezra Pound : sur les Cantos d'Ezra Pound et traductions d'Auxeméry

un extrait de la rééditions des Cantos, traduction Yves Di Manno, © Flammarion, 2002

Cristal, nous t´invoquons
clarté, nous t´invoquons
depuis le labyrinthe...

Placée quasiment au cœur des Cantos, écrite en pleine seconde guerre mondiale, cette invocation en dit long sur l´entreprise poétique de Pound, fondée sur le constat d´un mal inhérent à l´époque, d´une obscurité profonde de laquelle il semble presque impossible de s´échapper. Vouloir le cristallin au cœur des ténèbres, affirmer encore le désir de clarté, c´est placer l´effort poétique dans une tension et un mouvement vers la beauté qui rappelle évidemment la quête de Hölderlin. Or les ténèbres, Pound les a explorées, et il fit même l´erreur de se diriger vers elles en croyant aller vers la lumière poétique. Il est triste de lire les Cantos en connaissant déjà le fil de l´Histoire, et de suivre la chronologie d´une vie en voyant s´effondrer le devenir d´une parole. Pound après la guerre : convoquant dans un mouvement désespéré toutes ses énergies et toutes les images, tâchant de croire encore au Paradis à fonder sur Terre, puis plusieurs années plus tard écrivant :

 

J´ai voulu écrire le Paradis
Ne bouge pas,

Laisse parler le vent

Tel est le Paradis.

Que les Dieux pardonnent ce
que j´ai fait

Puissent ceux que j´ai aimés tenter de pardonner

Ce que j´ai fait.

" Être des hommes et non des destructeurs ", tel semble avoir été le dernier mot d´ordre avant le silence. Tout au long des Cantos, ce sont bien les vertus humaines les plus hautes – inspirées notamment du confucianisme – qui motivent l´écriture poétique. Les idéogrammes chinois reproduits à l´intérieur même du poème disent la beauté des choses et des paysages, et affirment la possibilité d´une vie humaine associée à celle-ci. Alors on se prend à ne pas croire aux choix de Pound, à ses admirations politiques, on tente aussi d´oublier cette anecdote: " Le 30 janvier 1933, Pound est reçu à Rome par Mussolini, qui qualifie de " divertente " l´exemplaire des Cantos posé sur son bureau. Et lui demande pourquoi il tient à " mettre ses idées en ordre ". " (Chronologie, p.904)

Comment Pound a-t-il pu croire en un tel homme, en ses vertus regénératrices ? Comment a-t-il pu sombrer dans le délire fasciste et antisémite, en croyant y retrouver ses propres idéaux de renaissance culturelle ? Les Cantos sont également nourris des nombreuses erreurs et folies de Pound, dont il se réveillera bien des années plus tard, devenu muet, et c´est aussi ce mélange dynamique d´aberration et de clairvoyance qui entretient la tension à l´oeuvre.

 

Dans cette lutte avec le monde

C´est mon centre que j´ai perdu.

Les rêves se heurtent

et volent en éclats –

alors que je voulais construire un paradiso

terrestre.

La clarté invoquée surgit pourtant au fil des Cantos, malgré les erreurs et les échecs. Elle est produite par ce tressage de réalités diverses, de sons et d´images multiples qui fait de l´écriture poétique une tentative pour rassembler ce " paradis dispersé sur toute la terre " qu´évoque magnifiquement Novalis. De l´epos poundien, c´est peut-être cela qu´il faut recueillir : cette " lueur infime, une flamme frêle / pour nous guider à nouveau / vers la splendeur ".

Ezra Pound