aux Verticales leurs Minimales

le roman format standard est en crise, tout juste bon à alimenter le système encombré de sa diffusion - les recherches contemporaines en littérature sont vivaces, inventives, multiformes, mais ont de plus en plus souvent pour socle commun l'indécidabilité du genre –

l'éclosion de formes brèves, denses, chacune requérant un registre neuf d'écriture, est sans doute le phénomène le plus excitant d'aujourd'hui - quelques éditeurs s'y refusent : les formes brèves de Jacques Séréna n'ont pas trouvé accueil chez son éditeur habituel - des éditeurs émergents y trouvent leur bonheur, comme Inventaire/Invention -

on a souvent eu l'occasion de parler de la question avec des éditeurs de littérature, quihésitaient à franchir le pas d'une collection pas trop chère, et réservée à ce laboratoire du bref - c'est Bernard Wallet, des éditions Verticales, qui a le premier osé s'y risquer, et accueille cinq textes pour lancer sa collection de "Minimales"

"Contre", texte très fort et engagé de Lydie Salvayre, est accompagné du CD d'une lecture publique (Avignon, juillet 2001), retransmise en direct sur France Culture, où Lydie Salvayre est accompagnée par le guitariste de Noir Désir - on trouvera ci-dessous un extrait de "Contre" avec 2 minutes d'un extrait de leur performance

parmi les cinq textes proposés par Verticales, nous vous proposons, pour attirer l'attention, pour dire combien ce geste éditorial compte, la fin de "On est peur, on a bien" de Yaël Pachet, étrange commentaire en coulisse des coeurs d'un opéra où l'on s'apprête à chanter Verdi - remue.net avait accueilli il y a un an un des états préliminaires du "journal" ayant servi de base à ce récit sensible et dur, où la littérature est le miroir principal

et, dans l'étonnant "essais fragiles d'aplomb" de Pierre Senges, un fragment : "Vie très brève: Émile Monge" – vous trouverez ces livres dans toute bonne librairie...

FB

nous remercions Bernard Wallet de son aimable autorisation pour la reproduction de ces extraits
(nota : mais si Verticales avait un site, on ne ferait pas ce travail à leur place!)


plus : présentation de "Minimales" par Jean-Luc Douin dans le Monde des Livres

• LE MONDE DES LIVRES | 17.10.02 | 18h38

"Minimales" en marge du roman
Entre essai et fiction, grand format et poche, la nouvelle collection des éditions Verticales se destine à accueillir de courts textes – nouvelles ou fragments – reflétant la réalité sociale. Première livraison avec Régis Jauffret, Pierre Senges, Lydie Salvayre, Pierre Lafargue et Yaël Pachet.
Cinq petits livres élégamment maquettés par Philippe Bretelle inaugurent une nouvelle collection des éditions Verticales, vouée à publier des textes courts. Une formule intermédiaire, entre le grand format et le poche, dont Joëlle Losfeld, Gérard Berreby et Serge Safran ont déjà prouvé l'efficacité via les volumes Arcanes, Allia et Grain d'orage-Zulma.    
  Il ne s'agit pas, pour les deux éditeurs Bernard Wallet et Yves Pagès, de rééditer des textes déjà parus chez eux (la collection "Folio" Gallimard s'en charge), ni de concurrencer la collection de poche du Seuil (auquel Verticales est lié). Mais d'offrir un espace à des manuscrits à mi-chemin entre l'essai et la fiction, entre la lettre ouverte et le pamphlet, échappant résolument à la forme canonique du roman.
Ni tremplin d'un manifeste avant-gardiste ni laboratoire ouvert à de nouvelles formes d'écriture, cette collection "en marge du roman" est destinée à accueillir des nouvelles, des textes fragmentaires, différents, des témoignages ou des livres d'écriture collective reflets de la réalité sociale, voire des textes de réflexion politique ("pourquoi pas en corrélation avec la revue Vacarme ?"). "On ne s'interdit pas d'y révéler de nouveaux auteurs, dit Yves Pagès (c'est le cas, dans cette première livraison, de Yaël Pachet), de faire émerger des voix qui ne correspondent pas aux standards de la fiction, de confronter des auteurs de fictions sortant des sentiers battus à des gens qui n'ont pas vocation à être écrivains mais qui ont des choses à dire (à venir prochainement, une saisissante série de portraits de SDF et de taulards brossés par une éducatrice spécialisée) ; on s'interdit par contre de débaucher des auteurs publiant ailleurs, même s'il est possible que certains viennent y faire un petit tour chez nous, le temps d'un livre, pour affinités. Quelques textes, enfin, y seront réédités après avoir été édités chez d'autres, mais à dose archi-homéopathique, lorsqu'il s'agira de volumes introuvables, de classiques de la beat generation auxquels Bernard Wallet est attaché, des brûlots anarchistes du début du siècle qui me sont chers."
Le titre de la collection ? "Minimales" est "un hommage au situationniste le plus méconnu, Jacques Dutronc, d'autant plus méconnu qu'il est situationniste à l'insu de son plein gré", dit Pagès. Le gimmick de la chanson Mini mini mini mise en paroles par Jacques Lanzmann ayant été décliné au féminin pluriel afin de rimer avec la maison mère. Minimales sont les histoires émouvantes et pathétiques racontées par Régis Jauffret. Confessions d'un chômeur, d'une secrétaire de direction, d'un "homme de pacotille", d'un employé du Jardin des plantes marié avec une magicienne. Jauffret s'immisce dans l'intimité des anonymes, et sans censure, avec parfois un rien d'insolence, décline "les petites douleurs du quotidien", les "tentatives toujours un peu bancales d'aimer cet être qui n'est qu'un autre". Quêtes de plaisir jamais assouvies, tracas d'une "petite mélancolie" qui "indispose comme un mal de ventre", bilans moroses lorsque "la solitude devient le plus monstrueux des orgasmes" (Les Jeux de plage, 128 p., 7,50 €).

"EN MI-BÉMOL MAJEUR"
Yaël Pachet propose un journal intime, pour consigner tout ce qui, "juste avant l'oubli", s'élève comme "le chant du cygne d'un souvenir, d'une personne, d'un acte du monde". Elle y évoque ses projets radiophoniques, ses activités de choriste d'opéra, Pierre Leyris et Emily Dickinson, Kathleen Raine, Gertrud Kolmar, V.S. Naipaul, Virginia Woolf, Verdi, sa relation avec son père Pierre Pachet, avec son compagnon Pierre Michon, la vie qui "est un tissu d'adultères". Elle scrute ses extrémismes, ses léthargies et cauchemars. Beau texte, comme "l'apothéose d'un accord en mi-bémol majeur" (On est bien, on a peur, 128 p., 7,50 €).

FOUS D'ICARE
Après avoir semé des références culturelles, historiques, médicales, botaniques dans ses deux premiers romans, Pierre Senges prend son propre travail à rebrousse-poil, et signe un vertigineux essai infesté de fiction. Retraçant l'histoire des hommes et des femmes qui, depuis Icare, se sont acharnés à voler et à construire des machines aériennes, il y défend l'idée que ces graines d'oiseaux ne cherchaient à s'élever dans les airs que pour s'adonner aux beaux-arts de la chute... verticale. En témoigne l'histoire de l'érection de la tour Eiffel, d'où se jetèrent quelques vaillants aventuriers de la Belle Epoque. Cette encyclopédie des tests de gravitation est aussi une étude de la ligne de fuite et un éloge des hérétiques qui préfèrent tomber de haut plutôt que croire en l'élévation mystique (Essais fragiles d'aplomb, 160 p., 8,50 €).
Jubilatoire (et irrévérencieuse) est également la sombre, violente prédication du poète Pierre Lafargue qui, dans une langue belle comme celle de Saint-Simon, vante avec ironie le charme des sots, des ploucs et des crétins. "Nous croyons profondément que les fous ont droit à l'indulgence des femmes et des hommes de progrès, car tout le monde n'a pas la chance d'être libéral", assène cet ange du mal "avec toutes sortes de précautions fantastiques" (Sermon sur les imbéciles, 64 p., 6,50 €). Il s'agit aussi de subversion dans le monologue insurgé de Lydie Salvayre, une commande de France-Culture dans le cadre des rencontres de la Chartreuse du Festival d'Avignon, et que l'on peut aussi écouter dans le CD joint, la voix de l'auteur étant accompagnée en live d'une musique originale de Serge Teyssot Gay et Marc Sens. Lydie Salvayre nous y fait part de ses années passées dans une "étrange République" où les hommes "s'éteignent à force de se soumettre". Rythme incantatoire, scansions de révolte (Contre, 64 p., 8,50 €).

Jean-Luc Douin

"Dites assez rigolé. Dites je contre, je contre, je suis contre/ contre les bras vengeurs, les féroces soldats, les armes, les armées, les marches au pas, les marche-droits/ contre les lamentos, fussent-ils poétiques, les cœurs sanguinolents, les harpes pathétiques, et la pitié, cette putain/ contre ce qui nous brise et que nous étreignons/ contre nos vies ployées/ contre les porcs qui les piétinent et les pouacres repus qui les broient/ contre les oreillers qu'on nous plaque sur la gueule/ contre les promoteurs de paradis parfaits..."
(Contre, de Lydie Salvayre, p. 48)