à propos de Françoise Morvan / Le monde comme si

Connue pour ses travaux sur Armand Robin, connue pour ses traductions de Tchékhov à quatre mains avec son compagnon André Markowicz, Françoise Morvan est aussi connue, malheureusement, pour l'injuste traitement à son égard que lui a réservé l'université de Rennes, au motif que ce qu'elle met à jour de l'histoire du mouvement nationaliste en produit aussi les ombres. Le Monde comme si fait remarquablement le point sur sa démarche et ces questions : un travail qui concerne bien plus largement que la zone bretonne, puisque c'est de l'identité et du territoire qu'elle traite, et du rapport à la langue comme du double rapport aux fractures d'histoire et leurs représentations dans l'univers intellectuel et politique.
Ci-dessous, sur Le Monde comme si, un texte de Bruno Tackels, paru dans la revue Mouvement, et un texte d'Édouard Le Moigne. Nous voulions aussi saluer un pan plus ignoré du travail de Françoise Morvan, la parution rafraichissante en Librio de Lutins et lutines. La même collection avait publié l'an dernier sa traduction des Lais de Marie de France. Françoise Morvan, originaire de Rostrenen comme Danielle Collobert, en prépare actuellement l'édition des oeuvres complètes chez POL, un événement de portée internationale pour notre littérature.
Nous n'entrerons pas plus dans ces polémiques, ou l'étrange silence qu'on constate un mois après cette parution, autrement qu'en manifestant ici notre soutien et notre amitié à Françoise Morvan, et l'excitation, vendéen comme d'autres sont lorrains, à lire enfin un travail de fond sur ces questions tellement impertinentes.
F Bon.

sur remue.net, en mars 2002, un large extrait de Le Monde comme si
Puisse chacun partir à la recherche de ses lutins... note de lecture par Ronald Klapka, et un extait du livre de Françoise Morvan

Des tueurs de langue, par Bruno Tackels
Le monde comme si, c’est l’affabulation que les enfants développent sous l’influence des histoires qu’on leur raconte. Le monde comme si, c’est jouer à être ce qu’on n’est pas. Le monde comme si, quand il est joué, fabulé par des adultes, c’est l’invention dangereuse d’un nationalisme qui mène aux plus effrayantes dérives identitaires. Le monde comme si qui se joue en Bretagne produit le régionalisme le plus détestable, parce qu’il induit la haine de l’autre, et qu’il se sert de la langue comme d’une arme guerrière, une arme artificiellement construite pour servir un monde qui n’existe pas. Dans Le Monde comme si, Françoise Morvan déroule l’implacable récit de toutes les conséquences de cette logique. Et l’on est pris de vertige quand on lit que ceux qui tombent dans le piège de ce miroir ne sont pas forcément d’extrême-droite – bien au contraire, tout au contraire. Cet essai apparaît d’abord comme un geste politique, frontalement politique : il mêle l’analyse historique de la Bretagne, la connaissance de ses langues (plurielles, selon les "régions") et l’expérience biographique d’une chercheuse qui cherche la si "simple" vérité, hors de toute ces fables du monde comme si. Avec la langue comme fable de toutes les fables, le breton dit "unifié", artificiellement construit et dont l’orthographe à été fixée en... 1941. C’est sur la base de ce breton artificiel qu’on a vu s’élaborer, dès le XIXe siècle, l’argumentaire nationaliste : pour construire la nation, il faut d’abord en rendre la langue ethniquement pure, la nettoyer de tous ses emprunts au français. Et cette fiction, largement répandue par la propagande nationale-socialiste, arguant de la nécessité d’instaurer une Europe des régions, permettait de se construire contre les autres – tous les autres, et principalement les Français, présentés comme ethniquement impurs, métissés, enjuivés, issus la latinité honnie des Celtes. Le drame de la culture bretonne d’après-guerre est d’avoir prolongé la quête de reconnaissance d’une identité bretonne, en occultant les sombres pages de cette histoire commune – la meilleure méthode pour détruire efficacement une culture populaire et une langue, qui ne cessent de disparaître un peu plus chaque jour.

Et précisément tout le projet initial de Françoise Morvan, avant de prendre ce tour politique et combattif, consistait à sauver, modestement, quelques pans de la mémoire populaire bretonne. Il s’agissait pour elle d’éditer les nombreux contes collectés par François-Marie Luzel, un folkloriste du XIXe siècle. Sauvegarder dans et par le livre une oralité perdue à jamais. Ce projet impliquait donc, pour être cohérent avec lui-même, de respecter les manuscrits, avec leurs variations et leurs couleurs "locales" – en dehors de toute orthographe unifiée, unifiante. Et c’est là que Françoise Morvan a commencé à comprendre que le monde comme si n’allait pas se laisser dire en vérité – plurielle, nécessairement. Opposition scientifique et universitaire, complicité active de l’ensemble du réseau culturel bretonnant, lâcheté ambiante, y compris du milieu judiciaire – car très vite, les choses s’enveniment, et les projets de Françoise Morvan lui valent procès, menaces, et attaques dans la presse. Et l’on comprend vite que ce sont les instances régionales de la décentralisation qui ont permis, légitimé et amplifié ces dérives nationalistes. Dans cet essai salutaire, rigoureux et toujours plein d’humour, elle relate l’enchaînement vertigineux que le monde comme si est capable d’engendrer pour garder le compte de ses mensonges et de ses coupables omissions. On en arrive à ce cruel paradoxe : à force de faire taire la langue vive partout où elle vit, ce monde, si violemment comme si, est en train, sciemment, sous une pseudo-agitation médiatique, de la laisser mourir en silence, la langue vive...

© Bruno Tackels - Mouvement

Le monde glauque du mouvement breton... par Édouard Le Moigne
On ne sort pas indemne de la lecture du Monde comme si de Françoise Morvan, récemment publié par les Editions Actes Sud.
Bien sûr, on sait que les nationalistes bretons ont plongé dans la collaboration pendant la guerre. Bien sûr, on connaît la triste épopée des miliciens du Bezen Perrot, cette formation militaire en uniforme SS. Bien sûr, on connaît les services de Roparz Hemon salarié appointé par les nazis à la tête de Radio-Rennes et père du breton unifié [qui est à présent le breton officiel, prôné tant par l’Office de la langue bretonne que par les écoles Diwan]
Ne l’ignorent que ceux qui délibérément ont choisi de nier la vérité la plus évidente. Et pourtant, même bardé de toutes ces convictions, de toutes ces preuves irréfutables accumulées par les témoins comme par les historiens, vous ne sortirez pas sans dommage de l’ouvrage que Françoise Morvan consacre, au travers de son expérience personnelle, à cette plongée dans le mouvement breton. Car le pire vous attend.
Antirépublicain par ses origines maurrassiennes, antijacobin par opposition à la Révolution française, le mouvement breton est resté fidèles à ces constantes.
Le pire dis-je ? oui, si l’on mesure comme en atteste à diverses reprises Le Monde comme si, que toutes les forces politiques de gauche comme de droite, non seulement ferment les yeux sur cette réalité, mais concourent activement à l’imprégnation de la sphère publique par ce régionalisme dont on mesure mal les dangers, au point d’adopter de nombreux points de son propre programme.
Native de Rostrenen, enfant de la deuxième génération de ces émigrés bretons qui, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, ont dû avec balluchon et moutards gagner Montparnasse pour travailler chez Renault, la jeune Françoise n’a vécu son enfance que pour retrouver au pays, ses racines bretonnes .
Cours de breton, scolarité rapide et brillante sanctionnée par une agrégation de lettres, affectée sur sa demande comme professeur en pays bretonnant, fondatrice d’une école Diwan, école privée pour l’enseignement du breton par immersion , encore un peu, elle va se laisser entraîner aux barbouillages des pancartes routières... La totale.
Mais décidément, c’est le théâtre, c’est la littérature, l’édition des œuvres du poète rostrenois Armand Robin, ce sont les traductions, qu’elle mènera souvent conjointement avec André Markowicz traducteur de Dostoïevski et de Tchékhov qui l’appellent, non sans succès (puisqu’elle est nominée pour les Molières en 1993) et qui l’amèneront, fait peu courant, à interrompre sa carrière d’enseignant pour vivre de sa plume.
Et c’est là que tout bascule. Tout bascule lorsqu’elle s’avise de publier les chansons, contes et autres pièces de théâtre que le folkloriste François-Marie Luzel a collectés à la fin du XIXè siècle. Pourtant les choses avaient bien commencé puisque Per Denez, responsable du Département de Celtique de l’Université de Rennes II lui propose d’en faire la matière d’une thèse de doctorat.
Le drame éclate lorsque Françoise se propose, après un immense travail de mise en forme (25 volumes !) d’éditer les œuvres de Luzel conformément à ses manuscrits.
C’est qu’en effet, Per Denez exige la transposition des carnets de Luzel en breton unifié, celui-là même que Roparz Hemon avait mis au point et qui n’a qu’un rapport assez lointain avec les parlers populaires dont justement Luzel avait gardé trace.
Une saga commence. Un roman truffé de coups bas assez sordides et même d’un procès intenté par son directeur de thèse... qu’elle gagne ! Et une thèse qu’elle soutient avec les félicitations du jury.
Enfin justice direz-vous. Vous n’y êtes pas ! Car le mouvement breton, régionaliste, autonomiste, indépendantiste... perdure de plus belle et reçoit de mille façons consécration de son programme.
Le barbouillage des panneaux routiers a été couronné de succès au point que la reconquête brittophone du pays gallo qui n’a jamais parlé breton est bien engagée. Les subventions publiques coulent à flot sur une culture bretonne aux accents roparzhemoniens, des ouvrages résolument xénophobes sont subventionnés, les écoles Diwan sont propulsées sur le devant de la scène et promues par voie d’intégration à faire éclater le cadre républicain et universaliste de l’école publique.
On sait que le Conseil Régional a un temps réservé les chèques formation aux natifs de Bretagne, que des antisémites notoires ont été donnés en exemple à la jeunesse, tels Roparz Hemon au collège Diwan du Relecq-Kerhuon ou au centre culturel breton de Guingamp, ou encore Loeiz Herrieu à l’école Diwan de Lorient, que le groupe des Seiz Breur, expression artistique du Parti National Breton pro-nazi fait l’objet d’un exposition itinérante dans différents musées publics de Bretagne...
On saura gré à Françoise Morvan d’avoir désembrouillé cet embrouillamini qui n’a de culturel ou de linguistique que la façade. On lui saura gré d’avoir reconstitué le cheminement des protagonistes du mouvement breton les plus compromis pendant la collaboration, et de nous les faire retrouver à la tête des institutions régionales : ils réapparaissent à la tête du Celib, terreau et préfiguration de l’autonomie de la Bretagne, ou encore en relation avec les organisations européennes les plus engagées dans la promotion des ethnies contre les Etats-nations, et, bien sûr, sont les intervenants écoutés et entendus de la décentralisation.
Et cela se voit à présent encouragé par les objectifs actuels de la déréglementation dont les coulisses se situent au niveau de la mondialisation, du FMI, de la Banque Mondiale et de Bruxelles.
Le Monde comme si est une tranche de vie, une tranche de sa vie. Et passé du domaine de la littérature qui était son premier champ de recherches et d’écriture, à celui de l’histoire et de l’actualité politique, son ouvrage constitue dorénavant une référence incontournable du mouvement breton.Usant avec un réel bonheur de la langue française, le Monde comme si est un régal pour le lecteur. Et il se dégage par ailleurs de l’ouvrage l’esquisse d’une personnalité attachante de naturel et de fraîcheur et dotée de rares qualités de lucidité et de courage.
Edouard Le Moigne