Une patience
par Serge Bonnery

 

Une photo d'autrefois, reproduite en amont du livre. Et le chemin vers soi s'écrit, qu'on a mis si longtemps à amorcer, qui supposait d'avoir décelé le territoire précis, les indices matériels (comme cette "patience" elle-même), de la quête. Serge Bonnery est aussi le fondateur du site chantiers.org, on y trouvera un dossier d'acompagnement du livre, avec en particulier des photographies. Compte rendu de lecture par Yves Ughes, qui a récemment publié chez le même éditeur Décapole. FB

La mort, ce sont des voix que l'on enterre. De leurs paroles en allées, demeure encore, imperceptible, une musique; invisibles, un arbre dans un jardin clos, un banc de pierre, où, chaque soir, s'asseyaient leurs verbiages rocailleux, leurs exclamations ensoleillées quand, longtemps après, relisant sur leurs lèvres (elles couraient sur leurs visages), j'entendais leur silence. Et seul leur silence me répondait, qu'il conviendrait un jour, me disais-je, d'interroger. Serge Bonnery, "Une patience", extrait, L'Amourier, avril 2003.

 

le tremblé, la fidélité, par Yves Ughes

Il est des morts indéracinables, des disparus qui font la terre meuble sous nos pas ; on ne peut échapper aux murmures de leurs lieux.

Tout pourrait ici commencer par la fin d’une vie, par les derniers instants d’un grand-père que le narrateur évoque, en rétablissant un échange par delà le néant

Je me souviens que ton dernier acte fut de griffonner quelques mots (on t’avait glissé un crayon dans la main pour cela), d’une écriture tremblée, indéchiffrable, sur un papier où tu avais voulu inscrire, je crois, le nom d’une de tes vignes. Celle qui, compte tenu de sa situation géographique, haut perchée sur une crête de pierres blanches burinées par le soleil, t’avait sans doute donné beaucoup de mal, exigé de toi bien des efforts. Ce papier a été froissé, égaré. Il a été perdu, avec ses mots pour rien.

Face à la mort, on trace toujours des mots pour rien. La plupart des papiers finissent froissés, égarés mais ils sont, avant de disparaître, élans et mouvements. Dans leur précarité même, ils se font geste vers l’autre.

Le texte de Serge Bonnery est action de résurgence, acte de communion avec l’être cher désormais éteint. Et la reconquête du pas s’accomplit dans le cataclysme comme dans les saveurs d’une vie âpre, à la fois rude et ample.

Par l’armée ce grand-père fut doté d’une patience bien futile, patience : petite planchette, percée d’une rainure, dont les soldats se servent pour astiquer les boutons. Mais le texte évoque aussi, implicitement, une autre patience, valeur essentielle que celle-là : s’enracinant dans l’âme elle permet de vivre, de durer tout au moins.

Car par delà les ans et la mort, cet être aimé est un guide dans l’horreur -il a traversé la guerre de 14-18- et il est homme de résistance, de terre, de vignes et de labeurs, planté dans la dignité de ces cultures mûries au soleil, parfois menacées ou fracassées par sa violence.

Pour l’atteindre donc, il faut tenter de faire à rebours la route parcourue, et saisir ce qui a pu se jouer dans cette première guerre mondiale qui apprit à tout un chacun, selon le mot de Paul Valéry, que nos civilisations sont périssables.

Le livre cherche donc les voies de la compassion, compassio, compati : souffrir avec, le souffrir avec comme mode d’écriture.

Placé à ce niveau, le récit n’est pas sans risques. Pour dire l’innommable, il lui faut se dégager de tout ce qui, semblant exprimer l’horreur, la rend acceptable, et pourquoi pas délectable.

Face au risque de grandiloquence qui toujours envahit le compte-rendu officiel, face à la dramatisation qui pervertit les termes s’imposent ici, presque comme une évidence, les mouvements simples de celui qui réalise un travail par agencement ; les éléments donnés par la vie sont saisis avec pudeur, à peine modifiés par la pression affectueuse de la main artisanale.

Le tremblé de l’écriture est cultivé comme une acte de fidélité.

De fait, le récit toujours se recompose et s’appuie sur des rythmes qui cassent tout risque d’illusion et toute velléité d’organisation dominatrice ou explicative. On avance au gré de souvenirs dont les supports dictent le rythme. Les photographies, scrutées avec une patiente affection suspendent l’instant, telle marche sous les salves semble se revivre au ralenti. Quand la violence explose, elle cisaille le temps. L’ellipse laisse travailler la mort.

Le dérèglement du monde en guerre se perçoit sur le front comme en ces terres de vignes que les vieux doivent désormais soigner de leurs mains fatiguées.

Dans un premier temps la sauvage lutte guerrière détruit les actes fondateurs, elle tentera par la suite de défaire notre mémoire par la banalité, par l’usure des mots.

Une patience fait au contraire partie de ces oeuvres qui sarclent le sol pour recomposer une vie chère, l’une de ces existences arc-boutée jadis sous la mitraille boueuse, cassée par l’effroi, mais que les ceps ont redressée.

Par la création du texte s’opère une reconquête de l’offrande reçue et rendue acceptable.

Comme pour défier la barbarie Il est aisé maintenant de refaire le chemin parcouru.

yves ughes