Du Tragique
anthologie, documents et lectures par Dinah Ribard et Alain Viala

Qu'on relise dans Proust ce passage où Charlus renvoie son neveu Robert Saint-Loup brutalement à ses études à propos de Racine... Sur Racine encore, qu'on relise le magnifique essai méconnu de Giraudoux dans "littérature", publié en Folio, ou qu'on se replonge dans la nouvelle édition Pléiade de Georges Forestier, selon la ponctuation originale... Le Tragique est depuis l'origine aux sources du travail de représentation qui a conditionné tout notre art, voir la phrase d'introduction d'Aristote à son chapitre sur la tragédie dans sa "Poétique": Qu'est-ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes? – dans le très modeste apparat d'une collection de poche "recommandée pour les classes de lycée", Dinah Ribard et Alain Viala tentent de retisser dans le Tragique ces liens aux démarches d'aujourd'hui, et ce n'est pas un hasard s'ils ouvrent leur introduction par un cliché photo du World Trade Center effondré.

Le Tragique recoupe ici sans cesse le politique, s'exprime dans les champs de force de la fiction d'aujourd'hui. Je me permets de renvoyer à l'article sur la création littéraire rédigé par Alain Viala dans le Dictionnaire du littéraire paru aux PUF l'an dernier, et de reproduire ci-dessous mes réponses à des questions d'Alain Viala, partiellement reproduites dans l'ouvrage à la suite d'un extrait de Mécanique. Merci à Claire Cazanave, membre du GRIHL de l'EHESS, et qui prépare une thèse de doctorat sur les questions du dialogue au 17ème siècle, d'avoir accepté de souligner ces enjeux, et en quoi la catégorie plurielle du tragique échappe, dans ses dimensions contemporaines, au seul ressort de la tragédie - FB

 

"l’histoire voue la catégorie du tragique à l’instabilité"
par Claire Cazanave

publications et travaux de Claire Cazanave sur le site de l'EHESS

Quoi de plus « classique » dans l’histoire littéraire que la question du tragique ? Classique, l’ouvrage l’est, au sens étymologique, par son inscription explicite à destination des « classes » : la quatrième de couverture signale que la lecture en est « recommandée pour les classes de lycée ». Rien d’étonnant à cela puisque l’étude des registres –la collection compte également un numéro sur le comique, le didactique, l’épique et le satirique– fait partie des nouveaux programmes de l’enseignement secondaire du français. Classique, l’ouvrage l’est aussi, au sens plus courant du terme, dans le choix de l’illustration qui figure sur la première de couverture, un détail du célèbre tableau de David, Les Licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils, exemplaire du néoclassicisme pictural, qui n’offre rien que de très traditionnel dans la représentation du tragique, comme expression antique de l’effroi (une jeune fille, dans un mouvement de recul, se protège le visage des mains) et de la déploration (sa mère, soutenant une seconde jeune fille évanouie, tend le bras dans un geste de douleur).

Sur l’étal de la librairie, rien ne signale cet ouvrage de ses semblables dans le domaine. Le lecteur enseignant ou lycéen peut en conclure un peu vite qu’aucune surprise ne l’y attend, le lecteur « ordinaire » dédaigner un ouvrage qu’il supposera exclusivement scolaire. L’un et l’autre y perdront. Ce livre est de ces lectures, trop rares, qui ont le pouvoir vivifiant de réveiller la pensée. Sous l’apparent classicisme d’une anthologie commentée, un regard neuf déplace la perspective et renouvelle le discours sur le tragique –et, ce n’est pas un mince enjeu, sur l’histoire littéraire. Le chapitre introducteur donne le ton, intitulé « Ouvertures ». N’en doutons pas, les auteurs pèsent leurs mots, eux dont la première préoccupation est de comprendre « ce que des mots veulent dire ». Le parti pris et la forte originalité du livre s’annoncent d’emblée, dans cette volonté d’ « ouvertures » au pluriel.

Le geste novateur tient dans l’ambition déclarée de dissocier le registre tragique du genre de la tragédie auquel il est trop évidemment et trop souvent superposé. Les auteurs refusent de partir de l’étude du genre pour accéder au registre, mais se proposent au contraire de tenir ensemble le couple tragédie / tragique, dont les deux composantes sont considérées à la fois dans leur dépendance et dans leur autonomie. La tragédie n’est qu’un mode parmi d’autres d’expression du tragique, qui peut investir d’autres genres littéraires. L’anthologie est ainsi organisée en plusieurs sections qui envisagent successivement le tragique au théâtre – et le terme de « théâtre » réfère à d’autres formes dramatiques que la tragédie, comme le mélodrame ou le drame– puis le tragique dans la poésie, le roman, l’essai. De texte en texte, le lecteur progresse ainsi à travers divers investissements de la catégorie de tragique.

Il faut apprécier à leur juste mesure les nouveaux enjeux qu’une telle démarche introduit dans l’histoire littéraire. Ce solide parti pris épistémologique, sans mener agressivement la polémique (ce n’est pas le terrain sur lequel les auteurs se placent), ne l’en ouvre pas moins avec force. Dans cette dissociation du lien entre tragédie et tragique où le genre joue le rôle de matrice du registre, se formule la remise en cause d’une pensée normée et d’une démarche contestable sur le plan intellectuel : examiner les textes au regard d’une essence immuable du tragique, extraite d’un corpus arbitrairement limité aux tragiques grecs ou au « sublime » Racine, revient à «tourner en rond» et à tomber sur des conclusions mises en place dès les prémisses. Le sacro-saint manuel de Lagarde et Michard, dans lequel toute une génération a construit son savoir littéraire, et, plus récemment, la très institutionnelle Jacqueline de Romilly, n’en sortent pas indemnes.

A rebours de cette méthode, les auteurs proposent une observation « empirique » des textes, la moins subjective et la plus large possible. Aucun objet n’est refusé a priori au nom d’une définition préconstruite du tragique ou de la recherche d’une convergence des occurrences, le critère présidant à la sélection étant la présence, dans les textes, d’« usages explicites » de la catégorie. Le choix ne procède donc pas du sujet observant mais est dicté par les objets eux-mêmes. Ce qui suppose l’accueil de textes très divers, puisqu’il n’existe pas un tragique pur, au côté duquel graviteraient des formes imparfaites, mais des tragiques (on retrouve là l’enjeu du pluriel), c'est-à-dire des usages diversifiés, dont aucun n’a plus de valeur que les autres mais prend sens relativement au contexte socio-culturel d’une époque donnée.

D’où l’importance épistémologique de proposer une anthologie, qui donne au texte la première place. Chaque extrait est ainsi introduit par un bref paragraphe visant à resituer le contexte de publication, et les commentaires synthétiques sont rejetés en fin de section. Ainsi le commentaire n’est-il jamais tyrannique. L’ouvrage ne se donne pas comme un prêt à penser (écueil si courant dans le domaine de l’édition scolaire) mais comme une exploration et une invitation à la réflexion. En effet, il ne s’agit jamais de trancher sur ce qu’est le tragique mais de faire l’histoire des variations de sa définition. D’ailleurs, dans cette histoire, la préférence n’est donnée à aucun texte sur un autre : les classiques sont là, bien sûr (Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare –on notera, ici, le souci d’ouvrir le corpus à la littérature européenne et à la francophonie : Goethe, Aimé Césaire, Emile Verhaeren, Primo Levi sont aussi convoqués– Corneille, Racine), mais ils sont traités à leur juste mesure, c'est-à-dire comme éléments d’une histoire. Du coup, certains d’entre eux apparaissent sous un nouveau jour. Ainsi de Racine, institué comme modèle classique de la tragédie, et pourtant, dénoncé par Voltaire au XVIIIe siècle pour avoir affaibli le genre par la peinture d’amours galantes, jugée inapte à produire un effet tragique. L’exemple est révélateur de ce que dissimule traditionnellement la sacralisation : l’enjeu du tragique n’est pas du côté des codes génériques mais des émotions ressenties. C’est ce que traduisent des textes comme Si c’est un homme de Primo Levi ou Mécanique de François Bon. Ces deux récits de (sur)vie (la déportation, le deuil d’un père) recourent spontanément à la catégorie du tragique pour évoquer des expériences douloureuses. C’est bien que ces écrivains trouvent là une façon de traduire une émotion qui engage la confrontation de l’être à la mort. Mais cet usage est aussi le signe, par la différence des contextes dans lesquels s’inscrivent chacune de ces œuvres, que le tragique est une catégorie qui structure l’imaginaire occidental.

Ainsi, s’affirme chez les auteurs une ambition anthropologique large. Le passage en revue des divers investissements historiques est orienté vers le constat que le tragique excède le seul discours littéraire, pour s’étendre à l’ensemble du discours social : il n’est pas anodin que Patrick Declerck, dans Les Naufragés, pense la situation des clochards de Paris à l’aide de cette notion ; tout aussi récemment, Pierre Georges, dans une article du Monde du 19 octobre 2001, réfléchissait au tragique des attentats du 11 septembre. Les mots de « tragique » et de « tragédie » sont d’usage courant, et c’est précisément ces emplois extérieurs à la littérature que les auteurs ne veulent pas faire passer à la trappe. Ce que l’ouvrage met finalement en évidence, c’est que le tragique est une catégorie supra-littéraire, qui trouve son origine dans la littérature mais qui s’est mise à fonctionner en dehors d’elle comme « modèle culturel», fix[ant] certaines manières de percevoir la réalité » : «là réside [...] un des rôles de l’art en général, et de l’art littéraire en particulier : il trace des façons de ressentir, et donc ensuite de penser, qui sont un fonds commun à une culture » (p. 316-318).

L’enjeu profond du livre serait peut-être alors une histoire de mots : il s’agit, fondamentalement, de comprendre ce qu’on dit et ce qu’on fait quand on parle de tragique, dans la pratique quotidienne et aussi, dans la pratique scientifique, en tant que littéraire, historien ou philosophe. Dans cette histoire de la notion de tragique que retrace l’anthologie, et donnés comme éléments de cette histoire, figurent aussi des textes interprétatifs, historiques ou philosophiques. Or, ces commentaires apparaissent eux aussi engagés dans des partis pris, imposés par la sélection des objets d’étude, qui rendent inévitablement le regard partiel, si ce n’est partial. Manière, une nouvelle fois, de rendre le lecteur vigilant, mais aussi, de réfléchir pour les auteurs à leurs propres pratiques et aux limites de leur propre travail. La clé d’une « voie possible », donnée à propos de la démarche historique contextualisante, pourrait s’appliquer parfaitement au choix épistémologique de cette anthologie : « garder la conscience des limites, tout en s’efforçant de constituer des intertextes diversifiés » (p. 307).

Nous ne serons donc pas étonnés si la question précise du « registre », qui fait l’objet même de la collection et de l’ouvrage, n’est abordée que dans un ultime chapitre de « Bilans » –on notera le pluriel obstiné, juste écho aux «Ouvertures » – : la définition est donnée comme le fruit de l’observation des textes. Définition nécessairement provisoire : les auteurs nous laissent sur les chemins d’une recherche personnelle munis de ce dernier viatique intellectuel : l’histoire voue la catégorie du tragique à l’instabilité. Lecteur qui cherchait de trop faciles réponses, te voilà condamné à la curiosité !

 

dialogue Alain Viala / François Bon sur le Tragique
merci à Alain Viala de m'avoir permis cette explication, qui figure ici sans ses questions...

J’ai rencontré tard la tragédie. Le sentiment du tragique, oui : je le cherchais dans les romans, ceux de Balzac ou Dostoievski. De l’enfance jusqu’à mes dix-sept ans je me suis toujours gavé de roman, et toujours pour cette impression de buter dans l’obscur, d’avoir à démêler la vie mais qu’on y est pas celui qui gagne.
La forme épurée de la tragédie, il me fallait avoir moi-même écrit un premier livre pour que s’ouvre l’écluse (elle sonne étrange, cette phrase de Maurice Blanchot, pour moi qui suis né en pays de marais : « Une écluse s’ouvrait, je changeais de niveau avec moi-même »). Je connaissais déjà le grand romancier tragique de notre siècle, William Faulkner, il était déjà pour moi au centre de tout, quand j’ai enfin osé ouvrir les vieux grecs. Question de traduction aussi : les traductions proposées par les différentes collections de poche ne me satisfont pas, et j’avais trouvé à Marseille, chez un bouquiniste, d’occasion, les deux Pléiade qui rassemblent Eschyle, Sophocle et Euripide.
Le premier choc, c’est que l’histoire est connue d’avance. D’emblée on sait tout. La totalité des personnages, et comment cela finit. Ce qu’on sait, c’est que les personnages ni l’histoire n’y changeront rien. Mais, dans cette immobilité, la langue va se déployer, heurter à tout l’obscur d’une situation irréversible. Et ce déploiement de langue va devenir aussi fort que le drame du réel, un temps le surplomber et le repousser à distance.
Le deuxième choc, c’est la langue. Elle n’a pas à raconter, puisque, dès le moment d’exposition, chacun sait tout. Alors elle creuse, elle déploie, elle combat. Et c’est une affaire de masques qui parlent, tout rigides, hissés sur des cothurnes : le corps est immobilisé, les corps ne peuvent pas plus se rejoindre que Prométhée, fixé à son rocher vertical, ne peut toucher Io, qui parcourt essoufflée le monde horizontal, toujours en fuite. Et le chœur incarne cela tellement bien, parole détachée de l’action, parole devenue collective : comme le chœur en nous de tous ces livres qui nous aident à démêler le présent indémêlable. Un chant sur un gouffre.
Depuis, c’est un rite : à chaque période d’entre deux livres, je réouvre mes Tragiques (ils ont vieilli, mes deux Pléiade), au moment où Ajax se réveille de son crime, que les vagues apportent à Hécube le cadavre de son dernier fils, ou bien que les Suppliantes demandent asile sur l’île que, par cela même, elles mettent en danger. Il est question d’une civilisation qui tombe, d’une civilisation en bascule, et c’est cela qui compte.
Mécanique n’est pas pour moi un de ces livres prémédités, conçus. Je venais de perdre mon père, de traverser des étapes où on ne pense pas, mais on fait. De temps évidemment bouleversé, si l’émotion vous apporte des images venues de très loin, qu’on croyait oubliées, et que tout cela, par l’intensité du choc, est présent simultanément, forme ce bloc compact que l’absence de l’autre a rendu irréversible. Je n’aurais rien su faire d’autre que rester là, tenter de comprendre. Et chaque matin je m’étais mis à noter, en vrac, ces images qui flottaient, si proches, parce que le corps de l’autre, qu’on avait vu devant soi s’éteindre, avait disparu comme entre vos mains. C’était au sortir de la nuit, dans le jour pas encore levé, que j’accumulais ces notes, pour pacifier, pour m’en défaire, en hommage. Comme un sculpteur ferait dans le bronze visage du mort, pour le saluer ou le garder.
C’est venu ainsi par blocs, d’aucuns longs, d’aucuns juste d’une phrase. Je m’étais interdit de revenir en arrière : je voulais un inventaire de moi-même dans le choc. Et ces notes obéissaient à des récurrences. Des intérieurs de maison se rejoignaient avec précision, là où je ne savais plus rien de la maison au dehors. Les visages anciens du père étaient présents tout près dans le rêve, quand le visage récent s’effaçait, et pour la voix c’était le contraire. Et puis il y avait la traversée même. Réécrire ce qui n’avait pas de sens, et se limitait à des images si conventionnelles : une route faite en voiture, un couloir d’hôpital, s’orienter dans les franges de la grande ville.
Alors, au premier tiers de ces notes, pour les distinguer, j’ai mis en tête de chaque paragraphe un mot, selon ces récurrences. Et cette traversée réécrite du présent vide, l’instant tragique de l’autre qui s’en va, c’était pour moi comme une plainte douce, parce qu’on ne pouvait rien faire de plus. J’ai choisi lamento comme repère que je pensais provisoire, sans musique en tête : il y avait ces trois quarts d’heure quotidien d’écriture sur la table de cuisine, le bol de café à côté, et des journées plutôt cloîtrées, silencieuses. Parce que chaque paragraphe commençait ainsi par un mot, photograhies, maisons, voix, et donc lamento pour filer le tout, les mots sont devenus des germes, aidaient à prolonger l’inventaire. La lamentation, c’est une plainte devenue rituel et partage. Ça a duré trois semaines environ. Après, le mort, on en rêve, il vous parle dans les rêves, et c’est différent : le mental, au-dedans, réorganise le choc, commence le deuil. Ce monde re-né de l’enfance (c’était son prénom, René), il y avait une envie folle de s’y incruster, le prolonger ou le développer : maintenant que les images étaient là, les accepter, s’y enfouir. Je me suis dit que ce qui comptait c’était le choc, et qu’il me fallait m’interdire d’ajouter au texte quoi que ce soit que j’aurais pensé ou trouvé ensuite, après. Polir les paragraphes, les frotter jusqu’à l’endroit où ça hurle, oui. Mais pas rajouter, et ne pas changer l’ordre. Le livre commençait à crier parce que lui-même alors souffrant de tout son manque.
Et, oui, je comprenais un petit peu mieux, alors, du dedans de la prose, les trois anciens du Tragique : Eschyle des Suppliantes, Sophocle d’Ajax et Euripide d’Hécube.