Valéry Hugotte / Robert Desnos : les mots des mythes et les myrtes des morts | |
Comment tappelles-tu voyageur
? Valéry Hugotte enseigne à l'université Bordeaux III autres textes de Valérya Hugotte sur remue.net : A picture of you, images du rock'n roll ou Moi seul, contre l'humanité... une étude sur Lautréamont ailleurs sur Internet : voir le site de la revue Prétexte (sur Bernard Noël, Eugène Savizkaïa, ou ... François Bon) |
|
Robert Desnos sur Internet "à la mystérieuse" - par Jean-Pierre Rosnay, un bel ensemble de pages sur Franceweb-Poésie, avec aussi un inédit : "à la dame si reine" et une bibliographie pour l'actualité du surréalisme en France, une seule adresse, la liste Mélusine (cf Fabula) - ou, quand ça marche, le centre de recherche sur le surréalisme - l'essai de Michel Murat : Desnos, les grands jours du poète sur le site des éditions Corti "puis-je rester libre et garder ma raison" - l'hommage du ministère de la culture pour le centenaire Desnos on trouve sur le Net bien d'autres extraits de poèmes, il suffit de partir en chasse, mais cela ne dispense pas de l'achat de la très belle édition Quarto de ses oeuvres |
on
connaît tous le travail critique de Pierre-Marc de Biasi, en particulier
dans le domaine de la critique génétique - on sait moins
qu'il est aussi peintre il ne nous en voudra pas, j'espère,
de reproduire ici cet "hommage à Desnos" comme signe
d'estime amicale FB
le travail artistique de Pierre-Marc de Biasi |
Valéry Hugotte / Les mots des
mythes et les myrtes des morts
1. " Il paraît, on le dit, ou pour être juste on linsinue, que tout ceci finira par faire une histoire. Oui, pour les cons ", écrit Aragon dans Le Con dIrène, avant dajouter : " Cest une manie bourgeoise de tout arranger en histoire " . Soit. Mais comment échapper finalement aux histoires, si le monde bourgeois que vous aviez cru ébranler est plus fort que jamais, au moment de recueillir vos cendres? Les histoires, nous le savons bien, continueraient effectivement de sécrire. Il nempêche quAragon visait juste : rien ne renforce mieux un ordre que la légitimité des histoires, si par histoires il faut entendre le produit dune causalité toute-puissante qui finit toujours par donner raison au gagnant. Aragon visait juste mais il jouait perdant, parce que ce monde-là avait plus que tout besoin dhistoires pour supporter un siècle de désastres, rien ny échapperait et surtout pas ses révolutionnaires défaits. Sitôt passé le temps de lorage, se multiplieraient tout naturellement histoires du surréalisme et biographies des grands hommes du mouvement. Après tout, dans une telle histoire, ne manquait ni la complication des intrigues ni la valse des personnages, et les figures familières des psychologies faciles seraient au rendez-vous devant cette toile de fond privilégiée du vieux roman historique, une toile élargie soudain à des dimensions planétaires : le panorama tourmenté dune époque prise entre deux guerres. Les insurgés dhier prêteraient même leur concours pour parfaire le recyclage : Robert Desnos dès 1927, dans un texte commandé par Jacques Doucet ; plus tard André Breton lui-même, sous prétexte daccorder quelques Entretiens, une expression dont la désinvolture apparente dissimulait mal le souci de ne manquer aucun des effets nécessaires de sa version autorisée. Il est même plaisant de remarquer que cette histoire-là, il appartiendrait finalement à Aragon de lécrire, dans sa variante la plus frappante sinon la plus fidèle, négligemment rejetée en arrière-plan dune étrange tragédie je pense au Paul Denis et au Ménestrel de son Aurélien. Les histoires sécriraient donc, de ceux qui avaient prétendu sen dégager. En même temps, voir les choses ainsi, cest encore se placer dans la perspective dune histoire, cest juger un combat sur les termes dune reddition. Cest oublier un peu vite quelle stratégie magistrale élabore le surréalisme, pour sarracher à une telle écriture, à ses artifices usés et à ses décors rebattus. Trouver enfin du nouveau exigeait que la vie sécrive autrement : contre les histoires, les surréalistes sempareraient du mythe. De fait, si lon retient du mythe, non seulement certaines configurations structurelles, mais aussi sa capacité à ouvrir un temps hors de lHistoire, alors les premiers moments du surréalisme peuvent nous apparaître comme une quête fiévreuse du mythique traqué dans les moindres vers dun jeune poète monté à Paris, interrogé sur le visage de la première passante, trouvé peut-être dans les recoins dun Marché aux puces ; un mythe justifié aussi par quelques devanciers savamment mythifiés : la fulgurance apollinienne de Rimbaud, la noirceur infernale de Sade, et surtout le sursaut titanesque du comte de Lautréamont, pour son refus impérial dêtre inscrit sur les registres de lhistoire. Dailleurs, le mythe existait, puisquAndré Breton lavait rencontré demblée, comme un signe du destin, en la personne de Jacques Vaché. Evidemment, les histoires nous rappelleraient quétait vite venue lépoque où, comprenant trop bien que la quête faisait le mythe, les surréalistes avaient perdu linnocence de leur âge dor. Alors restaient les solutions plus retorses de lécriture. Le journal dune rencontre négrenait les dates que pour mieux briser toute chronologie : derrière le masque de Nadja, cétait déjà Mélusine qui menaçait de nous pétrifier. Le paysan de Paris nen finissait plus de chercher son sphinx dans les moindres passages, et le con dIrène, justement, nous renvoyait par surprise à une origine du monde authentifiée par " trois déesses nues au-dessus des arbres du Mont Ida ". Ayant posé comme axiome poétique que lamour nous inscrit dans le cercle parfait dun temps cyclique, Eluard pouvait quant à lui voir une déesse en toute femme sans même la dévêtir. Mais cela nétait plus tout à fait la même chose, et ce nétait pas ainsi que le mythe parlait à Robert Desnos, ce jeune autodidacte exalté, infiltré parmi ces intellectuels pleins de ressources. 2. Certes, le titre du premier grand poème de Robert Desnos, assez déterminant pour ouvrir en 1930 le recueil Corps et biens, bilan de sa période surréaliste, ce titre propose un rapport assez entendu avec le mythe. " Le fard des Argonautes " donnerait un maquillage subversif à la vieille texture mythique, convoquée telle une nouvelle toison dor quil conviendrait seulement denfermer dans l" enveloppe amusante, titillante, apéritive " dont parlait Baudelaire . Le poème date de 1919. Combien il paraît obsolète à Desnos quelques mois plus tard Pour qui sent alors passer de près louragan dada, tout cela ne peut plus être que littérature. Puis, jouer des rencontres du mythe et de notre vie moderne suppose une machinerie docilement infernale qui, on le comprendra rapidement, convient trop bien au grand ennemi Cocteau. Estomper les rides, comment cela suffirait-il de toute manière à qui cherche un nouveau visage ? Trois ans après le travestissement de Jason, la solution pourra être tentante, de jouer non plus avec le canevas du mythe, mais avec la matérialité même de ses mots, dappliquer ainsi au mythe la recette dun langage cuit, jusquà faire perdre ses prérogatives au nom sacralisé et le faire descendre dans la foule des signifiants libérés : " Prométhée moi lamour " (510). Solution dautant plus séduisante que le mythe déchu peut transmettre un peu de sa richesse suggestive à des jeux aussi subtils que scabreux, qui pour beaucoup risquent de ne guère se distinguer des vieilles contrepèteries de lAlmanach Vermot. Après tout, " Les caresses de demain nous révèleront-elles le carmin des déesses ? " (509) cela compensait opportunément la jubilation potache de : " Est-ce que la caresse des putains excuse la paresse des culs teints ? " (504). Mais ne sagit-il que de cela ? La solution, reconnaissons-le, aurait été bien trop cavalière encore pour un poète qui semble bien se désigner lui-même, selon une expression de cette époque, comme un homme mangé aux mythes (521). Réduire à un nouveau fard ce jeu verbal, cest ignorer ce qui, depuis sa rencontre avec André Breton, a radicalement bouleversé le rapport de Desnos au mythique : on ne songe plus guère aux cosmétiques quand se vit une véritable métamorphose. 3. Pour mesurer ce qui a basculé chez Desnos dès son engagement dans le groupe de Littérature, il suffit douvrir ses Nouvelles Hébrides, ce long récit profus et délirant de 1922 dans lequel le jeune poète, pour la première fois, séprouve surréaliste, sefforce de " rétrograder jusque chez les sauvages ", comme aurait dit Lautréamont, afin de mieux resurgir lavé de toute préciosité symboliste ou affectation moderniste, au terme dune longue logorrhée libidineuse mêlant romans daventures, gags de cartoon et récit de rêve. Du seul point de vue thématique, il serait déjà remarquable que le livre soit tout entier traversé par un certain mythe du Déluge. Mais nous importera surtout que les images obsédantes de destruction prennent ici valeur de table rase ouvrant la possibilité dun recommencement radical, donnant au sujet la chance dune renaissance au mythe. Dans lunivers chaotique des Nouvelles Hébrides, le temps sarrête et les repères se brouillent : ce " pays des boussoles affolées " (96) est aussi celui des " pendules qui semballent à la douzième heure " (51). Le jeune poète noublie pas pour autant de rappeler à qui sont dus ces terres vierges et ce saut hors du temps. A la question lancinante du narrateur : " Quelle heure est-il, André Breton ? ", celui-ci répond invariablement : " Il est huit heures dix ", comme si grâce au mage des Champs magnétiques le temps sétait arrêté, ouvrant un raccourci fulgurant vers le substrat mythique. Reste tout de même à remettre les compteurs à zéro,
par un défoulement destructeur qui népargne pas même
les icônes surréalistes : Mais la mort, ne cessera de répéter le poète durant
toute sa période surréaliste, nest jamais pour qui
sait la vivre que le prélude à un retour plus glorieux : Cette première résurrection sera bientôt confirmée par une scène dun érotisme déjà bataillien qui voit le poète perdre ses yeux pour mieux conquérir un regard neuf : " Quand elle desserra son baiser, dautres yeux me repoussèrent, et verts " (78). De fait, le regard de Robert Desnos, ses yeux très clairs comme retournés en dedans, sa vue perçante et incertaine daveugle illuminé, joueront bientôt un rôle non négligeable dans laffirmation de son propre mythe ses yeux fermés qui " voi[ent] ce que je ne vois pas ", selon les mots de Nadja . En somme, à travers le discours exalté, il semble que ce soit déjà une nouvelle manière de voir et dêtre vu qui se cherche. Mais il faudra encore, après lenterrement rituel et lengloutissement sans appel dune Histoire noyée par linépuisable murmure, revenir au mythe sur un mode carrément insubmersible, préservé des férocités dada toujours promptes à rejaillir. Lune des solutions consiste à sauver, parmi tant doripeaux sacrifiés, quelques figures emblématiques et suffisamment redoutables, afin de les hausser à la hauteur dun mythe fondateur. Il sera facile à André Breton, lors de la rupture de 1929, de reprocher à Desnos son manque " desprit philosophique " . Cest que le poète de La Liberté ou lamour ! a bien du mal à faire sienne une perspective marxiste, quand la Révolution lui apparaît, non comme la résultante dun processus historique, mais comme le modèle indépassable dune libération toujours à reprendre, le coup de force de Robespierre à limage dun vol prométhéen le " Prométhée moi la mort " de léchafaud. Dailleurs, si Desnos se réfère plus quà tout autre période aux jours de la Terreur, cest bien pour sa capacité, que relèvera Blanchot dans un texte célèbre, à ouvrir une brèche dans lhistoire, à faire de lhistoire un vide . Décidément, l" esprit philosophique " importe bien peu, quand, à travers quelques vignettes dun livre décolier, légendées sans doute par une phrase de Michelet, ranimées par la silhouette surimposée du Divin marquis, sest écrit le mythe définitif dun homme et dun peuple unis pour en finir avec lOlympe des privilèges. Si lon admet que les années 1920 sont décisives dans la constitution dun certain mythe révolutionnaire, force nous est de le reconnaître chez Desnos plus violent que chez tout autre. Question de caractère et de circonstances, pour un jeune autodidacte rebelle à lépicerie héréditaire, expliqueraient les histoires rétrospectives. Question de nom aussi bien, qui permet à Desnos de sinscrire, un peu grossièrement il est vrai, dans une filiation susceptible de lui transmettre une précieuse aura mythique : névoque-t-il pas " le nom de Robespierre qui réunit mes deux prénoms Robert et Pierre " (299) ? La confession malheureuse ne tarderait pas à devenir pièce à conviction dans le réquisitoire du Second manifeste : " tout de même quelle idée enfantine : être Robespierre ou Hugo ! " , pourra ricaner André Breton qui navait que trop bien compris lenjeu de cette mascarade, pour avoir succombé le premier à dautres masques plus convaincants. En effet, épouser le mythe, ce ne pouvait être seulement singer Robespierre lépoque en vérité ne sy prêtait guère, et le rêveur aux paupières trop lourdes naurait pas été le plus crédible : la silhouette dArtaud avait plus de chance dincarner les Terreurs de demain. Puis, le mythe se devait dêtre neuf, tout en puisant au plus profond du répertoire ancien pour renforcer ses assises. Au plus profond, on sait bien quOrphée restait le plus vivace, mythe de la toute-puissance du poème quand il ose braver les ténèbres : Apollinaire, Rilke, Cocteau encore de lui consacrer bestiaire, sonnets, testament bien sûr. Mais lui manquait une incarnation absolument moderne, susceptible de révéler toutes les virtualités mythiques de la vie daujourdhui, dans ses avancées les plus extrêmes ce que le paysan de Paris nomme, précisément, " une mythologie moderne " . Certains pays du continent nouveau étaient déjà occupés : de la noyade de lEve future à lenvol de " Zone " et aux vrombissements futuristes, la mécanique ne tarderait pas à prendre un fâcheux air de déjà vu. En outre, Breton avait désigné la terre promise : à peine défrichées encore par les travaux sur lhystérie et la psychanalyse naissante, les vastes contrées de linconscient soffraient au " jeu désintéressé de la pensée ". Encore fallait-il réunir ces ingrédients disparates et maîtriser une audacieuse alchimie du mythe. 4. Surtout, pour que le mythe prenne, il devait revenir, non plus comme
motif habilement fardé, mais comme modèle réellement
habité. En fait, ce modèle avait déjà été
pressenti le temps dun rêve à valeur doracle
dans les Nouvelles Hébrides : " Une pythonisse me fait des
signes. Une foule macclame " (46). Cest ainsi : pour
Robert Desnos, la voie vers le mythique passerait, si lon ose dire,
par le pythique. Inutile de revenir ici sur le détail des séances
de sommeils hypnotiques qui révèlent brusquement un nouveau
visage du poète et, à travers lui, donnent vie à
la Rrose Sélavy inventée par Marcel Duchamp sinon
pour insister sur limportance de cette métamorphose qui a
valeur, en effet, de renaissance. Et pour rappeler la puissance mythique
attachée immédiatement au jeune poète qui, deux ans
auparavant, suppliait Benjamin Péret de lintroduire auprès
des inaccessibles dadaïstes. Couvrant le murmure des sceptiques,
les acclamations sélèvent, saluant le dormeur visité.
Aragon se laisse emporter par une verve toute religieuse en célébrant
cette Vague de rêve : Dans dautres conditions ? Breton ne se soucie pas de telles restrictions, qui souhaite à Desnos de " continuer à opérer le miracle les yeux fermés " . Présente durant ces séances, Simone Breton à son tour constate larrêt des aiguilles : " Nous vivons en même temps le passé le présent et lavenir " . Desnos lui-même assume pleinement son nouveau statut. En 1924, il écrit ainsi dans Deuil pour deuil : " Je ne crois pas en Dieu, mais jai le sens de linfini. Nul na lesprit plus religieux que moi " (195). A nous de comprendre quil ne croit quen lui-même, quil a à lui seul pris la place des anciennes idoles : " je ne trouve en ces pierres nul vestige de ce que je cherche. Le miroir impassible et toujours neuf ne révèle que moi-même " (193). Ainsi séclaire le titre de son recueil de 1926 : Cest les bottes de sept lieues cette phrase : " Je me vois " je me vois mort, je me vois dieu. Lassomption est dailleurs affirmée un peu plus loin dans Deuil pour deuil : " La surprenante métamorphose du sommeil nous rend égaux aux dieux " (210). Le pluriel de la première personne dissimule mal laffirmation du singulier : " Si une sorcière me disait tu seras dieu ", écrit-il en 1925, " je répondrais je le suis " (275). Convenons du moins que lalchimie est parfaite. La figure animée par Desnos réunit, déconcertante et irréfutable comme une parfaite image surréaliste, les plus anciens mythes de la parole inspirée et les clichés les plus saisissants de limagerie moderne : comme le souligne justement Marie-Claire Dumas, cest la même année que Nadja présente des portraits de Robert Desnos assoupi et que la Révolution surréaliste, dans son numéro du 15 mars 1928, célèbre le " Cinquantenaire de lhystérie " en publiant des photographies dAugustine, la patiente de Charcot. Le mariage, à dire vrai, va de soi. Tous deux savent ce quil en est de mourir à soi-même pour renaître transfiguré, illuminé devant lobjectif par la résurgence des désirs enfouis, par le réveil brutal des dieux abjurés. Rrose Sélavy, Orphée féminisé ou pythie renaissante, rapportera cette interrogation de lune de ses descentes aux enfers : " Mots, êtes-vous des mythes et pareils aux myrtes des morts ? " (509). Et les mots sans doute peuvent bien mener aux mythes, sils se conquièrent dans cette proximité-là de la mort. Car le poète en ces années ne cesse de mourir, ne semble écrire que pour répéter sa disparition, ou sen convaincre à force dépitaphes, de paroles doutre-tombe, de naufrages inlassablement déclinés . A ceci près quil nest justement pas question que de mots. Non, il nest pas question que de mots et cest bien pourquoi peut si rapidement surgir le mythe dune uvre qui excède largement la seule littérature coupable, selon Desnos, davoir fait, des " dieux de jadis ", " danodines allégories " (227). Une uvre qui tout de même relève de lécriture : comment ne donneraient-ils pas consistance au mythe nouveau, les vertigineux affolements verbaux de LAumonyme, les mots faisant lamour autour de Rrose Sélavy, la longue dérive hallucinée de Deuil pour deuil ? Mais une uvre qui doit presque tout autant aux photographies, à une façon de sy placer, aux intuitions surtout de Man Ray, qui sait arranger le groupe surréaliste tout autour selon les exigences de la nouvelle Cène, qui atténue ses contrastes, pâlit ses images jusquà ce que Desnos endormi devienne lun des spectres invoqués derrière ses paupières closes. Une uvre, enfin, portée par la prodigieuse publicité que, nous lévoquions, lui donne lensemble du groupe. Remarquons à cet égard que la rencontre du publicitaire et du mythe semble alors aller de soi. Dans La Liberté ou lamour ! de 1927, Desnos fait de la publicité un inépuisable réservoir dimages potentiellement mythiques, tout à la fois inédites et familières, donnant ainsi au combat de Bibendum et de Bébé Cadum, " dieu visible sous les espèces de la mousse de savon " (334), une ampleur homérique. Et Aragon, dans la préface ajoutée en 1964 à Anicet, rappelle que " pour nous, tout écrit était une réclame, on dirait aujourdhui propagande. Breton appelait la religion une réclame pour le ciel " . En quelque sorte, Desnos bénéficierait dune contre-propagande assurant à son propre mythe la réclame la plus efficace. Il y aurait donc chez Desnos, encouragé par une promotion inestimable, guidé par la leçon de Duchamp, ce qui tient de la création dun personnage un personnage hors de luvre, ou jouant luvre dans un perpétuel débord, exigeant de lartiste une recréation totale de soi-même. A cela Desnos ajouterait un sens du mythe assez sûr pour que le jeu saffole, et devienne dautant plus saisissant. De fait, en quelques années, Desnos est en passe de devenir lun des principaux mythes de la modernité qui se cherche dans le Paris des années 20, sans que lon puisse savoir où sarrête la mise en scène, et commence ladhésion sincère à sa figure de voyant en relation avec les ombres. Mais pourquoi savoir ? Les faiseurs dhistoire le savent bien, il est facile de décomposer après coup ce qui survient en projet lucide et plan cynique. Au-delà des recettes, il y a la force dune telle affirmation, susceptible de réveiller des mythes en sommeil. En Robert Desnos, ou plutôt dans cet espace trouble ouvert entre lui et limpossible Rrose Sélavy, le mythe semble, tout simplement, avoir recommencé à vivre. Breton trouvera bientôt, pour son Manifeste, une admirable formule : " Quon se donne seulement la peine de pratiquer la poésie " . Desnos, lui, na pas attendu de mot dordre pour pratiquer le mythe et lincarner. Quant aux admirables formules, Rrose Sélavy, son double mythique, nest-elle pas capable den produire à linfini ? 5. Mais pratiquer le mythe, ce ne pouvait être seulement exploiter
cette figure unique, entre Orphée et pythie. En fait, la vie entière
de Desnos, et sa poésie telle quelle sadapterait "
aux moindres révolutions de sa sensibilité " (589),
semblent appeler une traduction mythique, une immédiate "
mythification ". Qui nest pas simple mystification. Nécrit-il
pas, sans les rendre publics, sans même les donner à lire
aux initiés du groupe, puisquimporte surtout la confirmation
donnée au personnage quil incarne et qui se nourrit de lui-même,
trois Livres de prophéties, dont la part de parodie et dhumour
distancié nest pas si évidente ? Le premier, avant
que Breton ne donne à lexpression toute son assurance théorique,
il donne corps à lamour fou le plus marquant certainement,
sinon le plus neuf, des mythes surréalistes. Sa passion désespérée
pour la chanteuse Yvonne George ne lui inspire pas seulement ses plus
beaux poèmes, mais lui lègue la légitimité
mythique qui lui manquait encore. Sa muse sidentifie pour lui à
" tous les accessoires de la mythologie poétique " (541),
perd bien vite sa nature de femme trop humaine et devient anémone
ou étoile de mer . Surtout, de la divine chanteuse de
lOlympia,
il fait une déesse intouchable le hantant chaque nuit par des apparitions
bien réelles. Et il peut shumilier sans réserve, sabandonner
corps et biens, quand le dédain de son étoile lui offre
dinscrire son nom dans le cadre glorieux dun amour mythique: Tout nous rappelle, ici, que le mythe qui sécrit ne doit
pas tout à lécriture. 6. Aucun regret pourtant au lendemain de la rupture, peut-être même un certain soulagement, un apaisement en tous cas. Desnos sapplique, notamment dans le nouvel espace que lui offre la revue Documents, à célébrer certaines figures dune mythologie moderne et populaire, mais avec une distance nouvelle : ce véritable chiffonnier du mythe célèbre la silhouette de Fantômas dominant " la mythologie et lorinologie parisiennes " (460) ; les sirènes du phonographe, " magiciennes multipliées et peut-être transfigurées par leur propre magie " ; ou encore la vedette de cinéma " promue à la majesté inaccessible des dieux " (183). Non que les mythes anciens disparaissent de luvre de Desnos. Quand, dans la vie du poète, Youki succède à Yvonne George emportée par la drogue, dans ses textes la sirène répond à létoile de mer, telle une nouvelle modulation de Vénus. Desnos, qui élevait le matériau publicitaire à la hauteur du mythe, écrit à présent slogans et chroniques radiophoniques empruntant volontiers à la mythologie . Et il faudrait citer " Le satyre " de Fortunes ou Le Bain avec Andromède de 1944 poèmes importants où lélan du désir donne toute sa vigueur aux figures mythiques, où le détour mythologique permet aussi de braver la censure . Il nempêche que cette manière-là de jouer avec le mythe, matériau littéraire déjà constitué, nous la connaissons déjà ; nous la connaissons depuis " Le fard des Argonautes " de 1919. Comment sen étonner ? Il est devenu difficile de se croire
encore dans quelque temps mythique. " Si, tout de même, nous
remontions nos montres et nos pendules ? " (874), propose Desnos
en 1941 : les montres arrêtées ne sont plus de mise, quand
lhistoire saccélère de la manière la
plus sombre et quil devient pressant de se prémunir contre
les mythes déviés et pervertis. De manière significative,
Desnos évoque alors les " fantômes de [s]on enfance
" et les figures constituant " [s]a mythologie " (457)
lui qui autrefois se confondait avec eux . Subsiste juste assez
de foi pour nourrir une nostalgie résignée : " Il ny
a pas place ", dit-il, " pour les anciennes images de moi-même
" (687). Nous pourrions ainsi emprunter une conclusion plutôt
amère à son roman largement autobiographique de 1943, Le
Vin est tiré...: 7. En vérité, lhistoire nest pas finie encore mais on ne sait comment raconter. Disons seulement que le dernier chapitre souvre pour Desnos le 22 février 1944, quand il est arrêté par la police allemande. Que la voie sera longue, qui le mènera du camp de Compiègne à Auschwitz, Buchenwald, Flossenburg, Flöha, Terezin enfin. On hésite à rappeler la troublante prophétie dun sommeil de 1922 : " il mourra dans un wagon plein de gens " (131) , ou celle de 1925 : " Je ne crois pas mourir dune MORT NATURELLE " (275). On hésite, même si lon se défend mal, tout de même, de lidée que pour nous cest bien là que le mythe résiste. On ne sait comment raconter et il ny aurait quà se taire ou, si lon voulait malgré tout connaître la fin de lhistoire, consulter les témoignages des rescapés qui fréquentèrent le poète là où, selon Celan, nul ne peut témoigner pour le témoin . Et ce serait comme la résurgence dune très vieille image que lon pouvait croire effacée pour toujours : autour de Robert Desnos, un groupe de prisonniers qui attendent leur tour. A chacun, le poète promet des avenirs fabuleux, des lendemains heureux, suivant les lignes de chaque main tendue pour découvrir les mots justes, les mots propres à rouvrir les portes, à ranimer un peu de la foi perdue. Comme si soudain, bien loin, au plus loin des objectifs et de leffervescence facile des milieux littéraires, resurgissaient pleinement actifs, souverainement efficaces, les vieux mythes qui seuls pouvaient répondre à lultime aberration de lHistoire. " Mots, êtes-vous des mythes et pareils aux myrtes des morts ? " Mais les mots qui pourraient finalement nous répondre, comment, de là où nous parlons, les entendre jamais ? |