LAURENT FLIEDER : ENTRETIEN
AVEC JEAN TARDIEU
portant sur ses rapports avec le langage
Réalisé à son domicile, le 7 / 7 / 1983
( ce texte est inédit, et sera repris dans la thèse en cours de Laurent Flieder
- la transcription, au mépris
parfois de la syntaxe, s'est voulue aussi proche que possible de la conversation
telle
qu'elle
s'est
déroulée.)
Dans la période 1920- 1930, quelles ont été vos
premières
influences? Mallarmé ?
Non, Mallarmé je le découvrirai plus tard. Bien sûr, comme
tout le monde, je connaissais par coeur Hérodiade ou des choses comme
cela, mais je ne peux pas dire qu'il ait, au début, été déterminant.
C'est à travers les surréalistes qu'il prendra de l'ampleur. Au
contraire de Max Jacob, dont on ne dira jamais assez combien il a pu avoir une
influence secrète sur des gens comme Queneau, Prévert, Desnos ou
moi. Il a marié l'humour et la poésie, et ça a été une
source très importante, surtout ses textes en prose. Une espèce
de liberté par rapport au langage. Evidemment, Mallarmé va
beaucoup plus loin, pose des questions fondamentales.
Au fur et à mesure que l'on parle, je me rappelle une influence très
très ancienne, que j'ai dû occulter, mais qui est restée
au fond de moi : lorsque j'étais lycéen à Condorcet, en
regagnant le domicile familial qui était rue Chaptal, je passais devant
la librairie de Simon Kra, qui publiait la revue SIC en 1916-17, où il
y avait Apollinaire, Max Jacob, Albert- Birot… Et ça m'avait beaucoup
frappé, cette liberté par rapport au langage, cette façon
de le traiter comme un matériau souple, indéfiniment malléable.
Avec mes camarades, au début, nous nous en étions moqué, ça
nous paraissait farfelu, alors que nous étions en troisième, en
plein Virgile, Horace, etc.. Mais finalement, ca m'a beaucoup marqué.
Ca c'est une influence très frappante et très nette.
Et toutes les publications Dadaïstes?
A toutes les époques, j'ai toujours eu pour tous les
mouvements, quels qu'ils soient, une attitude de recul, de crainte ou de
timidité. D'ailleurs,
quand le surréalisme a commencé, j'ai fait des expériences
personnelles d'écriture automatique, mais un peu comme Proust
a écrit
ses pastiches : pour s'en débarrasser. Je n'ai pas adhéré complétement.
J'ai suivi une voie hésitante, mais sans m'incorporer à aucun
mouvement .
Mais en quoi le surréalisme a-t-il pu nourrir votre écriture
?
Je ne dirais pas que le surréalisme en soi m'a influencé.
Mais plutôt l'air du temps, qui a fait que, à travers SIC
ou d'autres revues, cette espèce d'osmose, de pénétration
comme un poisson qui absorbe un certain nombre de choses et s'en nourrit,
c'est peut-être
une sorte d'égoïsme. Cette liberté du langage, dans
les premiers livres d'Aragon, cette façon d'amalgamer les mots,
de les triturer, en somme de séparer nettement les mots d'une
signification classique, le mot considéré comme une couleur.
J'ai moins fréquenté Desnos.
Et quelle influence a pu avoir
sur les littérateurs des années
30-40, quelqu'un comme Jean Paulhan ?
-Son influence est très grande, mais mes rapports avec
lui ont été à la
fois de fascination et de retrait. J'ai toujours été partagé entre
un besoin d'incorporer à la poésie un élément
humain très brut, très primaire, mais qui touche, qui émeuve;
et puis à l'opposé, cette tentation de l'éxpérimentation
langagière. Eh bien, chez Paulhan, je trouvais qu'il y avait
quelque chose de merveilleusement fascinant, justement dans la recherche
stylistique, et en
même temps quelque chose de terriblement sec sur le plan humain.
Il y a toujours chez moi le besoin d'incorporer l'expérimentation à quelque
chose de viscéral.
Pourquoi avez vous été sensible
aux textes qui manipulaient le langage?
Parce
qu'il y avait probablement en moi quelque chose qui préfigurait
cette recherche. J'ai l'impression que dès mon enfance j'ai été intéressé par
les mots, les calembours, les jeux de mots. Mais c'est une chose
comme ça,
je ne me suis jamais demandé pourquoi. Ca a toujours été un
besoin de rire avec les mots .
Qui a parfois été douloureux,
si l'on pense à cette
crise qui vous a traversé à l'âge de 17 ans
.
Ca, c'était sur un plan existentiel, philosophique,
une sorte d'éloignement
par rapport à soi-même. C'est la question du moi qui
s'est posée,
et qui a pris cette valeur tragique et presque démentielle,
tout en ayant une origine philosophique parce que j'étais
en classe de philo: "Qu'est-ce
que c'est que moi, qu'est ce que ce Je"…
Et ça
s'est traduit dans le langage?
Oui, mais pas sur le moment. Disons que sur le moment, ça s'est traduit
par un mutisme. J'ai été obligé de m'arrêter, j'étais
presque sur le bord de la folie et on m'a forcé à me
reposer pendant plusieurs mois.
A partir de ce moment là, j'ai ressenti ce recul entre moi
et tout le reste. Soit pour se protéger soi-même : recul
par rapport aux influences, par rapport aux écoles, à la
pensée des autres, à la
vie et aux tendances politiques. Une distanciation du moi par
rapport à lui
même, de moi à moi.
Par rapport aux mots ?
Oui. Ca a été manifeste, car j'ai écrit à ce
moment là, sans la publier une série de poèmes, les "musiques
de scène pour une thèse", c'était
en 1921. Et tout le texte est fait d'expérimentations
sur le langage : il y a la répétition
des mots jusqu'à ce qu'ils perdent leur sens.
Pourquoi
cette interrogation philosophique s'est-elle traduite par
une expérimentation
sur les mots ?
Parce que cela traduit le besoin de prendre du recul par
rapport à tout
ce qui fait l'être pensant. Une espèce de méfiance à l'égard
de tout ce qui est du domaine de l'expression, que ce soit
dans les arts, dans la pensée ou dans la parole.
C'est
l'outil d'expression, l'intermédiaire qui vous gênait
?
Je ne me posais pas alors la question. C'était
plus brut, plus fruste. Mais c'est peut-être la traduction d'une
inquiétude
existentielle, non seulement par rapport au langage, mais
au monde.
Est-ce qu'il faut voir là les sources d'oeuvres
ultérieures
, Un mot pour un autre, Le profeseur Froeppel ?
Oui, sûrement. Ca remonte à ma jeunesse, à ces
textes dont je vous parle. Le mot étant devenu quelque chose de
tout-à-fait
suspect, qui peut fasciner, mais dont il faut aussi se
méfier, et à tel
point qu'en le répétant comme un abruti,
on finit par le vider de son sens. C'était contemporain
de l'écriture automatique, et
j'en étais très fier, parce que c'était
ma découverte à moi
: la répétition des mots et la perte de
sens à force de
les répéter. C'était une sorte d'expérience
mystique, Zen si vous voulez.
Comment avez-vous eu l'expérience
du danger des mots ?
Je n'ai pas dit que je les trouvais dangereux. Mais
que j'avais une méfiance à l'égard
de tout ce que la conscience appréhende. Dont
le langage, qui n'est qu'un cas particulier de cette
défiance générale. Vider les mots
de leur sens, ça peut être un fond de
recherche para-mystique, très
significative chez un homme qui n'avait reçu
aucune espèce d'éducation
religieuse, et qui se sentait, après cette expérience
de rupture, dans un monde flottant, complétement
désemparé. C'est ce
flottement général qui se traduit aussi
dans le langage.
Vous faites du langage une entité un
peu morte…
Un peu morte, un peu dépassée, à dépasser,
ou aléatoire,
tout-à-fait. Sans valeur propre. A travers
cette distance, il y a la recherche d'une communication
avec je ne sais quoi, qui n'est possible qu'en transcendant
le langage. Le but de la poésie est peut-être
de dépasser
le langage.
Comment peut-on communiquer si l'on vide
les mots de leur sens ?
On retrouve là l'exemple de la musique ou de la peinture
: il y a là des
moyens de communiquer qui sont autres que le langage,
mais qui sont valables quand même. Ils sont d'un ordre affectif.
Mais vous, vous êtes poète !
Oui, mon outil, c'est le langage. Mais est-ce
que l'on ne peut pas, en le brutalisant, le déformant,
lui donner une valeur affective qui ne passe
pas par le circuit cérébral ? C'est
une hypothèse. Une
tentative un peu folle.
En ce qui concerne la peinture, qu'avez vous
fait pour essayer de la rejoindre ?
Depuis une dizaine d'années,
je fais des "poèmes à voir",
qui sont à paraître1 avec des
illustrations d'Alechinski, dans une édition
de luxe. Mais déjà, dans la
série des "musique de scène
pour une thèse", j'évoque
les deux oiseaux que sont le mot "ici" et
le mot "là". Donc il y a
bien un effort de visualisation du langage,
dès ce moment là. Et ce sont
ces deux mots, par leur présence,
qui me donnent une idée de l'absence
qu'il y a derrière, de la
fuite dans l'espace céleste. J'avais
déjà feuilleté Le
coup de dés , et il y a quelquechose
d'analogue, si vous voulez.
Et les calligrammes ?
Non, beaucoup moins. Je n'ai jamais vraiment
subi l'influence d'Apollinaire. Pour
moi, c'est un merveilleux
poète, mais pas un très
grand poète.
Ce que je cherche est très loin
des calligrammes. Ca se rapprocherait
plutôt du Coup de dés .
Chez Apollinaire, ce sont des poèmes-tableaux
qui désignent quelque chose, c'est
une utilisation secondaire de l'écriture,
pour faire un dessin. Alors que dans
le cas de Mallarmé, la disposition
des mots correspond à un espace
mental et musical, et doit donner des
chocs sensibles qui sont presque indépendants
du sens des mots.
On arrive, là , à communiquer
au-delà du
langage.
Oui, et c'est pour cela que Le Coup
de dés est d'une importance
capitale. Ce que moi je recherche,
petit à petit, en en prenant
conscience assez tard, c'est ça
: une façon d'utiliser le langage
pour essayer de lui donner une résonance
différente
de ce qu'il dit
Pour le faire adhérer à la
pensée
?
Pour le faire adhérer
davantage à la sensibilité.
A la sensibilité auditive, de même
que la musique .
Qu'est ce qui empêche
le langage d'y parvenir ?
C'est comme la fission de l'atome
: c'est qu'il y a quelque chose
d'irréductible,
le mot et son sens sont soudés
de telle façon que les séparer
devient un effort fou. C'est quelque
chose qui est complètement
lié.
C'est qu'il faut essayer de faire éclater la convention, et pourtant,
on n'y arrive pas tout-à-fait. De sorte que chez moi, cette recherche
d'une sorte de pierre philosophale est plutôt une tentative douloureuse,
pleine d'embûches et de retours à des formes plus banales de la
poésie.
Il y en a sans cesse, des poèmes qui expriment simplement ce qu'ils
ont à dire,
sans que la forme cherche à produire
des effets créatifs.
Si
l'on arrivait à faire éclater
l'union du son et du sens, il n'y
aurait plus de poésie
?
Si, parce que la poésie est un
besoin qui se loge quelque part,
dans un endroit qu'on
ne connait pas, et qui n'est
ni le cerveau, ni
l'oreille, ni l'oeil…
Vous
voudriez faire de la peinture,
ou de la musique ?
C'est peut-être cela. Une sorte de jalousie pour ces
deux formes d'expression. Parce qu'il est certain que des morceaux de musique
peuvent me donner une impression
de plénitude de signification
presque plus grande que les
plus beaux poèmes.
Il est certain que, au niveau élémentaire
du plaisir, celui de la musique
est plus puissant que celui
de la poésie.
Alors,
ne vous êtes vous pas
trompé d'instrument
?
Je me le demande. C'est
très possible. J'ai
toujours regretté de
ne pas avoir de don du côté musical.
Je suis d'une famille de
musiciens, mais je n'ai pas
la capacité qu'avaient
les musiciens de la familles
de lire la musique comme
vous vous lisez un texte.
C'est-à-dire
de lier le regard, ce que
l'on voit sur une partition,
et
ce que l'on entend dans son
for
intérieur.
Faire des
poèmes, ça a été une
solution de facilité ?
De dépit, peut-être. C'est toujours Monsieur
Jourdain ! Sauf que tout ce qui n'est pas vers n'est pas prose. Ce n'est
plus ni prose ni vers, mais
c'est musique. C'est plutôt,
pour aller plus loin, l'impossibilité de
faire bouger le sens dans
des mots qui existent, qui
ont leur système
solaire de connotations et
de sens, et c'est ce qui
m'a amené, paradoxalement, à utiliser
très souvent les mots
les plus rebattus.
Parce que je pense que ce
sont ceux qui sont le plus
riche
de possibilités,
les plus absents si vous voulez, ceux que j'ai appelé "les mots nuls",
parce qu'ils n'ont pas la même détermination que, par exemple, un
mot technique qui signifie quelque chose de très précis.
Si vous employez les mots "temps", "espace", tous
les mots bateaux, si on les utilise bien - et d'ailleurs la poésie
le montre, car le vocabulaire des plus grands poètes est assez
restreint, c'est même
effrayant, navrant- il suffit
de peu de choses, un suffixe, un préfixe,
un mot à coté pour
les faire virer de couleur.
C'est presque une expérience
impressionniste.
Vous croyez à l'hypothèse
cratylienne de la justesse
des mots ?
Je n'y crois pas. Je crois
que c'est tout-à-fait
arbitraire. Et ça
m'aide, ça me donne
plus de liberté.
Les mots les plus simples,
les plus usuels, qui sont
aussi les plus grands,
comme le verbe être,
ce sont aussi les plus
transparents. Ils ont immenses.
Vous
avez bien connu PONGE.
Qu'est ce qui vous
a rapproché ?
Le hasard d'abord, parce
que nous avons travaillé dans
le même
lieu.1 Et j'admirais
beaucoup sa démarche.
Mais je dois dire que
sa théorie
m'intéresse moins
que le résultat.
Elle me gêne, me
paraît
parfois contestable,
tandis que les résultats
ont une dimension moins
immense que ce qu'il
imagine lui même.
Je le vois plutôt
dans le sens d'une réussite
presque picturale : il
y a une espèce
de sens concret de la
réalité à travers
les mots qui (je vais
dire quelque chose qui
le ferait bondir) qui
me fait penser - en mieux,
en plus profond,
et en beaucoup plus beau
- à certaines
qualités de Jules
Renard, par exemple.
Le sens du concret ,
et le choix d'un mot
qui se rapproche le plus
possible de ce qu'il
décrit
Il y a le désir de faire coller le mot à l'objet,
c'est l'inverse de
ce que vous faites .
Sauf que je suis versatile,
et qu'il y a eu des
moments où j'ai
recherché quelque
chose d'analogue. En
particulier lorsqu'il
s'agit de donner l'équivalent
d'un tableau, ou d'une
oeuvre musicale, alors
là j'ai cherché à me
rapprocher le plus
possible.
Je n'ai pas adhéré à la systématisation que
Ponge a faite de son oeuvre. Car, pour moi, ce sont les résultats
qui sont les plus intéressants, qui sont merveilleux même.
Je dois avoir un manuscrit du "Galet", et ce sens du concret
m'a beaucoup séduit. Mais
après il a systématisé et
je crois que là,
il perd un peu pied.
Je pense aussi à LEIRIS,
et à son premier
contact infantile,
très intense
et étrange avec
les mots. Une communauté de
pensée ?
Non, je le connais
bien, mais je suis
assez imperméable.
A des gens comme
Mallarmé,
Jacob ou Albert-Birot
peut-être,
j'ai volé des
choses. Mais pas à ces
deux auteurs là.
Ces
deux dimensions de
votre oeuvre, le
côté versatile
et le côté lyrique,
sont elles antagonistes,
ou ont elles une même
racine ?
La même racine. C'est toujours la recherche d'une justification
de l'existence, cette espèce d'étonnement majeur et puéril
devant le fait d'exister, d'être moi au lieu de ne pas l'être,
et d'être entouré de
choses incompréhensibles.
Cet incompréhensible
de l'univers, cette
non- signification
se traduit par un
besoin "d'apprendre
la langue du néant",
essayer d'être
identique à ce
bain énigmatique,
désespérement
incompréhensible
dans lequel je suis
plongé.
Ce qu'il y a de fondamental,
c'est d'imiter ce
que j'ai appelé "la
langue de l'ennemi", ce monde que vous appelerez Dieu si vous êtes
religieux, ou autrement si vous ne l'êtes
pas.
Et il me semble,
dans une espèce
de magie personnelle
qui se rapproche
plus d'une démarche
sauvage, primitive,
de harcèlement,
de répétition,
d'abrutissement,
essayer de coïncider
avec cette incommunicabilité.
C'est
ce qui fait naître
le besoin de communiquer
?
Quand
vous me dites cela,
je
pense aussitôt
: "Mais,avec
qui ?" Ce
n'est pas avec
les autres, mais
avec moi-même.
C'est ça
qui est curieux.
Je n'ai pas tellement
envie de parler
aux autres, ni
d'être lu,
ni d'être
compris mais de
communiquer avec
moi même.
Qu'on me lise,
c'est presque secondaire
: j'écris
pour moi.
Pourquoi
alors la médiation
du papier ? Pourquoi la pensée ne
suffit-elle pas ?
Ca c'est une question difficile. C'est peut-être le besoin de tracer un
signe, c'est presque (Freud le dirait)un besoin fécal, un besoin d'
absorber, de manger le monde dans lequel on vit, et , en le mangeant, de
laisser une trace
sur quelque chose.
C'est très net chez moi : il m'est arrivé d'écrire des poèmes
sur des plaques de plastiline. J'avais une vraie volupté à tracer
ce poème non pas avec une plume, mais à faire entrer mon stylet
dans la matière meuble. C'est la tablette de cire des anciens… métaphore
peut-être de l'acte sexuel, de l'affirmation de soi, mais qui n'est pas
forcément communicable aux autres. |