Laurent Flieder / Jean Tardieu

conversation sur le langage

Laurent Flieder, après avoir enseigné au Pôle Métiers du Livre de St Cloud (univ Paris X), enseigne à l'université Pari VII. Il a publié en 2002 un roman Alter Ego, aux éditions HB.
Lire aussi, de Laurent Flieder: 3 propositions pour une éthique des ateliers d'écriture, sur site Carrefour des Ecritures.

Les éditions Gallimard viennent de rassembler dans la collection Quarto l'essentiel des oeuvres de Jean Tardieu.

 

 

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avec deux documents complémentaires:

L'artisan de la langue, nouvelle conversation Jean Tardieu et Laurent Flieder, 1986 (paru dans la revue Europe)

La tentation cratylienne - communication de Laurent Flieder au colloque Cerisy de 1998 (PDF)
cette communication figure dans le livre Jean Tardieu, Un poète parmi nous, ss dir. Marie-Louise Lentengre, 2003 chez Jean-Michel Place (voir sommaire et présentation)

autres liens:
Laurent Flieder a collaboré avec Anne Brunel (France Culture) à la préparation d'un dossier Tardieu de référence - avec bibliographie et archives sonores, consultation indispensable

e-mail / courrier pour Laurent Flieder

LAURENT FLIEDER : ENTRETIEN AVEC JEAN TARDIEU
portant sur ses rapports avec le langage
Réalisé à son domicile, le 7 / 7 / 1983
( ce texte est inédit, et sera repris dans la thèse en cours de Laurent Flieder - la transcription, au mépris parfois de la syntaxe, s'est voulue aussi proche que possible de la conversation telle qu'elle s'est déroulée.)

 

Dans la période 1920- 1930, quelles ont été vos premières influences? Mallarmé ?
Non, Mallarmé je le découvrirai plus tard. Bien sûr, comme tout le monde, je connaissais par coeur Hérodiade ou des choses comme cela, mais je ne peux pas dire qu'il ait, au début, été déterminant. C'est à travers les surréalistes qu'il prendra de l'ampleur. Au contraire de Max Jacob, dont on ne dira jamais assez combien il a pu avoir une influence secrète sur des gens comme Queneau, Prévert, Desnos ou moi. Il a marié l'humour et la poésie, et ça a été une source très importante, surtout ses textes en prose. Une espèce de liberté par rapport au langage. Evidemment, Mallarmé va beaucoup plus loin, pose des questions fondamentales.
Au fur et à mesure que l'on parle, je me rappelle une influence très très ancienne, que j'ai dû occulter, mais qui est restée au fond de moi : lorsque j'étais lycéen à Condorcet, en regagnant le domicile familial qui était rue Chaptal, je passais devant la librairie de Simon Kra, qui publiait la revue SIC en 1916-17, où il y avait Apollinaire, Max Jacob, Albert- Birot… Et ça m'avait beaucoup frappé, cette liberté par rapport au langage, cette façon de le traiter comme un matériau souple, indéfiniment malléable. Avec mes camarades, au début, nous nous en étions moqué, ça nous paraissait farfelu, alors que nous étions en troisième, en plein Virgile, Horace, etc.. Mais finalement, ca m'a beaucoup marqué. Ca c'est une influence très frappante et très nette.

Et toutes les publications Dadaïstes?
A toutes les époques, j'ai toujours eu pour tous les mouvements, quels qu'ils soient, une attitude de recul, de crainte ou de timidité. D'ailleurs, quand le surréalisme a commencé, j'ai fait des expériences personnelles d'écriture automatique, mais un peu comme Proust a écrit ses pastiches : pour s'en débarrasser. Je n'ai pas adhéré complétement. J'ai suivi une voie hésitante, mais sans m'incorporer à aucun mouvement .

Mais en quoi le surréalisme a-t-il pu nourrir votre écriture ?
Je ne dirais pas que le surréalisme en soi m'a influencé. Mais plutôt l'air du temps, qui a fait que, à travers SIC ou d'autres revues, cette espèce d'osmose, de pénétration comme un poisson qui absorbe un certain nombre de choses et s'en nourrit, c'est peut-être une sorte d'égoïsme. Cette liberté du langage, dans les premiers livres d'Aragon, cette façon d'amalgamer les mots, de les triturer, en somme de séparer nettement les mots d'une signification classique, le mot considéré comme une couleur. J'ai moins fréquenté Desnos.

Et quelle influence a pu avoir sur les littérateurs des années 30-40, quelqu'un comme Jean Paulhan ?
-Son influence est très grande, mais mes rapports avec lui ont été à la fois de fascination et de retrait. J'ai toujours été partagé entre un besoin d'incorporer à la poésie un élément humain très brut, très primaire, mais qui touche, qui émeuve; et puis à l'opposé, cette tentation de l'éxpérimentation langagière. Eh bien, chez Paulhan, je trouvais qu'il y avait quelque chose de merveilleusement fascinant, justement dans la recherche stylistique, et en même temps quelque chose de terriblement sec sur le plan humain. Il y a toujours chez moi le besoin d'incorporer l'expérimentation à quelque chose de viscéral.

Pourquoi avez vous été sensible aux textes qui manipulaient le langage?
Parce qu'il y avait probablement en moi quelque chose qui préfigurait cette recherche. J'ai l'impression que dès mon enfance j'ai été intéressé par les mots, les calembours, les jeux de mots. Mais c'est une chose comme ça, je ne me suis jamais demandé pourquoi. Ca a toujours été un besoin de rire avec les mots .

Qui a parfois été douloureux, si l'on pense à cette crise qui vous a traversé à l'âge de 17 ans .
Ca, c'était sur un plan existentiel, philosophique, une sorte d'éloignement par rapport à soi-même. C'est la question du moi qui s'est posée, et qui a pris cette valeur tragique et presque démentielle, tout en ayant une origine philosophique parce que j'étais en classe de philo: "Qu'est-ce que c'est que moi, qu'est ce que ce Je"…

Et ça s'est traduit dans le langage?
Oui, mais pas sur le moment. Disons que sur le moment, ça s'est traduit par un mutisme. J'ai été obligé de m'arrêter, j'étais presque sur le bord de la folie et on m'a forcé à me reposer pendant plusieurs mois.
A partir de ce moment là, j'ai ressenti ce recul entre moi et tout le reste. Soit pour se protéger soi-même : recul par rapport aux influences, par rapport aux écoles, à la pensée des autres, à la vie et aux tendances politiques. Une distanciation du moi par rapport à lui même, de moi à moi.

Par rapport aux mots ?
Oui. Ca a été manifeste, car j'ai écrit à ce moment là, sans la publier une série de poèmes, les "musiques de scène pour une thèse", c'était en 1921. Et tout le texte est fait d'expérimentations sur le langage : il y a la répétition des mots jusqu'à ce qu'ils perdent leur sens.

Pourquoi cette interrogation philosophique s'est-elle traduite par une expérimentation sur les mots ?
Parce que cela traduit le besoin de prendre du recul par rapport à tout ce qui fait l'être pensant. Une espèce de méfiance à l'égard de tout ce qui est du domaine de l'expression, que ce soit dans les arts, dans la pensée ou dans la parole.

C'est l'outil d'expression, l'intermédiaire qui vous gênait ?
Je ne me posais pas alors la question. C'était plus brut, plus fruste. Mais c'est peut-être la traduction d'une inquiétude existentielle, non seulement par rapport au langage, mais au monde.

Est-ce qu'il faut voir là les sources d'oeuvres ultérieures , Un mot pour un autre, Le profeseur Froeppel ?
Oui, sûrement. Ca remonte à ma jeunesse, à ces textes dont je vous parle. Le mot étant devenu quelque chose de tout-à-fait suspect, qui peut fasciner, mais dont il faut aussi se méfier, et à tel point qu'en le répétant comme un abruti, on finit par le vider de son sens. C'était contemporain de l'écriture automatique, et j'en étais très fier, parce que c'était ma découverte à moi : la répétition des mots et la perte de sens à force de les répéter. C'était une sorte d'expérience mystique, Zen si vous voulez.

Comment avez-vous eu l'expérience du danger des mots ?
Je n'ai pas dit que je les trouvais dangereux. Mais que j'avais une méfiance à l'égard de tout ce que la conscience appréhende. Dont le langage, qui n'est qu'un cas particulier de cette défiance générale. Vider les mots de leur sens, ça peut être un fond de recherche para-mystique, très significative chez un homme qui n'avait reçu aucune espèce d'éducation religieuse, et qui se sentait, après cette expérience de rupture, dans un monde flottant, complétement désemparé. C'est ce flottement général qui se traduit aussi dans le langage.

Vous faites du langage une entité un peu morte…
Un peu morte, un peu dépassée, à dépasser, ou aléatoire, tout-à-fait. Sans valeur propre. A travers cette distance, il y a la recherche d'une communication avec je ne sais quoi, qui n'est possible qu'en transcendant le langage. Le but de la poésie est peut-être de dépasser le langage.

Comment peut-on communiquer si l'on vide les mots de leur sens ?
On retrouve là l'exemple de la musique ou de la peinture : il y a là des moyens de communiquer qui sont autres que le langage, mais qui sont valables quand même. Ils sont d'un ordre affectif.

Mais vous, vous êtes poète !
Oui, mon outil, c'est le langage. Mais est-ce que l'on ne peut pas, en le brutalisant, le déformant, lui donner une valeur affective qui ne passe pas par le circuit cérébral ? C'est une hypothèse. Une tentative un peu folle.

En ce qui concerne la peinture, qu'avez vous fait pour essayer de la rejoindre ?
Depuis une dizaine d'années, je fais des "poèmes à voir", qui sont à paraître1 avec des illustrations d'Alechinski, dans une édition de luxe. Mais déjà, dans la série des "musique de scène pour une thèse", j'évoque les deux oiseaux que sont le mot "ici" et le mot "là". Donc il y a bien un effort de visualisation du langage, dès ce moment là. Et ce sont ces deux mots, par leur présence, qui me donnent une idée de l'absence qu'il y a derrière, de la fuite dans l'espace céleste. J'avais déjà feuilleté Le coup de dés , et il y a quelquechose d'analogue, si vous voulez.

Et les calligrammes ?
Non, beaucoup moins. Je n'ai jamais vraiment subi l'influence d'Apollinaire. Pour moi, c'est un merveilleux poète, mais pas un très grand poète. Ce que je cherche est très loin des calligrammes. Ca se rapprocherait plutôt du Coup de dés . Chez Apollinaire, ce sont des poèmes-tableaux qui désignent quelque chose, c'est une utilisation secondaire de l'écriture, pour faire un dessin. Alors que dans le cas de Mallarmé, la disposition des mots correspond à un espace mental et musical, et doit donner des chocs sensibles qui sont presque indépendants du sens des mots.

On arrive, là , à communiquer au-delà du langage.
Oui, et c'est pour cela que Le Coup de dés est d'une importance capitale. Ce que moi je recherche, petit à petit, en en prenant conscience assez tard, c'est ça : une façon d'utiliser le langage pour essayer de lui donner une résonance différente de ce qu'il dit

Pour le faire adhérer à la pensée ?
Pour le faire adhérer davantage à la sensibilité. A la sensibilité auditive, de même que la musique .

Qu'est ce qui empêche le langage d'y parvenir ?
C'est comme la fission de l'atome : c'est qu'il y a quelque chose d'irréductible, le mot et son sens sont soudés de telle façon que les séparer devient un effort fou. C'est quelque chose qui est complètement lié.
C'est qu'il faut essayer de faire éclater la convention, et pourtant, on n'y arrive pas tout-à-fait. De sorte que chez moi, cette recherche d'une sorte de pierre philosophale est plutôt une tentative douloureuse, pleine d'embûches et de retours à des formes plus banales de la poésie.
Il y en a sans cesse, des poèmes qui expriment simplement ce qu'ils ont à dire, sans que la forme cherche à produire des effets créatifs.

Si l'on arrivait à faire éclater l'union du son et du sens, il n'y aurait plus de poésie ?
Si, parce que la poésie est un besoin qui se loge quelque part, dans un endroit qu'on ne connait pas, et qui n'est ni le cerveau, ni l'oreille, ni l'oeil…

Vous voudriez faire de la peinture, ou de la musique ?
C'est peut-être cela. Une sorte de jalousie pour ces deux formes d'expression. Parce qu'il est certain que des morceaux de musique peuvent me donner une impression de plénitude de signification presque plus grande que les plus beaux poèmes. Il est certain que, au niveau élémentaire du plaisir, celui de la musique est plus puissant que celui de la poésie.

Alors, ne vous êtes vous pas trompé d'instrument ?
Je me le demande. C'est très possible. J'ai toujours regretté de ne pas avoir de don du côté musical. Je suis d'une famille de musiciens, mais je n'ai pas la capacité qu'avaient les musiciens de la familles de lire la musique comme vous vous lisez un texte. C'est-à-dire de lier le regard, ce que l'on voit sur une partition, et ce que l'on entend dans son for intérieur.

Faire des poèmes, ça a été une solution de facilité ?
De dépit, peut-être. C'est toujours Monsieur Jourdain ! Sauf que tout ce qui n'est pas vers n'est pas prose. Ce n'est plus ni prose ni vers, mais c'est musique. C'est plutôt, pour aller plus loin, l'impossibilité de faire bouger le sens dans des mots qui existent, qui ont leur système solaire de connotations et de sens, et c'est ce qui m'a amené, paradoxalement, à utiliser très souvent les mots les plus rebattus.
Parce que je pense que ce sont ceux qui sont le plus riche de possibilités, les plus absents si vous voulez, ceux que j'ai appelé "les mots nuls", parce qu'ils n'ont pas la même détermination que, par exemple, un mot technique qui signifie quelque chose de très précis.
Si vous employez les mots "temps", "espace", tous les mots bateaux, si on les utilise bien - et d'ailleurs la poésie le montre, car le vocabulaire des plus grands poètes est assez restreint, c'est même effrayant, navrant- il suffit de peu de choses, un suffixe, un préfixe, un mot à coté pour les faire virer de couleur. C'est presque une expérience impressionniste.

Vous croyez à l'hypothèse cratylienne de la justesse des mots ?
Je n'y crois pas. Je crois que c'est tout-à-fait arbitraire. Et ça m'aide, ça me donne plus de liberté. Les mots les plus simples, les plus usuels, qui sont aussi les plus grands, comme le verbe être, ce sont aussi les plus transparents. Ils ont immenses.

Vous avez bien connu PONGE. Qu'est ce qui vous a rapproché ?
Le hasard d'abord, parce que nous avons travaillé dans le même lieu.1 Et j'admirais beaucoup sa démarche. Mais je dois dire que sa théorie m'intéresse moins que le résultat. Elle me gêne, me paraît parfois contestable, tandis que les résultats ont une dimension moins immense que ce qu'il imagine lui même. Je le vois plutôt dans le sens d'une réussite presque picturale : il y a une espèce de sens concret de la réalité à travers les mots qui (je vais dire quelque chose qui le ferait bondir) qui me fait penser - en mieux, en plus profond, et en beaucoup plus beau - à certaines qualités de Jules Renard, par exemple. Le sens du concret , et le choix d'un mot qui se rapproche le plus possible de ce qu'il décrit

Il y a le désir de faire coller le mot à l'objet, c'est l'inverse de ce que vous faites .
Sauf que je suis versatile, et qu'il y a eu des moments où j'ai recherché quelque chose d'analogue. En particulier lorsqu'il s'agit de donner l'équivalent d'un tableau, ou d'une oeuvre musicale, alors là j'ai cherché à me rapprocher le plus possible.
Je n'ai pas adhéré à la systématisation que Ponge a faite de son oeuvre. Car, pour moi, ce sont les résultats qui sont les plus intéressants, qui sont merveilleux même. Je dois avoir un manuscrit du "Galet", et ce sens du concret m'a beaucoup séduit. Mais après il a systématisé et je crois que là, il perd un peu pied.

Je pense aussi à LEIRIS, et à son premier contact infantile, très intense et étrange avec les mots. Une communauté de pensée ?
Non, je le connais bien, mais je suis assez imperméable. A des gens comme Mallarmé, Jacob ou Albert-Birot peut-être, j'ai volé des choses. Mais pas à ces deux auteurs là.

Ces deux dimensions de votre oeuvre, le côté versatile et le côté lyrique, sont elles antagonistes, ou ont elles une même racine ?
La même racine. C'est toujours la recherche d'une justification de l'existence, cette espèce d'étonnement majeur et puéril devant le fait d'exister, d'être moi au lieu de ne pas l'être, et d'être entouré de choses incompréhensibles. Cet incompréhensible de l'univers, cette non- signification se traduit par un besoin "d'apprendre la langue du néant", essayer d'être identique à ce bain énigmatique, désespérement incompréhensible dans lequel je suis plongé.
Ce qu'il y a de fondamental, c'est d'imiter ce que j'ai appelé "la langue de l'ennemi", ce monde que vous appelerez Dieu si vous êtes religieux, ou autrement si vous ne l'êtes pas.
Et il me semble, dans une espèce de magie personnelle qui se rapproche plus d'une démarche sauvage, primitive, de harcèlement, de répétition, d'abrutissement, essayer de coïncider avec cette incommunicabilité.

C'est ce qui fait naître le besoin de communiquer ?
Quand vous me dites cela, je pense aussitôt : "Mais,avec qui ?" Ce n'est pas avec les autres, mais avec moi-même. C'est ça qui est curieux. Je n'ai pas tellement envie de parler aux autres, ni d'être lu, ni d'être compris mais de communiquer avec moi même. Qu'on me lise, c'est presque secondaire : j'écris pour moi.

Pourquoi alors la médiation du papier ? Pourquoi la pensée ne suffit-elle pas ?
Ca c'est une question difficile. C'est peut-être le besoin de tracer un signe, c'est presque (Freud le dirait)un besoin fécal, un besoin d' absorber, de manger le monde dans lequel on vit, et , en le mangeant, de laisser une trace sur quelque chose.
C'est très net chez moi : il m'est arrivé d'écrire des poèmes sur des plaques de plastiline. J'avais une vraie volupté à tracer ce poème non pas avec une plume, mais à faire entrer mon stylet dans la matière meuble. C'est la tablette de cire des anciens… métaphore peut-être de l'acte sexuel, de l'affirmation de soi, mais qui n'est pas forcément communicable aux autres.