L'ARTISAN ET LA LANGUE
ENTRETIEN AVEC JEAN TARDIEU , par Laurent Flieder
Paru dans la revue EUROPE, N° Jean Tardieu,1986
Question : La plupart des poètes cherche une adéquation
entre les mots et ce qu'ils désignent. Vous, pour votre part,
vous ne cherchez pas cette exactitude, mais, au contraire, vous cherchez à donner
aux mots, à ce que vous appelez le "corps physique des vocables" une
sorte de vie personnelle, et vous creusez davantage l'écart entre
les mots et les choses qu'ils désignent. Il y a là sans
doute une piste pour aborder votre oeuvre: dans ce dédoublement
que vous faites subir aux mots, peut-on voir la trace d'un dédoublement
de la personne ?
J.T. : Il y a là un mot qui me frappe. Lorsqu'on parle
de l'adéquation
des mots à une réalité, je crois qu'il serait bon
de se demander à quelle sorte de réalité. Je ne
pense pas que, à part dans certains cas de descriptions, le rôle
de la poésie soit nécessairement l' adéquation d'un
sens et d'une réalité objective. Je pense que, par définition,
la réalité que cherche le poète de tous les temps,
c'est au contraire quelque chose qui n'est pas la réalité;
qui la dépasse, l'englobe, est peut être inférieur à cette
réalité. c'est là dessus que j'ai achoppé dans
votre question.
Je pense à la préface d'Accents: "les
mots choses semblables aux choses". N'y-a-t-il pas là une
indication de ce qu'est la nécessité de la poésie
?
Il faudrait corriger cette phrase un peu ancienne. Comme les
choses elles mêmes baignent dans un élément "inconnaissable" ,
il y a un bain au delà de la réalité sensible qui
fait que ces choses ou cette chose est ausi une chose inconnaissable.
Alors, dans la mesure où les mots aussi sont inconnaissables,
il y a bien sûr une adéquation. Il y a , au départ,
une recherche de prise de conscience d'une réalité interne
qui est nécessairement énigmatique.
Et, en même temps,
double...
Cest qu'il y a toujours ce halo incompréhensible derrière
ce besoin de compréhension que représent le langage.
Vous
avez peur des mots ?
Non, je les adore. J'adore les mots de ma langue natale. J'ai même une
incapacité à adopter une langue étrangère . Je
suis très collé à la langue française, qui, c'est
une banalité, paraît claire et limpide; mais, en réalité,
elle est capable de beaucoup de mystère, justement à cause de
cette soi-disant simplicité. Et c'est là qu'apparaît déjà une
dualité.
Cette simplicité, vous la décomposez; "Il faut tant de non
sens en deça ou au-delà du sens pour nourrir les significations"...
Ca c'est une phrase clef. C'est que j'ai usé de deux méthodes
différentes à travers mes écrits; tantôt je pensais
que le poète n'est qu'un artisan comme tous les autres, et ça
me conduisait à une recherche très simple, très humble
par rapport au langagge. Et puis quand même, tout à fait à l'opposé,
il y avait malgré tout cette idée très ambititieuse que
le poète est là pour rendre compte de tout ce qui échappe,
de tout ce qui est au-delà du concret , qu'il est revêtu d'une
sorte de robe sacerdotale...je suis touours balancé entre ces deux
points de vue tout à fait extrêmes.
Mais celui là que vous appelez, à la suite de Nietzsche, "l'Homme
de l'arrière-monde" a un rapport très curieux avec le langage
: "Il faut se méfier des mots, ils sont toujours trop beaux , trop
rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire
prendre un murmure pour une pensée".
C'est une idée qui est peut être enfouie dans une sorte de mémoire
ancestrale, millénaire, que les mots ont un pouvoir magique et que
les plus efficaces et que les plus puissants sont ceux qui sont nés
d'une première conscience du monde, les mots de base. Ailleurs, je
parle de la fascination qu'exercent sur moi les mots les plus simples" être " et "avoir" ,
ces places publiques énormes, ce sont eux qui pour moi contiennenent
le plus de possibilités, de connotations, et qui pourraient faire
peur si on les utilisait à juste titre.
De cette peur, l'écriture
de la poésie ?
En partie. C'est une démarche opposée à celle
d'amis comme Francis Ponge, qui s'est encore plus méfié des
mots, jusqu'à penser
qu'il ne faut pas aller au-delà d'une adéquation aussi précise
que possible au réel. Avec moi, c'est plutôt le parti-pris
de la méfiance à la fois vis à vis des mots et vis à vis
des choses.
Et une méfiance vis à vis de vous même et
de votre identité.
On pourrait citer là encore de nombreux vers.
C'est exact. Il faut là introduire une notion biographique . Il y a
eu un moment de ma vie, qui a correspondu avec la découverte de la philosophie,
(c'était à la fin de ma classe de philo) où j'ai eu cette
sorte de crise mentale, qui a été accompagnée aussi d'une
crise psycho-somatique: tout à coup devant ma glace, un matin, j'avais
dix-sept-ans et c'était les vacances de Pâques, j'ai eu peur de
ma propre image, j'ai eu l'impression qu'elle s'enfuyait de moi au lieu de
se rapprocher, et que je prenais par rapport à moi-même une vue éloignante.
Je me suis mis à me sentir étranger à moi-même.
C'était peut être aussi sous l'influence de ce profeseur qui était
très imbu des questions de psychologie (avant Freud), et en particulier
des maladies de la personnalité, découvertes par Janet et Dumas.
Tout cela bouillonait dans mon esprit, et j'ai senti que je perdais mon moi.
C'est déjà un élément de démence.
Cette crise, qui a été comme une rupture dans ma vie psychique
, a commencé par cette vision bizarre de mon reflet dans une glace
et s'est traduite par une perte du sens des mots. Les deux sont liés:
la perte du moi et la perte du sens des mots, dans un vision pathologique.
Mais
cette pathologie est en même temps très raisonnée,
comme souvent chez qui perd la raison. A la suite de cette crise, j'ai
eu à faire
une rééducation. J'avais du mal à lire (la dyslexie
est un symptôme bien connu d'une fatigue mentale). Quand je faisais
moi droit, je soulignais les livres, je soulignais, et au bas de la page,
je m'apercevais
que j'avais tout souligné : je perdais le fil.
Cet élément
biographique détermine une lancée sur
laquelle vous êtes encore à présent.
Oui. Finalement, je suis très reconnaissant à cette
crise de m'avoir sorti d'un paradis presque inconscient. Je vivais jusque
là comme
un garçon sans problème, et cette rupture m'a forcé à regarder
les choses autrement, notamment le rapport à soi-même et
au langage. Et j'ai dû l'assumer comme un état non plus
pathologique, mais un moyen d'approfondir notre rapport au monde, en
toute lucidité, en
passant en même temps par cette remise en question du langage.
Et ça
aurait "creusé un trou" dans votre connaissance
de la langue française, au travers de ces allusions à "une
langue inconnue", "la langue du néant"...?
Ca c'est aussi en corrélation avec cette sorte d'abandon
de toute référence,
l'impression d'être sur une mer démontée et de manquer
d'appui, que j'ai eue, elle, bien avant cette crise de dix-sept ans.
J'étais
un enfant seul, sans frère ni soeur, et je vivais beaucoup avec
moi-même
; j'avais souvent des impressions d'étrangeté, même
par rapport aux objets les plus simples. Je sais que j'ai pris des détestations,
je ne sais pas... d'une chaise ou d'une table, qui me paraissaient
des personnages dangereux, car je les replongais dans un élément
inconnu qui pour moi baigne toute chose.
Maintenant , ce n'est plus la
chaise, mais le mot "chaise" qui mord.
Vous faites allusion à un ensemble de textes que j'écrivais
alors, que je n'ai pas publié, mais qui a été reproduit
depuis, sur le mot langage lui même, que je répète:
le mot se solidifiait, se ressoudait sur d'autre significations si bien
que dans mon esprit - c'est
un peu à l'origine de ma pièce "Un mot pour un
autre"-
le mot langage désignait un paravent, l'inventeur d'un meuble,
un personnage qui s'appelait monsieur Langage etc... C'était
devenu come une sorte de méthode pour moi: répéter
un mot tellement souvent qu'il finit par perdre son sens, comme si la
répétition faisait évaporer
le sens.
D'une part cette réification du mot (le mot langage on
s'asseoit dessus ) et en même temps on trouve "certains mots
sont tellement élimés,
distendus qu'on peut voir le jour au travers", là les mots
n'existent plus . Il y a une cohérence ?
Temporelle. Dans un premier temps, le mot devient poreux, inexistant,
et dans un second temps, à partir du moment où il n'est
plus qu'un signe algébrique qui perd toute référence à une
réalité,
on peut lui donner un sens autre. Les deux me paraissent liés
: on passe de cette transparence du mot à une possibilité de
lui donner un autre sens.
Par l'écriture poétique ?
L'urgence poétique est contenue aussi bien dans la dissolution du mot
que dans sa redécouverte sous un autre habit . Et les deux aspects tendent à découvrir
cette double possibilité du mot, et débouche sur un besoin de
s'identifier avec ce qui nous dépasse et qui dans mon esprit - n'ayant
pas une forme religieuse ou dogmatique déterminée-ne peut être
que l'abscence, le néant. J'ai eu souvent à l'esprit cette phrase
de Valéry dans ABC "Il y a en toi quelquechose d'égal à ce
qui te passe" . Et le poète à pour charge, dans cette deuxième
partie de son être, de chercher quelquechose, comme dans une recherche
mystique. Je me suis très souvent senti cette double tâche. C'est
très ambitieux. Mais il faut toujours ajouter ce que l'on a appelé le
point d'ironie . Qui est ce déjà qui avait proposé qu'on
l'ajoute à la ponctuation ? J'ai tellement peur du ridicule que je l'ajoute
toujours . C'est que malgré mon apparence d'homme solide, équilibré,
bien portant dans une certaine mesure, je suis toujours profondément
travaillé par une sorte d'inconsistance, qui est la menace majeure.
Pourquoi
est-ce le langage que vous utilisez pour exprimer ce divorce ?
Vous utilisez le langage, vous êtes poète, et en même temps,
vous mettez en avant le fait que ce langage vous gêne " j'écarte
en vain cette irritante mouche / des mots, ce grain qui grêle dans la
bouche" ?
Il ya là encore une notion biographique : vous savez
que ma mère était
musicienne , mon père peintre, et ces deux moyens d'expression
me paraissaient en quelque sorte plus rassurants, car il n'y a pas de
relai entre ce qu'il
y a à exprimer et ce qu'ils expriment . Je veux dire par là que
le son, ou la couleur, est plus directement branché sur l'intellect
que le langage qui passe par toutes sortes de circuits . A cause de son
arbitrairaire d'une part, et à cause, surtout, du fait qu'il ne
nous appartient pas . Il apppartient beaucoup plus à la société qu'un
son ou un couleur . L'alambic du langage fait que nous tâtonnons
beaucoup plus pour atteindre quelque chose qu'un peintre ou un musicien
.
Mais un peintre
vous dirait peut-être que c'est faux
Le langage, c'est une place publique, tout le monde l'a souligné depuis
une cinquantaine d'années que l'on s'en occupe de plus près
: ce n'est pas nous qui parlons, mais la société. C'est
une chose rebattue , mais qu'il faut toujours répéter.
Et
celà vous éloigne de la signification des choses ?
Là encore, ma réponse sera ambigüe et contradictoire;
Si je prends un mot courant, il est inquiétant pour être passé entre
tant de bouches, qu'il a presque perdu une signification précise;
et le revers de cette médaille c'est que sa viduité permet
de souligner un de ses aspects particuliers, une de ses connotations,
ou même d'essayer
de gauchir son sens. Comparez encore avec les autres arts; pour Braque,
ce qui compte ce n'est pas un pot de fleurs qu'il montre, mais la façon
dont il est posé, de biais ou coupé en deux, gauchi en
quelque sorte, sinon ça n'aurait aucun intérêt .
Mais dans votre écriture, non seulement ce n'est pas le réel
que vous nous donnez à lire mais c'est votre inquiétude
face au manque de possibilités du langage.
C'est pour cela que j'aime utiliser les mots les plus simples.Il
y a là,
d'ailleurs, une contradiction dans mon emploi des mots : dans certaines
oeuvres j'ai utilisé une méthode proche du Surréalisme,
une accumulation d'images ou de métaphores, notamment lorsqu'il
s'est agit de traduire les impressions que j'avais devant une oeuvre picturale
ou musicale, et à d'autres
moments j'ai utilisé les mots les plus simples , mais en essayant
de leur donner un gauchissement, de les faire exprimer autre chose. Là,
encore, une oscillation entre deux points extrêmes.
Les mots les
plus simples sont pourtant les plus imprégnés de
cette "place publique", et vous jouez avec les lieux communs.
Et
là , il s'agit de jouer de telle façon qu'on soit aidé par
un élément très important à mes yeux, c'est
la musique des mots , la sonot-rité. J'ai fait beaucoup d'expériences
de toutes sortes, notamment à partir d 'une trauction que j'avais
faite de Hölderlein, en essayant de troi-uver un équivalent
de son hexamètre, qui était lui-même un équivalent
de l'hexamètre grec, dann-s ses poèmes comme l'Archipel;
et, à partir de là, j'ai cherché des rytmes qui
fussent autres que l'alexandrin dont j'étais excédé -pour
l'avoir utilisé depuis mon enfance- en cherchant ce que j'ai appelé les
accents toniques du français, qui existent plus qu'on ne le dit
habituelllement. J'avais même analysé certains vers de Racine,
en montrant que le véritable rythme n'est pas celui qui est donné par
la prosodie classique, avec les hémistiches, et le nombre de syllabes,
mais par l'utilisation des accents toniques, qui ne sont pas du tout
ces hémistiches monotones, par des mesures de trois, quatre ou
cinq syllabes qui se trouvent contenues dans la phase de douze syllabes.
Pourtant,
votre écriture n'est pas tant un travail sur le langage
poétique et sa musicalité, qu' une tendance à montrer
comment le langage ordinaire est poétique en ce qu'il est impuissant.
Il faut toujours faire attention aux divers modes d'expresion
que j'ai pu employer. J'ai toujours revendiqué pour le poète
le droit à s'exprimer dans des tonalités différentes,
On a trop tendance à classifier un auteur comme "grave" ou "léger".
Un musicien a le droit d'écrire dans une même oeuvre un
moment grave, un mouvement rapide, un mouvement de méditation
comme l'andante, un moment comme le scherzo qui est plutôt rieur.
Et pas le poète. C'est pour ça qu'à différentes
périodes de ma vie, j'ai mis l'accent sur diverses possibilités
de l'expression poétique . Il m'est arrivé d'essayer de
raconter quelque chose comme dans les Histoires obscures , de faire rire,
comme dans Monsieur Monsieur ou encore d'écrire des poèmes
lyriques, ou même épiques, tout comme un musicien qui peut écrire
aussi bien un oratorio, un opéra une sonate, etc....
N'y a
t-il pas le risque de voir l'arbre cacher la forêt, un aspect
empiéter sur les autres, l'aspect rieur en ce qui vous concerne?
Si, bien sûr, et ça me gêne d'être
vu beaucoup plus comme un poèete humoristique ou humoreux qu'au
regard de ce que j'ai pu écrire dans d'autres tonalités.
On va vers le plus facile. Ce qui l'est en apparence, à première
vue, car ce qui est caché est peut être d'autant plus difficile
. D'autant que le petit recueil Un mot pour un autre est, quantitativement,
tout à fait minime. Mais ce n'est pas la première fois
qu'un auteur est vu autrement que selon ce qu'il croit être, et
peut être que je me trompe.C'est peut être que les critiques
et le public ont raison; peut-être le plus important, le plus original
est il cette partie comique...
Peut-on dénoncer la déficience
d'un outil aussi commun que la langue sans tomber dans la dérisison
ou l'humour ?
Le risque, bien sûr, c'est qu'à ce moment là, on
ne fait plus la critique du langage : on s'y abandonne. Et il y a de
nombreux textes
dans lesquels je m'abandonne à des formes très antérieures à moi
même , que ce soit le rythme clasique ou le vers libre, où je
rentre dans le rang.
Vous vous y abandonnez, mais , ce faisant, vous vous
abandonnez: "le
poète
disparaît, et rien ne reste après lui qu'une voix sans personne...."
C'est aussi cela. et cet élément de dissolution du moi est, si
l'on veut un élément tragique . Mais, je revendique aussi une
vision non tragique de cet anéantissement du moi par ce qui le dépasse
: ce peut être aussi une manière de délivrance. Ce n'est
jamais très drôle, mais pas non plus forcément tragique.
Car le fait de vivre ,qui est extraordinaire, stupéfiant, énigmataique,
bouleversant, est tragique mais à tel point que c'est un fardeau dont
on peut se débarasser, et c'est la seule récompense que je puisse
souhaiter , moi qui n'ai pas une conception de l'univers construite autour
d'un dogme. Et me débarassant du langage, je me débarasse en
même temps de moi-même, de ce moi qui, comme pour tout un chacun,
m'est étranger .
Il ya en même temps une mauvaise adaptation du monde et du langage,
et de de l'être pensant au monde. Et, en même temps, dans la
mesure où l'on utilise à la fois la banalité du langage
et le coté obsessionnel de ses rythmes, ou de sa soi-disant musique,
on en revient à une notion magique du langage. Je ne suis pas assez érudit
dans l'étude des langues et des sociétés primitives,
mais à travers
des oeuvres comme celle d'Eliade, je pense qu'on ressent ce fait que le langage, à l'origine,
pouvait ête non seulement un moyen de communication, avait une utilité pratique,
mais qu'il révélait aussi le premier aspect d'un notion de
dépassement
vers une magie, une divinité peut être. En somme, le poète
est aussi - c'est une banalité- un sorcier.
En somme , vous même, à la
manière de Froeppel, êtes à la
recherche d'une langue universelle .
Oui, la langue universelle... mais elle finit par être la langue-moi.
Elle aboutit à une dissociation totale, non seulement de la personnalité,
mais de la société. Et, étant donnée l'évolution
vertigineuse des médias et de ce qui s'y rattache, il est possible qu'il
y ait une espèce de suppression, de gommage du langage au profit d'autre
chose que nous ne pouvons pas imaginer. Dans la période de la guerre,
déjà, la situation était telle, l'individu était
menacé de toutes parts, les questions qu'il posait étaient sans
réponse, sauf la réponse finale, l'anéantissement. Et,
de cette époque datent des textes dans lesqueles toute une partie des
mots est justement, gommée, les questions restent, mais les réponses
s'évanouissent. Dans les expériences du professeur Froeppel,
le récit mangé par la rouille, par exemple, il y a , là encore,
bien autre chose qu'un gag : cette nécessité de transcender la
langage, soit en l'utilisant dans ses aspects les plus rutillants, soit dans
cette viduité que l'on peut lui attribuer. Et, de ce point de vue ,
le professeur est évidemment un peu moi-même. Tous ses récits
tournent autour de mes problèmes fondamentaux, envisagés de la
façon la plus allègre posible. Je cherche à dire le plus
de choses possible, sous ce déguisement clownesque: ce malaise de vivre,
le malaise de la pensée, car j'ai beaucoup de mal à manier ma
propre cervelle, j'ai une mémoire très mauvaise -surtout depuis
cette crise de jeunesse- tout cela est une affaire assez personnelle.
Toutes ses expériences qui tournent autour de la recherche d'un
nouveau langage font partie de toute une démarche qui pourrait être
la démarche fondamentale du poète. C'est cette position en
porte à faux
par rapport à ce qui lui est extérieur, que ce soit la langage
ou la réalité des choses, ou la non réalité des
choses. Et il meurt, d'une façon asez touchante: en ayant compris
le langage d'un petit arbre; c'est à dire qu'il retrouve en s'anéantissant,
une familiarité avec le cosmos. Par définition, c'est intransmissible
: du moment qu'il est passé de l'autre côté de la barricade,
il n'y a plus rien à transmettre. Et la poésie , c'est justement ça
: essayer de transmettre, jusqu'au point où l'on s'aperçoit
que l'on ne peut pas, que l'on ne peut plus. Il faudrait être toujours à cheval
sur le sillon, sur la frontière: c'est celà qu'essaie le
poète, être
de notre côté, pour transmettre ce qu'il peut entr'apercevoir
de ce qui est au-delà. Il ne le peut pas complètement, par
définition,
mais il fait de son mieux. Par tous les moyens, aussi bien par un extrême équilibre
que par une menace de déséquilibre qui le rapproche des contradictions
dont il a le pressentiment, des contradictions inhérentes à tout.
Aussi,
la vérité de la poésie serait à chercher
du coté d'un langage vrai, transparent, tel celui de l'onomatopée
?
Je n'irai pas jusque là. Les cris, les onomatopées,
ces langages expresifs sont très importants (ils apparaissent dès
la tragédie
grecque), ils sont près de la partie viscérale de l'individu.
Mais pas nécessairement plus près des choses. Ce côté obsesssionnel
que représente toute recherche d'un rythme, d'un sonorité,
est par soi même une forme à la fois puissante et primitive
de l'expression. Elle est prégnante, elle nous atteint directement,
sans passer par l'intelligence. Il est vrai que j'ai souvent privilégié l'aspect
sonore de mes textes : ce qui reste de plus vivant dans la poésie,
c'est ce qui est transmissble par l'oreille . Et même beaucoup
de poèmes qui passent
pour difficiles ont une vertu sonore évidente: je pense à Mallarmé.
On oublie trop que certains de ses plus grands poèmes, Hérodiade
ou L'après -midi d'un faune, ont été écrits
dans l'esprit de les faire dire en monologue. C'est presque théatral.
La poésie découvre la face cachée du monde, un peu
comme l'ombre dessine un objet : entre une ombre et une écriture,
il y a une sorte de parenté.
Dans mon utilisation du langage enfantin, ou encore dans la parodie du
langage scolaire que l'on trouve dans 'les petits problèmes de métaphysique",
là encore , c'est cet espèce de gauchissement dont je parlais
: le pot de fleurs est mis de travers, et à travers ce gauchissement
peut apparaître une autre signification: on entr'ouvre le rideau.
Mais on peut l'entr'ouvrir aussi d'une façon discursive, classique
: je tiens assez à certaines pages de prose que j'ai écrites,
et qui sont très classiques dans leur forme, mais qui développent
au lieu de percer; je pense à des textes des "Pages d'écriture,
d'Obscurité du jour, ou encore aux Tours de Trébizonde.
Là ,
c'est une méditation dont le principe est presque absurde: je
suis faciné à la
fois par une vision que j'ai, dans mon propre appartement, à Paris,
devant des tours qui sont celles du 13° arrondissement(.) Double
réalité:
concréte/esthétique; une façon de se poser un problème
sur le dépassement.
Dans cette avalanche de procédés
qui gouvernent l'écriture,
qu'advient-il d'une définition de la poésie ?
Je me suis souvenet posé la question, et je suis arrivé à une
définition très résumée: la poésie, c'est
tout ce qui échappe à la définition de la poésie.
Car chaque fois qu'on esssaye à partir d'un grand poète- qui
vient de mourir, ou qui nous hante d'une façon ou d'une autre-, chaque
fois qu'on essaye de s'appuyer sur une oeuvre particulière ou sur un
ensemble d'oeuvres particulières, pour définir la poésie,
il arrive toujours un autre poète qui rend cette définition caduque.
Alors je pense que la définition de la poésie, c'est presque
la mobilité maximum de l'esprit, la malléabilité la plus
grande du langage et de la pensée. En ce sens, elle a droit de regard
sur touts les systèmes de signification, sur tous les langages; et c'est
une des choses les plus grandes que l'humanité ait trouvées ,
parce qu'elle est un dépassement continuel.
La poésie est capable de s'introduire dans le secret des autres arts,
de le simuler, de l'imiter et de toujours chercher ailleurs, plus loin; de
toujours chercher autre chose. C'est ça, l'extraordinaire paradoxe de
la poésie : trouver en elle-même quelque chose qui la dépasse.
A cet égard là, elle est plus proche à la fois de la banalité et
du dépassement, que les autres arts. Elle est contradiction, dépassement,
elle est tout ce qui peut être autre.
A la condition de remettre en question son outil...
Je crois que tout poète, plus ou moins consciemment, remet en question
l'outil-langage. C'était moins apparent autrefois; mais ça a
toujours existé, par définition. Car si les poètes s'imitaient
les uns les autres, cela n'aurait plus aucune espèce d'existence; mais
c'est évidemment plus conscient à partir de Baudelaire ou Mallarmé,
lorsque les poètes ont pris conscience de leur propre pouvoir et en
même temps, de la nécessité de toujours modifier le langage
par une recherche qui est finalement celle d'une précisison supplémentaire.
En même temps que la recherche d'un dépassement, c'est la recherche
d'une précision suprême.
On est aujourd'hui dans cette situation où il n'y a plus de poésie
possible sans une remise en question du langage, et où, tout à coup
, un poète immense peut arriver qui détruit toutes ces
définitions,
en utilisant des mots tout à fait périmés.
Et quels
sont , parmi vos textes, ceux qui touchent au plus près à cette
définition?
Pas nécessairement des textes publiés. J'ai
retrouvé récemment
des inédits qui remontent presque à mon enfance, j'essaye
d'en faire un choix qui couvrirait un très grand nombre d'années,
et dans certains, que j'ai écrits vers ma vingtième d'anné,
je trouve, avec de moyens très usagés, sinon primitifs,
quelquechose d'assez proche. Mais , de toute façon, il faut envisager
ce que j'ai écrit
comme une totalité. Y compris ce qui n'a pas été publié.
. Et cette totalité dessine plus une oscillation qu'une progression,
parce qu'il y a des retours. Dans le premier livre qui m' a été consacré,
Emilie Noulet voulait absolument prouver que j'avais , par exemple du
point de vue formel, évolué d'une forme classique à une
forme libérée. Mais c'est faux: j'avais découvert
le vers libre à 18
ans, et j'ai commencé avec. Mais , par la suite, j'ai eu plusieurs
fois le besoin de revenir à des formes strictes, et même,
en les cherchant, aux formes les plus strictes possibles. Soit en cherchant
des rythmes, soit
en cherchant une certaine sécheresse. Entre 19 et 20 ans, j'avais
adopté un
moule de vers qui était le distique, et mes poèmes étaient
volontairement secs, par peur d'une certaine effusion post-romantique
qui me paraissait haïssable. Je me rappelle le début d'une éspèce
d'art poétique que j'avais fait à ce moment là: "Distique,
volonté cruelle, étroite comme un javelot..." .
Mais, quoiqu'il en soit, je pense que l'on ne peut pas être un
artiste ou un poète si l'on ne pense pas que tout est à refaire.
J'admire beaucoup que l'on s'admire soi-même jusqu'à dire "j'ai
réussi
ce que je voulais", mais je pense que c'est impossible. C'est peut être
une preuve d'ambition exagérée, parce qu'on se fixe un
but difficile à atteindre,
mais , pour ma part, ce que j'aime le mieux, ce sont les textes que je
veux ou que je vais écrire, bien plus que ceux que j'ai faits.
Et,
dans cette direction n'y aurait il pas aujourd'hui, dans ce que vous écrivez,
les signes d'une tension vers la prose ?
Oui, certainement. Il y à cela plusieurs raisons: j'ai toujours éprouvé par
mon travail, la sensation que la prose était un moyen illimité de
perfectionnement. Quelque soit le travail que l'on apporte à un poème
qui, selon le mot de Valéry, vous a été donné d'abord
par un vers qui a été donné par les dieux pour rien, et
qui a été repris, retravaillé, ça n'est pas illimité,
le travail sur un poème. Car sa fraîcheur doit être maintenue:
si l'on est pas content de quelque chose, on s'apeçoit qu'il faut quand
même le laisser, comme une couleur qu'il ne faut pas trop charger. Tandis
qu'avec la prose, j'éprouve un bonheur douloureux, qui fait que je me
sens obligé de me donner un terme, à un moment ou à un
autre. C'est, cette fois, le véritable plaisir de l'artisan. Je pense
qu'un ébéniste qui creuse son bois, qui creuse un élément
sculptural dans le bois, doit avoir des joies de ce genre. C'est une volupté.
(musicalité)
faire parler la voix "une voix sans personne", "etudes
au téléphone"
La plupart des musiques qui ont été faites
sur mes textes l'ont été sans que j'y mette une intention,
par le choix des musiciens.
Lors de la mise en musique d'un de vos textes,
comment se passe alors
la relation des deux éléments ?
Ces textes sont des essais pour déborder dans le
champ musical ou plutôt de violer le secret des musiciens à l'aide
du langage. A la limite, je préférerais qu'ils n'aient
pas été mis
en musique . Il m'est arrivé , dans le champ du théatre,
de vouloir parodier la musique. Dans La sonate et les trois messieurs,
et Conversation-sinfonietta. Ces tentatives excluent totalement la musique.
A tel point que j'ai refusé plusieurs fois à des musiciens
de "déposer de la musique le long de ces vers" comme
disait le père Hugo, parce que ce serait un non sens. J'essaye
alors de considérer les mots comme des notes de musique; Et, comme
pour le musicien, une note seule n'a pas de sens, mes mots pris isolément
n'ont pas de sens, c'est le contexte qui forme une phrase musicale ou
littéraire. Il s'agit de vider les mots de leur signification,
et des les considérer comme des notes. Et ça ne me gêne
pas d'abolir ainsi leur sens, car je me crois autorisé, dans mon
concept personnel, à utiliser dans d'autres cas et dans d'autres
formes le langage dans sa plénitude.
Et vous croyez que le poète
peut rivaliser avec le musicien ?
Je ne peux pas dire que ce soit une imitation satisfaisante, puisqu'on
ne peut pas remplacer les sons musicaux par des mots, pas plus que les
couleurs du peintre. Ce sont des sortes de métaphores. D'ailleurs
les personages qui interviennent sont très simplifiés,
ils n'ont pas de nom.
Et je crois que ce type d'expérience est assez nouvelle: je ne
sache pas que les autres écrivains de théâtre aient
fait la même chose; ils aiment trop le théâtre en
lui même et le langage dans sa complexité naturelle pour
avoir tenté cette expérience. Elle est , je crois, limitée à quelqu'un
comme moi, qui a été hanté toute sa vie par les
autres arts et en particulier par la peinture et la musique.
C'est dire
que vous ne vous considérez pas comme un auteur dramatique
?
Si. Et au contraire je souhaiterais beaucoup être considéré ainsi.
Mais ça ne m'est pas facile, parce que j'ai écrit des sortes
d'essais dramatiques, qui sont en marge du théatre. Pour accécéder
au véritable titre d'auteur dramatique, il faut aller à des
formes plus classiques et plus amples, et qui utilisent les ressorts
(plus classiques aussi) de la continuité d'une pièce, son
argument.
Mais j'attache une grande importance à ces oeuvres dans ma démarche
: il s'agit de créer des oeuvres poétiques pour plusieurs
voix, pour plusieurs interprétes, au contraire du poème
qui est pour une seule voix. D'ailleurs certains sont ce que j'ai appelé des "poèmes à jouer",
et d'autres sont davantage des "exercices de style dramatique".
Elles sont courtes, parce qu'il était impossible, étant
donné la gagure qui consiste à vouloir privilégier à chaque
fois un seul aspect du théatre, d'en faire quelque chose de très
long.
Mon intention était, primitivement, d'écrire beaucoup de
ces petites pièces, de faire en quelque sorte un "catalogue
raisonné" -
ou pas raisonné- des différentes formes possibles du théâtre,
avec une parodie des formes antiques, classiques ou désuètes,
comme l'utilisation du monologue, de l'aparté, où je donne beaucoup
d'importance à ce que disent les personnages, alors que c'est tout à fait
insignifiant.
Vous concevez vos expériences théatrales comme
des démonstrations,
des mises en situation de votre défiance à l'agard du langage
.
Ma démarche , assez fréquente, consiste à partir, plutôt
que d'une histoire, d'un volonté formelle , et c'est dans cette forme
, dans ce rituel ,comme je l'ai dit par ailleurs , que s'incorpore la vie,
comme une conséquence de ce que l'on cherche sur la plan formel. C'est
là un point commun avec beaucoup d'artistes contemporains, je pense à certains
peintres de mes amis qui ont illustré la période dite de l'abstraction
lyrique; l'aspect des formes de la nature, des objets, des visages, disparaît,
mais il reste des séries d'allusions qui sont composées, et il
semble que la vie soit présente à travers cettte transformation,
cette distance. C'est le cas de Bazaine, dont les oeuvres peuvent faire allusion à un
paysage sans que le paysage soit présent, mais on est touché comme
si on voyait vraiment les couleurs , le soleil, l'animation du feuillage .
Ce sont des allusions détachées le plus possible de la réalité,
mais où le réalité se trouve contenue. Et, dans mon théatre,
assez souvent, j'ai essayé de rendre cette distance là. A terme,
considérez -vous que ces expériences vartiées
ont pu remplir le rôle de garde- folie que vous leur avez destiné ?
L'écriture a-t-elle finalement joué le rôle de l'exutoire à la
folie ?
Ce n'est pas tout à fait exact, dans la mesure où cette préoccupation
d'une recherche en dehors des formes données du langage est antérieure à cette
crise dont nous avons parlé. Ca s'est infléchi, modulé selon
les circonstances de ma vie personnelle, mais, encore une fois, si l'on peut
appeler poésie cette impresion dde solitude que j'ai pu éprouver,
cette impression d'un question que l'on pose et à laquelle on cherche
recevoir un sens, c''est tout à fait consubstantiel à ma vie.
. La poésie aura été une méthode thérapeutique, à la
fois une façon de se délivrer d'une angoisee, de s'accomplir
soi-même, et de donner un sens à ce qui semsble ne pas en avoir.
Même si l'on se sert du non-sens. C'est un travestissement, qui est en
même temps une recherche d'identité.
La poésie a très certainement été ce qui m'a permis
de vivre, malgré de nombreuses tentations de supression de moi-même à différentes époques
de ma vie; et je ne dirai même pas que j'y ai renoncé complètement.
Mais je pense que le sort va prochainement se décider à ma place.
Mais celà m'a permis de retrouver, à côté de cette
angoisse fondamentale, une joie de vivre. Je n'ai pas l'impression, pour employer
une expression très vulgaire, d'être tout à fait sorti
de l'auberge . Mais la santé est au prix de la maladie. Et le sens au
prix du non-sens. Ce n'est pas le culte du moi, comme disait l'autre, mais
c'est le culte du non-moi et le culte de la contradiction, surtout : "Ce
qui est contradictoire est nôtre". |