Damien-Guillaume Audollent / l'axe Daumal
relire ou découvrir Daumal

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On a eu l'occasion sur remue.net de parler des écrivains du Grand Jeu, en particulier via la conférence de Zéno Bianu lors de l'exposition de Reims.

Retour à Daumal via Damien-Guillaume Audollent, dont nous avons déjà accueilli la poésie.

L’axe Daumal

 

 

Qui se souvient de René Daumal ? Soixante ans tout juste après sa disparition — il est mort le 21 mai 1944, à l’âge de trente-six ans —, que reste-t-il dans nos mémoires et dans nos vies de celui qu’on aura vite classé parmi les « météores » de notre littérature, pour mieux neutraliser sous cette étiquette la puissance de ses écrits, faits et gestes, marqués par une radicale « métaphysique expérimentale » ? Qu’est-ce que le Grand Jeu, tentative pour hisser haut les couleurs de la « vraie vie », dont il fut l’un des principaux artisans, peut encore nous dire ? Dans cet aujourd’hui caricatural de bruit et de fureur où nous errons bouche bée, Daumal, « phrère simpliste », poète, philosophe, pataphysicien, traducteur du sanskrit, lecteur de Rabelais, Gurdjieff, Jarry, Hegel et des Upanishads, est-il encore seulement audible ?

Et si c’était plutôt nos oreilles qui étaient bouchées ? Du Contre-Ciel à L’évidence absurde, de Mugle aux Pouvoirs de la parole, de La Grande Beuverie au Mont analogue, Daumal n’a pourtant cessé de délivrer un message transcendant les clivages traditionnels et artificiels qui voudraient opposer l’art à la vie, la réflexion à l’action, le sujet à l’objet. Contre toutes les doxa et tous les pouvoirs en place — il a notamment été l’un des rares à oser, dès la fin des années 1920, affronter André Breton sur le terrain des arguments et non sur celui des invectives —, Daumal expérimente les voies d’un indispensable retour à l’essentiel. Ainsi qu’il l’écrit dans un projet de présentation du Grand Jeu, celui-ci « exige une Révolution de la Réalité vers sa source, mortelle pour toutes les organisations protectrices des formes dégradées et contradictoires de l’être ; il est donc l’ennemi naturel des Patries, des États impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes, des Académies. »

Les Dernières Paroles du poète : « Comme la magie, la poésie est noire ou blanche, selon qu’elle sert le sous-humain ou le surhumain », selon qu’elle flatte la dépendance, l’illusion et le mensonge, ou qu’elle tend à nous réveiller de nos confortables sommeils, peuplés de fantômes qui prétendent gouverner nos vies. (Il existe également de nombreuses formes de poésie grise, aussi inoffensives que vides de sens.) Dans sa recherche d’autonomie, de liberté et d’authenticité, explique Daumal, le seul ennemi véritable de l’homme, c’est lui-même. L’enfer, ce n’est ni les autres, ni le monde extérieur, mais bel et bien ce « je » hagard qui, en chacun de nous, se croit maître d’une prétendue individualité, dont il ignore pourtant les tenants et les aboutissants.

Face aux quatre lettres du mot Dieu, qui ne désignent que notre « Désir Imbécile d’éclairage Universel » (Poème à Dieu et à l’Homme), face aux croyances paresseuses, inconstantes et meurtrières dont nous drapons complaisamment notre ego endormi, « un seul droit : le droit du plus être » (La Guerre sainte). Nous exhortant au seul combat valable — celui qui vise à échapper à la chosification de l’homme par sa propre peur et sa propre force d’inertie —, Daumal met au feu notre literie moelleuse et toute la « boutique de confiserie de belles paroles » où nous sommes englués.

Contre un certain nombre d’obsessions actuelles, comme le bien-être, la sécurité ou le « bonheur », Daumal nous invite à une dépossession méthodique où il s’agit d’être, tout court. La poursuite obligatoire et balisée du « bonheur », érigé en norme universelle, est-elle autre chose qu’un masque grimaçant par lequel nous espérons — pour tromper qui ? — ajouter un « supplément d’âme » à une existence dont nous ne savons plus percevoir le sens ? Dans l’éphémère des jours et des pensées, cet épouvantail agité, perpétuellement vautré dans l’illusion de la permanence et minutieusement vidé de toute invitation à l’ascèse, me détourne de ma tâche première : soutenir sans ciller le vertige d’être fragile, discontinu, ignorant et désorienté. Or il devient urgent d’oser affronter le chaos, en abandonnant la vieille logique aristotélicienne, essentialiste, trop parfaite et trop rassurante pour être vraie ; il devient urgent de regarder en face cette réalité, plus trouble mais plus utile : chaque être humain est tissé d’ombre et de lumière, et si l’on peut chercher à évoluer vers l’une ou vers l’autre, l’on reste le plus souvent déchiré entre les deux.

En l’absence de chemins, il faut cheminer, sans illusion mais sans crainte, non pas vers le bonheur, mais vers soi, c’est-à-dire vers l’autre. Face au mol engourdissement du bonheur qui, de la course au désir à l’impossibilité d’y satisfaire, s’étiole dans un vain effort pour conjurer la peur viscérale et visqueuse, s’il y a bien une guerre de l’intelligence à mener, c’est avant tout en moi-même qu’elle doit faire ses ravages. En chacun de nous et en nous tous ; mais d’abord en moi. Il s’agit bien, « dans ce temps où le réel est chaque jour mieux dissimulé par un vacarme dépourvu de sens, sinon d’efficacité » (selon la formule de Philippe Jaccottet), d’une « épreuve du feu », d’une guerre lancée tout d’abord contre soi, contre les ravages en soi de ce vacarme, et contre l’oreille distraite, prompte à se défaire du silence, qu’on lui tend si souvent. Aujourd’hui, par sa radicalité, cet appel aux armes sans concession ni complaisance a tout pour susciter l’incompréhension : ainsi que le rappelle la « circulaire » du Grand Jeu, « il s’agit avant tout de faire désespérer les hommes d’eux-mêmes et de la société. De ce massacre d’espoirs naîtra une Espérance sanglante et sans pitié : être éternel par refus de vouloir durer. »

Si par la guerre, au sens traditionnel d’« épreuve de force », l’on cherche à imposer à son ennemi l’ordre univoque et sans réplique d’un point de vue, d’un discours et d’un pouvoir sans appel, la poésie selon Daumal, quant à elle, trouve sans cesse à redire à l’ordre du monde, quel qu’il soit. Et notamment contre les canons d’une modernité serve, qui instituent le règne verbeux du faux : aimer son époque, adhérer à ses mythes, suivre ses modes, ses snobismes imbéciles, ses flatteries flatulentes, ses rituels dégradants. Expérience de la perte, du manque, du vide, la poésie propose plutôt une « épreuve de faiblesse », et se déploie dans l’espace de l’intranquillité, du questionnement sans relâche, de l’inquiétude. Entre mélancolie, colère et ironie, le poète fait l’apprentissage de la dépossession de soi et du monde.

Si René Daumal a choisi de s’adresser à nous par le truchement de la poésie, c’est — comme l’indique Claudio Rugafiori — « non pour faire rêver de mondes imaginaires ou pour revêtir de beauté ou de laideur ce monde, mais “pour indiquer au lecteur, juste à temps, à quel niveau de soi-même et à quelle tension il doit se trouver” ». Je me veux chaque jour plus beau, plus juste et plus vrai que je ne suis, et je me vois chaque nuit plus laid, plus erratique et plus faux que je ne suis. « Tu t’es toujours trompé », me répond Daumal, en m’invitant à jeter bas l’ego qui consomme pour me hausser vers le Soi qui consume. Par conséquent, de jour comme de nuit, il s’agit d’ouvrir les yeux, tout simplement. Dès lors, être heureux ? La belle affaire, quand il s’agirait, se dessillant, de se décider à être. À tout prix : c’est-à-dire, très exactement, au prix de tout, et d’abord de soi-même. De son confort, aussi précaire soit-il ; de ses attentes, aussi modestes soient-elles ; de ses prétextes, aussi raisonnables soient-ils. De la paix conclue toujours trop hâtivement avec soi-même au détriment de Soi. L’histoire de ce dessillement, c’est celle d’une lutte sans merci ni faux-semblants, allumée par Daumal :

«  Voyez la jolie paix qu’on me propose. Fermer les yeux pour ne pas voir le crime. S’agiter du matin au soir pour ne pas voir la mort toujours béante. Se croire victorieux avant d’avoir lutté. Paix de mensonges ! S’accommoder de ses lâchetés, puisque tout le monde s’en accommode. Paix de vaincus ! Un peu de crasse, un peu d’ivrognerie, un peu de blasphème, sous des mots d’esprit, un peu de mascarade, dont on fait vertu, un peu de paresse et de rêverie, et même beaucoup si l’on est artiste, un peu de tout cela, avec, autour, toute une boutique de confiserie de belles paroles, voilà la paix qu’on me propose. Paix de vendus ! Et pour sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on ferait la guerre à son semblable. Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres. Paix de trahison ! »

Ce bouleversant poème dont on ne ressort pas indemne, La Guerre sainte, a été écrit au printemps 1940 — la date n’est pas anodine : « Je parlerai pour m’appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j’ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions […]. Et parce que j’ai employé le mot de guerre, et que ce mot de guerre n’est plus aujourd’hui un simple bruit que les gens instruits font avec leurs bouches, parce que c’est aujourd’hui un mot sérieux et lourd de sens, on saura que je parle sérieusement et que ce ne sont pas des vains bruits que je fais avec ma bouche. »

Voilà l’urgence qui nous pousse à relire Daumal aujourd’hui : soixante ans après sa disparition, alors qu’on célèbre également le soixantième anniversaire du débarquement de Normandie, et que la guerre fait à nouveau rage en notre nom, il nous invite à un salutaire travail sur nous-mêmes, à une insurrection métaphysique contre « toutes les organisations protectrices des formes dégradées et contradictoires de l’être ». Dans le fracas des cris de haine et des armes de déraison massive, au rythme de conflits, présentés comme saints ou civilisateurs, qui défigurent notre quotidien, il nous propose, pour en finir avec notre lâcheté belliqueuse, de commencer par porter le fer en nous-mêmes, plutôt que vers l’autre. Suggestion sans doute irrecevable, dans notre monde d’individualisme triomphant, d’autojustification permanente et de bouc-émissarisation galopante ; et pourtant sursaut nécessaire, si l’on veut sortir de ce cauchemar où l’on s’entretue à poings fermés — tant il est vrai que l’éveil est la seule révolte authentique.

Damien-Guillaume Audollent
Mai 2004

Note sur les textes cités : les œuvres de René Daumal sont généralement publiées chez Gallimard (mais Mugle est chez fata morgana) ; La Grande Beuverie et Le Mont analogue sont en collection « L’Imaginaire ». Poésie noire et poésie blanche et La Guerre sainte font partie des Dernières Paroles du poète, réunies dans le volume du Contre-Ciel (Poésie/Gallimard, édition définitive 1990, avec une préface de Claudio Rugafiori). Le Projet de présentation du Grand Jeu (1928, repris dans L’Évidence absurde, Gallimard, 1972), le Poème à Dieu et à l’Homme (Tu t’es toujours trompé, Mercure de France, 1970) et la « circulaire » du Grand Jeu (signée « La Direction », reproduite dans Le Grand Jeu, L’Herne, 1968) figurent dans la remarquable anthologie de Zéno Bianu, Les Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard, 2003).