Pierre Antoine Villemaine | Sans la musique...


 
 

Sans la musique, la vie serait une erreur. ( F. N.)

 
 
suspendu / dans l’écoute / hors du temps / sous la loi de la musique

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La musique s’élève, elle prend corps, s’enthousiasme de son propre mouvement ascendant. Où va-t-elle ? Elle ne sait pas. Elle ne se pose pas la question. Elle jaillit, semble soulevée par les vagues qu’elle produit elle-même. Comme ivre, on la sent émue par le passage en elle de son propre geste. Elle se sent si légère, rayonnante, si pleine de grâce, si heureuse...

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deux notes esseulées s’élancent dans le vide

ou bien  

deux notes esseulées, survivantes de temps anciens, s’élancent dans le vide, elles s’appellent, s’attirent, se repoussent, s’enlacent enfin et dansent follement avec une grâce infinie 

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Cette voix vous coupe le souffle, cette voix chantée vous traverse le corps. Une note aigue proche du cri se prolonge démesurément, sans effort apparent - comment fait-elle ? -, d’une merveilleuse légèreté, poussée jusqu’au bout du souffle, elle vrille les corps pris de tremblement, quasiment au bord des larmes

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[...] des notes dérapaient sur le silence et je ne savais si ce glissement tenait à un défaut de l’enregistrement ou bien à l’interprétation du pianiste. Ces notes dialoguaient, s’entrelacaient, tissaient, effarées, éperdues, une sorte de pelote échevelée à la dérive. Je réécoute avec attention et constate que c’est bien le pianiste (Stephen Kovacevich) qui dans une grande démaîtrise laisse délirer cette musique inattendue, imprévisible, d’une force affirmative pourvue d’une infinie douceur.

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Il joue comme s’il improvisait, chaque note est événement, création, naissance, surgissement venant de nulle part, du fond nocturne d’un passé lointain, d’un Jadis peut-être.

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Entendu maintes et maintes fois cette musique sans l’avoir vraiment écoutée. Pendant des mois j’ai privilégié le second mouvement, celui qui me touchait le plus immédiatement, au détriment des deux autres que je recevais distraitement. Un laps de temps important fut nécessaire pour que cette musique difficile, délicate et puissante, me parvienne dans sa cohérence d’ensemble. A force d’écouter toujours ce même mouvement, je m’y accoutumais et ainsi je m’en détachais légèrement, accueillant désormais avec bonheur les morceaux délaissés.

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La musique retardait le plus longtemps possible l’instant de sa fin. Elle se survivait en variant inlassablement son motif. Comment va-t-elle s’en sortir ? Elle ralentit presque à s’interrompre puis se ressaisit et la décélération fit place à un éclatant bouquet final.

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C’est le début du printemps et je goûte les tendres nuances de la lumière dans le jardin. Toutes ces fleurs ! Des jaunes et des bleues et des roses, des grappes violette ou d’un mauve passé jaillissent de tous côtés, comme une explosion de joie et de vie. Le merle solitaire s’exerce à son chant délaissé durant l’hiver, il semble fier du beau son qu’il répète avec délectation. Il s’interrompt deux brèves secondes puis reprend avec le même plaisir, le même enthousiasme calme et sûr de lui. Je sens qu’il ne force pas l’attention, il signale simplement sa présence. « Je suis là ! », nous dit-il. Il lance son chant dans l’air, au hasard, comme une bouteille jetée à la mer et ne semble pas attendre de réponse. Il poursuivit quelque temps sa petite affaire sans forfanterie, sans prétention ni insolence. Puis le chant cessa soudainement et laissa la place à un silence d’une rare densité.

27 décembre 2023
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