1
Devant la glace je prends des ciseaux et me coupe les cils, puis les
sourcils, de l'oeil gauche, qui restent cependant plutôt longs.
L'oeil dans la glace s'agrandit soudain, affiné, d'un bleu
vert intense, et comme chargé de tendresse. D'une expression
de tendresse que je ne m'étais jamais connue. Mais un déséquilibre,
à la proximité de cet oeil nu dont j'examine le reflet
: le reste du visage m'apparaît distendu, déformé.
Je passe donc à l'oeil droit, mais cela résiste. Les
sourcils sont trop drus, trop développés vers la tempe.
Quant aux cils je m'y prends mal, je ne suis pas à ma main
: soit je les arrache, extirpés avec la racine, soit je me
pince durement la peau. Dans les deux cas ça me fait mal, et
la douleur, désormais persistante, continue, me semble provenir
d'un point unique, situé tout au fond de l'oeil. Résultat
: je découvre l'oeil droit, comme l'autre, agrandi, mais ce
globe dépourvu de cils est repoussant, terne. La cornée,
jaune, est craquelée d'un labyrinthe rosâtre, épais.
Et je sais que la défiguration est définitive. Je suis
triste, et sens que jamais plus je ne pourrai m'arracher à
cette contemplation d'un visage, le mien, dissymétrique, abîmé.
version primitive
du fragment repris dans Impatience (Minuit, 1998)
2
C'est la guerre,
l'exode, il faut partir. Sans doute pour le combat, mais peut-être
pour une fuite : on ne sait pas encore. De toute façon c'est
pareil. Le danger viendra des bombes, parce qu'on ne voit pas l'ennemi,
et la fuite aussi sera un combat, avec la survie pour enjeu. On nous
poursuivra, nous devrons nous opposer parfois au corps à corps.
Je remplis mon sac à dos, n'ayant droit d'emmener que ce qu'il
y tiendra, et dois abandonner tout le reste. En fait, ici où
j'habite, je n'ai qu'un lit de fer et une petite armoire, dans un
coin du dortoir. Après avoir laissé une pile de cahiers,
je trie, accroupi par terre devant l'armoire, un tas épais
de feuillets dactylographiés. Certains parmi eux me semblent
pourtant caduques, maintenant que la catastrophe s'est effectivement
produite. Mais j'en suis fier aussi : " Je le leur avais bien
dit! " J'en bourre toute le compartiment inférieur du
sac. Même si je sais que, les jours prochains, nous seront inévitablement
trempés. L'eau des pluies sur la route, et les rivières
à passer. Comme le sac n'est pas étanche, les papiers
deviendront probablement un lavis illisible. Mais ça ne fait
rien, c'est un va-tout : je dois les prendre. Cela ne changera rien
à leur perte. Même, cela risque d'entraîner la
mienne Aucun livre. C'est interdit. Des vêtements, un treillis,
un duvet, des armes, noires et lourdes. Le sac est plein. Les livres
sont interdits, mais finalement j'en prends un quand même, que
je glisse contre la face arrière du sac, entre l'enveloppe
de toile et le matériel de guerre. Un seul, avec le sentiment
de faute grave, et dont je sens entre mes doigts l'épaisseur,
le grain rayé de la brochure souple : " Sämtlische
Erzählungen ", Franz Kafka, Fischer Verlag, illustré
en couverture d'un dessin de l'auteur. Et je suis fier, parce que
la langue étrangère m'obligera à lire plus lentement,
à ne pas tout comprendre.
3
J'écris
le journal de voyage de Baudelaire.
Il y a un mystère, puisque c'est à moi d'écrire
ce qui demeure pourtant l'aventure de Baudelaire et lui seul. Et encore
plus forcément la sienne s'il s'agit, avant même de l'écrire,
de la vivre.
Si lui, Baudelaire, n'a pu effectuer ce voyage qui m'emporte moi et
qui est pourtant le sien, il y a une raison. Elle est simple. Il n'a
pu le faire, parce que ce voyage a lieu dans l'époque de Rabelais.
Il n'aurait donc pas pu, lui, en tenir le journal. Mais à moi,
qui connais l'uvre des deux, et qui sais, de plus, la correspondance
jusqu'aux phonèmes de leurs noms : Baudelaire, Rabelais, cela
devient possible. Je connais bien, jusqu'aux lettres, aux notes, les
deux oeuvres de Baudelaire et de Rabelais, je n'ai donc plus qu'à
compléter ce manque, le journal de voyage de Baudelaire.
Je suis avec une amie dans un compartiment clos, et nous assistons
de très près à des scènes pornographiques,
qui finissent par cesser. Cela aussi est lié à Baudelaire:
nous sommes entrés dans sa vie. C'est un compartiment, mais
ce n'est pas un train (d'ailleurs, je pense très clairement
: il n'y a pas de train au seizième siècle). Une sorte
de carriole plutôt, bien qu'aussi longue et peuplée qu'un
train moderne, avec un couloir et des wagons. On peut s'y déplacer,
rencontrer les autres voyageurs, et tout cela se retrouvera dans le
journal de voyage. Quant au pays que nous traversons, c'est un pays
du nord. Forêts, neiges... la Russie peut-être, avec des
images du train rouge qui rejoignait Moscou à la ville qu'on
appelait encore Leningrad. Pour qu'il s'agisse d'un aussi long trajet,
le voyage est à l'échelle d'un continent entier, ce
qui est logique compte tenu du saut dans le temps, des trois siècles
qui séparent Baudelaire de Rabelais, et qui ont leur correspondance
dans l'espace géographique.
Je profite de l'écoulement tranquille du temps pour rédiger
ce journal. Dehors on sent l'hiver, une nuit transparente. On sent
un pays de désolation, bien évidemment (je pense, toujours)
celui du poème en prose : Les Chimères. Tout cela est
dans l'ordre des choses.
On passe à gué une rivière. Par une fenêtre
à l'avant de la carriole, je la vois piquer du nez, et s'enfoncer
brusquement. L'eau est profonde, plus que je n'aurais cru. Heureusement,
les vitres sont bien fermées, l'eau ne pénètre
pas. En bringuebalant sur des cailloux, dont on entend le bruit contre
le plancher, on finit par atteindre le talus, émerger, et remonter
sur l'autre rive, basculer avec un cahot sur le sol ferme. Alors,
encore ce chemin bordé de neige dans la nuit.
J'ouvre la vitre, un vent de glace me gifle le visage. Je suis surpris
qu'il n'y ait plus de chevaux, ni de cocher. Et que nous soyons seuls,
sans autres voyageurs. La carriole a pris fidèlement, jusqu'aux
détails, la forme extérieure d'une diligence du dix-neuvième
siècle. Pourtant, l'époque de Rabelais ne les connaissais
pas, et je m'en étonne, mais pas trop. Elle avance vite, sans
roues, et qu'il n'y ait pas de roues me rassure un peu sur l'anachronisme
: on n'est pas exactement dans le réel, donc tout est possible.
Elle glisse, très rapidement, de plus en plus rapidement, sur
quelque chose d'épais et qui chuinte, en l'isolant de la neige
qui nous entoure.
Je rentre la tête et referme les rideaux. Immédiatement,
cesse le vent, et cette sensation de froid. L'intérieur est
confortable. Tendu de velours rouge sombre, entre des encadrements
de bois dorés, et les sièges ont l'odeur du vrai cuir.
Un silence capiteux, laissant juste passer, étouffé
pourtant, ce chuintement qui donne une impression de vitesse encore
plus grande. Il va me falloir écrire, mais avant je me renfonce
au chaud sous des pelisses avec cette amie.
4
Une chambre d'hôtel, en province. C'est la nuit, mais
plutôt vers le matin. Parce que j'ai à écrire
quelque chose d'importance, je dois m'équiper en conséquence.
Donc je me plante, au bout des gros orteils, une cartouche de stylo,
piquée sous l'ongle. Ça me fait mal, mais tant pis.
Je fixe le plus solidement possible chaque cartouche avec du sparadrap,
et recouvre le tout d'une chaussette. Pour que cela marche, que l'encre
arrive bien. Je dois appuyer fortement sur le stylo que je tiens entre
mes doigts. Ainsi, à travers le corps et la peau, l'encre arrive
sur la page, et jamais besoin d'arrêter. Un seul doute : jusqu'ici,
je n'avais pas besoin de me transformer de la sorte. Réponse
instantanée : grâce au sang, qui donnera au noir de l'encre
une teneur rouge, l'écrit prendra, même dans son apparence;
un aspect plus profond, avec un sentiment de vérité
bien plus fort. Et quelque chose aussi de l'ordre de l'émotion.
Mais mon système n'est pas au point. Au pied droit ça
tient mal. Tout est parti dans la chaussette, une chaussette en laine
brune que je retrouve imbibée d'encre et de sang. La plaie
saigne. À gauche ça tient, mais la cartouche est déjà
vide. Je défais l'installation. Pour écrire c'est fichu.
Il faut laver les chaussettes, puisque je n'en trouve pas de rechange.
Je ne m'en sors pas. Je ne souffre pas, mais mon pied blessé
laisse des traces sur le carrelage, et surtout devant l'armoire où
j'ai fouillé. Et si je fais cette lessive des chaussettes pleines
d'encre, cela n'aura pas le temps de sécher avant l'heure de
mon train pour Paris. Il va me falloir renfiler ces chaussettes gluantes,
qui me dégoûtent.
5
J'ai un cheveu dans la bouche. Très fin. Et qui tient
bien. Pas moyen de l'arracher, ça glisse, pas de prise. Puis
j'ai peur, cela ferait trop mal. Sa racine tout au fond, dans un coin,
et je le sens qui se colle à la langue, tout du log, pour venir
se glisser dans le coin des lèvres, ça m'énerve.
Il faudrait s'introduire une paire de ciseaux dans la bouche, mais
je ne pourrais couper que le bout, là où ça dépasse
de la gorge. Je le fais, mais ça repousse. Une heure n'est
pas passée, je parle à des gens, je sens que déjà
ça s'est remis dans le coin des lèvres, que ça
dépasse. Ça m'énerve.
version primitive du fragment
repris dans Impatience (Minuit, 1998) |