LJH /Déférence

 

"LJH" a 23 ans paraît-il, et c'est un vrai nom d'auteur, la preuve, il a publié un livre très fort, Perfection, à l'Amaurier (Nice), et sur son site internet il y a sa photo sans pseudo et des inédits, à voir absolument. Le site s'appelle évidemment
LJH

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Le fils place les grandes masses neigeuses hors de ses épaules et d'un habile mouvement se libère de leur gangue. Il est représenté couché, les deux bras contre le corps, puis assis ; lors d'un troisième mouvement qui a lieu lui aussi, dans l'hypothèse où les sens ne consistent pas en quelque chose de trompeur, dans une ville aux toits de cuivre vert-gris de la côte est de la Suède, il se retrouve debout au seuil d'un bâtiment récent de la rue Floragatan, avec une main, posée sur une clenche et héritée d'un père pour lequel il éprouve du respect, et dans les poumons un air froid qu'il vénère d'une façon un peu similaire. La pièce qui lui apparaît suite à l'ouverture par lui provoquée de la porte de la bâtisse récente, d'un beau béton bleu, consiste en une sorte de vaste cuisine-salon, visible dans des teintes claires et taillée dans des matières dures, où de jeunes gens prennent leur repas. Hej ; hej. Le fils salue les jeunes gens qui se nourrissent avec parcimonie et adresse des sourires discrets et très adaptés aux personnes peu âgées dont les bouches modérément pleines luisent d'un rose charmant. Puis il monte dans la chambre du foyer pour étudiants étrangers qui lui a été octroyée par le service communal du logement. Les images qui apparaissent quelques minutes plus tard sur l'écran de sa télévision sont d'une grande netteté. La caméra tient en joue un jeune homme. Il est représenté mal cadré, en plan moyen, tenant une caméra contre son visage, de la main droite. Dans le boîtier de cette caméra d'autres images attendent d'être visionnées. Les bras du père sont balayés de gauche à droite et de haut en bas ; découpés en un certain nombre de lignes, six cent vingt-cinq, définies sur une largeur de bande minimale de six mégahertz, ils sont puissants, et l'on peut observer à l'écran le bon développement de la musculature du père, ainsi que le fait qu'il est sans aucun doute capable de soulever des objets vraiment lourds, ou d'aider dans le déplacement des affaires utiles que des voisins en instance de changement de domicile désirent réaliser, d'un parquet de bois au sol mobile d'un camion d'acier. Couché sur son lit, le dos appuyé contre le montant et les jambes en tailleur, le fils a le sentiment en visionnant ces images de revivre quelque expérience intéressante : il revoit l'image tremblée de sa mère, un débardeur de tricot sur son maillot de bain, des lunettes de soleil reposant en partie sur ses joues, cette mère debout devant le vaste ciel qui souriait deux ans auparavant, sur une plage sicilienne, devant l'objectif de la caméra DV du père.

Tu me téléphoneras ? Oui. Tu filmeras tout comme je t'ai montré ? Non. Je filmerai comme tout se laisse filmer, je capterai tout caméra éteinte, père, la proximité étymologique entre le verbe capter et l'adjectif captieux nous intéresse n'est-ce pas. Oui. Et quoi, cela : un arbre explose le bitume sur vingt centimètres avec ses racines ; trois femmes entrent dans une bijouterie et une seule en ressort ; zoom sur un rideau de troisième étage que quelqu'un qu'on n'a pas pu voir vient de faire frémir ; et quoi encore : eh bien pour montrer que je ne suis pas en Suède pour rien j'entrerai chez les gens et je filmerai leurs intérieurs chaque jour à la même heure au cours du long hiver ; je filmerai, quoi ? les tâches de vin qu'ils laissent pour peu de temps après chacun de leur repas ; un vent bougé par une pierre et qui finit comme une vague de terreur sur la nuque d'une fillette ; et les images cachées sous les lits dans les chambres des enfants les moins sages. Et quoi ? La K7 est déjà finie et j'y ai déjà vu tout cela. Stop, eject. Tu m'avais dit " appelle-moi " : la sonnerie est en marche. Maintenant. Alors que la bande magnétique se donne toujours telle une maîtresse intelligente et soumise à une tête de lecture pertinente et sûre d'elle-même, le fils peut remarquer que la tonalité générale du film vient de changer ; à l'écran, disparaissent les corps nus des membres de la famille littorale et les flocons de Floragatan font une entrée remarquée par-dessus les néons des devantures. La caméra a été mise en marche juste après la sortie de la gare ; moyen de reproduction technique de ce qui se passe dans l'intéressant domaine visuel, elle a fabriqué quelque chose de l'ordre de la thématique de " l'entrée en ville ", dans un registre proche de ce qui est indexé en bibliothèque sous la cote 775 VID.

 

Le père se sent à l'aise dans son complet Cerrutti ; isolé du soleil par une main qui tient un glaïeul, il attend, debout dans la cabine téléphonique, l'appel de son enfant.

- Allô, père ?

- Oui.

- Voilà, je suis bien arrivé. Il est 14 heures, n'est-ce pas ?

- C'est bien cela.

- Je suis à l'heure n'est-ce pas ?

- Tu l'es, et je t'en remercie ; il y a des ouvriers qui attendent.

- Des ouvriers ?

- Oui, ceux qui travaillent avec moi.

- Alors nous ferons vite.

- Oui.

- Alors voici comment c'est. Plein de cuivre ; beaucoup de toits ont cette couleur vert-de-gris du cuivre non-oxydé ; sur Floragatan, où est mon foyer étudiant, façades roses, bleu pastel, jaune tendre. A l'intérieur des maisons, lames d'acier, parquets peints en bleu et repeints chaque année, murs blancs ou jaunes, pierre, bois, verre. De ma fenêtre, des rues avec des gens et quelques canaux ; enseignes aux néons ; konditorai, magasins de vêtements. Les bâtiments se reflètent dans l'eau, mais la partie immergée n'est pas habitable. Quand j'étais enfant, j'ai ce souvenir : un soir, en voiture ; tu me fais remarquer une grue rouge sur un chantier ; c'est l'hiver, soleil de 17 heures, lumière rosée ; elle me plaît. Ici : les cours commencent dans une semaine je crois. Mots de suédois : Holm : île ; Berg, montagne ; Väderlek : le temps qu'il fait. Vemod : mélancolie, nostalgie. Arrivé ce matin vers 8 heures, débarqué à l'aéroport, navette vers la gare routière, puis perdu dans la ville. Utilisation du plan, repérage sur les bâtiments les plus haut. Au foyer : je rentre, je dis " Héj ", salut, familiarité suédoise normale ; beaucoup d'autres étrangers ; pas pris de déjeuner ; dans ma chambre, télé incluse, je sors le magnétoscope d'une valise ; branchements, cassette n° 19 : toi, maman, moi, Sud de la France ; fin de la K7 : mon arrivée sur Floragatan. Dans deux heures : repérage sur le plan et j'essaie si un bus me laisse monter et que je comprends comment ça marche, de filer vers les studios de la Svenskfilmindustri. Voilà. A demain.

- A demain.

Le fils raccroche et la voix du père ne s'efface pas.

 

Et quoi d'autre ? Enfant, tu as souvent senti que ta solitude n'était jamais meilleure que sous la douche. A quatre ans, le prince se baignait encore dans la même eau tendre que la mère ; à 6, je vis à plusieurs reprises mon père vêtu d'une longue serviette de roi et d'une couronne, les cheveux humides et gouttant au-dessus du carrelage blanc. Plus tard, l'enfant royal apprit qu'il ne dédaignait pas de laisser s'écouler sur lui un flux aquatique intéressant, tandis qu'au dire d'autres enfants d'autres empires du voisinage, cette projection sur eux constituait comme une atteinte ou blessure. D'une part, les arts de l'image nous apprennent qu'il existe un important va-et-vient entre surfaces d'inscriptions ; la famille royale apparaît tout-à-coup en plein milieu de la cuisine : prêts à sortir en ville, les parents sont chaudement vêtus ; la mère porte un pantalon gris en lin et un gilet de laine ; un collier de perles met en valeur son cou tendu et beau ; le père, quant à lui, tient la mère par la main, porte un pantalon de flanelle noir et un pull un peu trop long, vieux rose. Très jeune on t'a laissé filmer : tu portais des sortes de baskets mal enfilées, un de tes lacets défaits, et un tee-shirt blanc sale avec une veste nouée autour de la taille, et une grosse responsabilité : faire passer cette famille (tu te débrouillais pour te refléter dans une carafe ou un verre, le mieux étant une vitre ou un miroir) sur pellicule, recueillir la lumière, et un des parents la projetait ensuite sur un écran, tissu blanc ou télé. D'autre part, voici le mécanisme de la pluie : des couples de fronts froids et de fronts chauds se forment, leur liaison est parfois de nature quelque peu orageuse. Masses d'air, ils contiennent en particulier deux choses : des aérosols (particules solides provenant d'éruptions volcaniques, de poussière arrachées au sol, d'embruns, de poussière de combustion, de pollens etc) dont la taille varie d'une fraction de micromètre à plusieurs micromètres ; et de la vapeur d'eau ; à un certain moment, à partir d'un certain seuil de valeur pour une pression, une température et un volume donné, la saturation est atteinte et la condensation de la vapeur d'eau commence autour des noyaux. Trop légers pour tomber, ceux-ci attendent en contemplant le paysage ; au-dessus de la Suède, montagnes à l'ouest, mer au sud et à l'est ; en se rencontrant au sein des masses d'air les plus instables, les noyaux de condensation atteignent des masses critiques, relatives aux vitesses des courants ascendants, qui résistent à leur chute ; longtemps, ces gouttes voyagent entre le haut et le bas du nuage : trop fines, les courants ascendants les remontent ; enfin elles finissent par tomber, ces gouttes. L'été, quand il fait très chaud, le sol les recondense aussitôt : elles rejoignent le nuage, la pluie dure alors longtemps. Chez toi, une sorte de tétanie symbolique de tous les muscles exprimait l'étonnement que tu ressentais souvent : enfant, en visite chez les autres enfants, tu restais, devant leur froideur, muet de stupeur : ces amis jeune, inaptes à aucune médecine, trouvaient bon d'essayer de te bouger les bras, de t'interpeller, tu ne bougeais, tu ne parlais, tu ne pouvais pas répondre ; et eux, incapables de penser qu'ils étaient la cause de ton malaise. Visitant des villes, porté par les vents adiabatiques, tu n'as pas vu chacun grandir : tu fus témoin de tel et tel stade de leur développement. A 6 ans, se confrontant et s'éliminant les uns les autres ; à 8, tournés vers eux-mêmes, jouant souvent au soleil, des jeux convenus, puisés dans des conduites vues ; à 10, à 12, à 14, regardant avec peine et rage se modifier leurs corps, en tirant une gloire indue ou y appliquant un déni étrange. Et à des moments, obéissant avec trop de constance, puis se révoltant avec trop de hargne. Libre, empruntant ou volant la caméra ringarde, tu as tout cela sur film : tout ce que tu avances, tu peux le prouver : ces reculs ; une fois, deux jeunes hommes l'un de 17 ans l'autre de 18, heureux d'avoir sniffé la colle de la désolation en évoquant les jeunes filles-bol, filles-tasse, posant la question : vais-je pouvoir utiliser ce réceptacle. Mais en voilà assez avec les souvenirs, mais tu en a assez maintenant de réfléchir : mouillé comme un amant farouche restant longtemps à attendre une femme dans une maison sous les sapins des landes, la nuit, sous l'orage, mais toi, seul, dans le foyer suédois, voilà que tu places à nouveau le bouton de la caméra en mode on : un voyant rouge s'allume, la télé parle dans la langue que tu ferais bien d'apprendre si tu ne veux pas mourir de faim ici, tu te mets à sortir le plan de la ville, à l'étaler sur le pieu et à souligner quelques noms au marqueur ; mais rien n'y fait, tu as menti : tu as continué à réfléchir.

 

Les rails des caméras de la SvenskFilmindustri apparaissent sur l'écran de télévision suite au transfert caméscope/magnétoscope de la bande où est reproduit de façon très prégnante un blanc très prononcé. Pour toi, cette idée de brûler les blancs par certains réglages est importantes. Souvent, des hangars de studios, des morceaux de décors entreposés et de toute la ferraillerie qui permet de les soutenir, ne restent plus que quelques traces noires éparses qui traversent le champ en le structurant ; car tu courais, ou tu marchais rapidement ; ou tu te détournais brusquement. Pour toi, cette idée de rapidité et de course est un autre élément de poids dans ta personnalité : tu te rappelles ces moments où, quelques années auparavant, tu parcourais ainsi ta ville en mimant quelque bête traquée ; cependant, et comme souvent avec toi, tout cela était faux et rien ne te menaçait. Si on te posait la question " alors, pourquoi le faisais-tu ? ", tu ne répondrais pas " pour le plaisir " ; je pense, tu ne répondrais pas du tout, tu parlerais d'autre chose, et si l'on te relançait sur le sujet " est-ce que tu fuis quelque chose ", tu ferais comme ceux qui sont placés dans la situation où on t'a parlé, tu ouvres la porte, tu sors. Un arbre dépouillé, gris anthracite, flou, émergeant ici et là dans un discontinuum blanc : voici ce que tu retiens de ta visite. Projecteurs rouillés, estrades de bois : rien que des formes géométriques que tu regardes pour la première fois dans la belle robe austère que tu leur as taillée sur bande magnétique. Le seul moment de ton film qui soit sonorisé avec des voix humaines apparaît à la minute 37, compteur du magnéto ; la caméra est posée à terre, tu as enlevé une de tes chaussures pour pouvoir filmer la cabine téléphonique en contre-plongée, à environ dix mètres de toi. Le sol est assez froid du pied gauche ; à l'appareil, tu commences à essayer de parler avec quelqu'un, on entend tout cela très mal ; on perçoit ce que tu dis, vorrei parlare al signor» all'ingeniere, mio padre» ; on comprend que tu as des problèmes ; pendant quelques secondes tu restes muet et tu changes le combiné d'oreille ; puis tu dis Oui, père, c'est moi ; voilà, je t'appelles, je suis à SvenskFilmindustri, enfin pas très loin, et j'ai vu quelque chose mais je ne sais comment on l'appelle ; un temps ; eh bien en fait c'est une sorte de structure métallique, de forme cubique (un temps) ; quoi ?; non, en fait, c'est fixé au sol (un temps) ; tu crois que c'est ça ? (un temps) ; bon, eh bien je te remercie ; c'est quoi ce bruit derrière toi (un temps) ; ah, OK ; bon, merci encore de m'avoir répondu (un temps) ; oui, je te l'enverrai sans faute (un temps) ; ah oui aussi j'ai noté ça dans un livre, j'ai le papier sur moi (un temps) ; je te lis : " chaque matin de janvier Bergman attendait avec impatience l'apparition du mince rai de lumière sur le mur opposé à sa fenêtre : "c'est ce qui me soutient pendant la longue nuit qu'est notre terrible hiver : la vision de cette bande lumineuse qui croît à l'approche du printemps" " ; voilà, au revoir, bonne journée. On te voit raccrocher et revenir vers la caméra ; ta silhouette est noire et floue, comme un fantôme inversé. Quand les noyaux de condensation recueillent l'eau au sein d'un air plus frais, c'est là qu'il neige. Tu rembobines la cassette.

 

Quand quelqu'un te trouble tu es encore couché sur ton lit. Depuis un moment, tu as pu constater que de la musique animait la pièce du foyer étudiant qui se situe sous la chambre que tu occupes. A la porte, les trois personnes sont venues te demander si tu voulais participer à la fête de bienvenue. En général, tu doutes avec un sourire ; ici c'est le cas. Depuis assez longtemps, tu t'appuies sur une culpabilité diffuse avec laquelle tu vis en bonne harmonie. A l'improviste, tandis que tu es engagé dans des actions telles te déshabiller, distribuer aux cartes ou être spectateur de quelque chose, des sortes de pensées non linguistiques comme " toujours, faire avec ; faire avec, accompagner, être accompagné ; soutenir, être soutenu ; être autonome " te viennent à l'esprit. Face au garçon en tee-shirt bleu et aux cheveux ondulés, et à la fille au bandeau rouge dans les cheveux blonds (et ils sourient ; et ils commencent à te prendre par le bras en te disant, ach, komm mit, tu sais à peu près d'où ils viennent ; s'ils disent ik plutôt que ich tu en sauras encore plus) un calcul s'effectue rapidement et qu'est-ce que tu avais à faire et je ne veux pas leur faire de peine, et tu vas avec eux. Mais quand tu y es les corps te prennent d'assaut ainsi que leur façon un peu pas assez élective qu'ils ont de s'entremêler ainsi : et que pourrais-tu faire ? Après une vague phase où le vide prédomine en apparaît une autre, où c'est l'inquiétude, et tu sais alors qu'il y a sans doute eu erreur sur la personne ; et les pensées qui te viennent sont maintenant de l'ordre de, comment faire, je pourrais partir avant de devenir gênant, ou essayer de rester sans le devenir, je ne vois d'autre solution que me glisser contre les murs et pendant que tu t'exécutes on ne te rattraperas pas dans les escaliers ; si tu as suivi ta conscience tu sauras que le plaisir ne quitte jamais ce domaine bien longtemps.

 

Des souvenirs, tu en as beaucoup. Le temps n'est pas venu où tu t'autoriseras un oubli radical visant à te préserver de toute attaque venue, du passé, te visiter à l'improviste. Enfant, ton père était souvent absent de la maison ; nerveux, renfrogné, vivace, enthousiaste, amoureux de la véranda (et tu te souviens précisément de la véranda ; et surtout, du mode de fonctionnement " architectural " que tu lui avais imposé : espace protecteur ; mais toujours ouvert : quand il pleut, la pluie trace sur le carrelage fin son petit domaine ; quand il fait froid, tu grelotte avec les arbres ; en plein soleil, tu n'étouffes pas), ton activité préférée, celle à laquelle tu t'appliquas sur la plus longue durée et avec le plus de constance, était le démontage des mécanismes et leur remontage dans un autre ordre. Assis à même le sol, tirant la langue, soigneux, tu démontas plusieurs radios, un vieux téléphone, un talkie-walkie et une voiture électrique ; tu remontais tout pour obtenir quelques objets nouveaux et très puissants, qui restèrent non brevetés hélas, ainsi : un fulgurotrain fait d'un combiné, de trois roues dont une attachée par une ficelle, et de quelques éléments métalliques boulonnés ensemble ; un spatioradioémetteur de conception assez moderne, constitué de trois circuits imprimés de radios assemblés en une pyramide, sur laquelle tu collas une boite d'allumettes peinte en noir et contenant diverses pièces détachées dont la vibration thermodermique serait le principal vecteur du codage de l'information à transmettre ; le talkie-walkie était censé téléguider les manoeuvres à des années-lumières de distance ; en cas de guerre nucléaire, pas de problème : le spatioradioemetteur serait là pour prévenir les populations et tout remettre en ordre. Quand ton père revenait d'un chantier, tu voyais sa voiture passer et se diriger vers le garage ; tu ne bougeais pas, quelques instants plus tard il arrivait de l'intérieur : il apportait une chaise avec lui, s'asseyait, croisait ses jambes en protégeant des plis son beau pantalon Armani, et te questionnait sur tes nouvelles inventions ; ensemble, vous essayiez d'envisager les améliorations possibles, et il te donnait quelques indications pour les branchements des systèmes électrofibrologiques à déramification dépressive. C'est toi qui a eu l'idée de la bougie en tant que révolution technologique fondamentale. Un jour, il était là près de toi, vous contempliez une machine ; tu te levas, et tu revins avec une poignées de bougies d'église et une vieille bouteille de parfum pas tout à fait vide. Un nouveau concept, mon fils ? Oui, père. Il t'offrit du feu et avec tu fis fondre la bougie au-dessus de la machine, jusqu'à créer un petit dôme de cire d'où transparaissaient les circuits imprimés ; puis tu versas un peu de parfum sur le tout ; et ton père (après avoir pris soin d'éloigner un peu l'objet technologique de tout ce qui pourrait provoquer un incendie) alluma le spatioradioemetteur à mélange combustible cire-parfum. Il y eut alors» un des chocs de ta vie : cela brûla bleu. Tu en fus stupéfait. Père ? Oui. J'ai quelque chose de vraiment très important à te demander. Vas-y. Je ne sais pas si je peux» Vas-y, n'aies pas peur. Eh bien» pourquoi ça brûle bleu ?? Mon fils, je ne le sais pas exactement ; quand nous irons ensemble à la bibliothèque, nous pourrons essayer de trouver des informations là-dessus ; mais je pense que je peux te donner quelques pistes. La lumière que tu vois est due à une source qui émet des photons en ondes, qui vibrent, comme le son ; dans ces ondes, il y a toutes les couleurs, mais toutes les couleurs ensemble, ça donne du blanc : quand tu regardes le soleil par ex, c'est tout blanc ; pour qu'une chose aie une couleur, il faut que la lumière se reflète sur elle, et qu'elle reparte vers toi ; mais la lumière ne frappe pas tout pareil ; certaines choses " mangent " beaucoup de lumière, quand la flamme est bleue, c'est que dans elle toutes les autres couleurs sont " mangées ", il n'y a que ce qui fait le bleu qui se reflète ; tu vois ? Pas tellement ; mais pourquoi ça c'est bleu ? Eh bien» c'est bleu, parce que quand l'alcool qui est dans le parfum brûle avec la cire, il y a des gaz qui se dégagent de la combustion, et ces gaz reflètent le bleu ; tu as compris ? Un peu. Tu es encore dans ta chambre et encore couché sur ton lit quand tu te mets à t'endormir vaguement en oubliant tout cela, l'espace d'une nuit. (juste avant : les lèvre tuméfiées)

 

- Allô, père ?

- Oui.

- C'est moi. Bon, les cours ont commencé. Mais ce qu'ils enseignent là-bas, je n'y comprends rien, c'est tout en suédois.

- Tu ne t'y attendais pas un peu ?

- Si, vaguement ; j'ai même un peu appris depuis la dernière fois, ce qui fait que je sais quand même à peu près de quoi les profs parlent ; mais l'histoire du cinéma je la connais par coeur, et la technique» on verra ça ensemble. Tu crois que je peux prendre une année sabbatique ?

- Tu crois qu'on peut se le permettre ?

- Je ne sais pas ; on croule sous le fric, non ?

- Non.

- Peut-être qu'on peut quand même se le permettre ?

- Peut-être. Mais vas-y, essaie, et si on se retrouve sur la paille tu n'auras qu'à vendre ton corps.

- Tu crois que les gens en voudront ? Tu crois qu'ils paieront cher ?

- Je le crois.

- Toi tu paierais cher ?

- Je paierais des millions, mais il faudrait que je vende tout, et alors» adieu les caméras.

- Tu as raison. Bon, voici, je te dis comment c'est. OK ?

- Vas-y.

- Bien. Ce matin, de ma fenêtre : une grosse Volvo noire s'arrête net en double-file ; après quelques minutes, une fille et un garçon montent à l'arrière. Echelles astronomiques de la variation climatique : rotation de la terre = jour nuit ; rotation terre autour soleil = saisons annuelles ; taches solaires = cycles de 11 ans ; excentricité +/- grande de l'orbite terrestre = variations climatiques longues (glaciaires, interglaciaires). Hier matin, situation comique : j'entre dans une boulangerie, je demande du pain. La boulangère ne comprend pas, je le dis en allemand ; elle ne comprend pas, elle appelle sa fille ; je lui parle en anglais, elle ne comprend pas ; elle appelle son frère, je lui parle en français, je voudrais du pain s'il vous plaît ; ils discutent un moment entre eux pour savoir ce que je veux : I + möchte + acheter du pain ; ils comprennent ; on rit, j'ai mon pain ; et pour la brioche ? Conditions de vie sur la terre : ils se mentent et en conséquence, ils mentent. Leur façon d'avoir des amis : payer. Payer la bière, et encore payer les clopes, pour que les autres viennent profiter de leur compagnie.. Déserts émotionnels, et qui ne se battent pas contre le vent aride, pauvres dans leur pensée et leur jugement, ils sont forcément pauvres dans leurs émotions. Violents et timides, imposant et refusant les confrontations, ils prêchent l'amour tout en lui refusant toute permanence, ils encensent l'instabilité et y stagnent. Géographie : les chiffres des surfaces typologiques de la Suède : 9% du territoire est arable ; 54% de forêts ; 12% d'eau (lacs et cours d'eau) ; superficie totale : 450 840 km_ ; population totale : 8 130 000 ; à Stockholm : 1 350 000. Au foyer, nous partageons une salle de bains avec baignoire pour deux ou trois ; dans chaque chambre, une douche. Filmé : la nuit, avec un filtre bleuté, je suis de la caméra une inscription au néon, puis j'essaie de garder un groupe de jeunes gens indisciplinés le plus longtemps possible dans le champ. Ce matin encore : je toussais un peu, la tête qui tourne et mal aux yeux quand je regarde la télé, je dois souvent regarder ailleurs pour me reposer. Voilà, c'est à peu près tout. Et toi, le bâtiment a commencé ?

- Il commence le 16 de ce mois si on arrive à tenir les délais ; pour l'instant tout va bien, on en est aux soubassements. Voilà. On se rappelle dans une semaine ?

- D'accord. Encore une chose : tu me croiras si je te dis qu'aujourd'hui j'ai vu des rafales de vent électronique s'abattre sur la Suède ?

- Euh non, je ne vois pas ce que ça peut désigner.

- Bien. Au revoir.

- Au revoir.