arts de l'industrie : le musée des techniques comtoises invite des écrivains  

on n'a pas tant de livres sur notre mémoire des choses, quand elles sont produites à travail d'homme – ici, depuis si longtemps – en 1993, le Musée des Techniques Comptoises (Philippe Mairot), m'avait déjà invité à accompagner le travail d'une photographe, Catherine Gardonne, dans les fonderie, verrerie, forge avec lesquelles le musée tissait son partenariat, et j'avais écrit Gens du Feu (publié par le Musée des Techniques Comtoises, avec les photographies de Catherine Gardonne)
aujourd'hui, Philippe Mairot et François-Marie Deyrolle (CRL France-Comté) ont invité les écrivains à venir écrire sur le lieu même – il en résulte une collection "Suite de sites" que nous souhaitions faire connaître par un extrait : ça ne défraie pas la chronique, ce travail de fond...
F Bon

LA COLLECTION SUITE DE SITES
Une collection dirigée par François-Marie Deyrolle (CRL) et Philippe Mairot (MTCC), publiée aux Éditions de l’Imprimeur.

Les Musées des techniques et cultures comtoises racontent, site après site, l’industrialisation de la Franche-Comté et l’histoire des hommes et des femmes qui y travaillent aux prises avec le fer, le feu, le bois, l’eau, la houille, le grisou, le sable, l’argile ou le sel. Objets, bâtiments et paysages disent cette histoire.

Il a paru bon d’inviter là, en collaboration avec le Centre Régional du Livre de Franche-Comté, dans ces vrais et hauts lieux du travail, des écrivains. Pour que ces lieux de quelques-uns résonnent pour tous et pour chacun dans l’espace d’un petit livre et nous soient comme un présent.Les trois premiers titres :

PIERRE BERGOUNIOUX : LES FORGES DE SYAM
Aux forges de Syam, dans le Jura, on lamine toujours le métal à la main. La fabrication de profilés spéciaux a permis à ce site, qui date sans doute de la Renaissance, de traverser l’histoire. Il travaille le fer du troisième millénaire.

JEAN-PAUL GOUX : LES LAMPES DE RONCHAMP
Revenant à Ronchamp, dans le territoire intime de ses affinités, Jean-Paul Goux y retrouve aussi les traces de l’histoire enfouie des mineurs, si récente et pourtant si lointaine déjà. De ce monde disparu, subsistent quelques ruines dans la forêt et parmi quelques objets d’un petit musée : des lampes.

PHILIPPE DE LA GENARDIÈRE : MÉDAILLONS POUR SALINS
Venu à Salins-les-Bains pour une affaire de succession, le jeune Adrien L. est entraîné dans une "rêverie" qui, mêlant épisodes réels et fictifs, personnages d’hier et d’aujourd’hui, finit par faire de lui le témoin privilégié d’une histoire enfouie et millénaire. Osmose, dédoublement, ce à travers l’aventure du sel ou du thermalisme dans une ville dont l’appartenance au XIXè siècle apparaît tout à coup incertaine, tels sont les ressorts de cette version très libre du "roman salinois".

Titres à paraître à l’automne 2002 :
WILLIAM CLIFF : LA VERRERIE DE PASSAVANT-LA-TOCHÈRE
PASCAL COMMÈRE : LA BOISSELERIE DE BOIS D’AMONT
JEAN-CLAUDE PIROTTE : LA DISTILLERIE DE FOUGEROLLES

le site du

Centre Régional du Livre de Franche-Comté

on rappelle

Pierre Bergounioux sur remue.net - ou sur site des éditions Verdier

Jean-Paul Goux sur remue.net, ou sur site Actes Sud

et pour découvrir Philippe de la Genardière, on vous souhaite de tomber sur ses premiers livres, dans la collection Digraphe Flammarion : Battue, La nuit de l'encrier... ou sur site Actes Sud

L'acier / Pierre Bergounioux

Il semble extravagant, malgré l’écriteau forges, de travailler le fer dans ce décor de gravure ancienne. La révolution industrielle a balayé l’espace mi-théâtral mi-champêtre des anciennes manufactures après que la nuit du 4 août eut détruit les anciens rapports sociaux. La production du métal est depuis longtemps inséparable de larges aires calcinées, dominées par des colosses blindés, flanqués des poumons d’acier de leurs cowpers, le pays environnant sinistré par la pluie continuelle de poussière, de cendres et de soufre, le ciel obscurci, le jour, de fumées, illuminé, la nuit, par des flammes comme n’en imaginèrent jamais les inventeurs de l’enfer. Il y a plus de trente ans qu’un haut fourneau, pour des raisons de simple rentabilité, accuse au creuset les dimensions d’une salle de bal. Dès octobre 1967, le numéro 8 de Krivoï-Rog, en U.R.S.S., dépasse dix mètres de diamètre. Le numéro 1 du groupe Kashima, à Sumitomo, au Japon, atteint douze mètres en février 1971 et, moins de deux ans plus tard, Usinor ajoute deux mètres au numéro 4 de Dunkerque — quatorze mètres — pour faire bon poids. La lutte pour la maximisation du gain, la concentration forcenée et la course au gigantisme qui l’accompagnent, ont pour effet de bouleverser continuellement le paysage. Tandis que la vieille Lorraine se mettait à cracher des flammes par la gueule de ses convertisseurs, les provinces qui avaient pourvu depuis l’origine aux modestes besoins en fer d’une nation paysanne — le Périgord, la Franche-Comté — retombaient dans la ruralité dont elles n’étaient jamais vraiment sorties. Or, si l’on s’avance sous le porche au fronton duquel reste gravée la date de 1813, on aperçoit, dans la cour carrée, du jaune. Pas celui, démonstratif, italien, des maisons protégées par un mur, dans le parc, de l’autre côté de la route. Non, la nuance tendre, poussin, bouton d’or, dont on peint les monstres mécaniques, bulldozers, niveleuses, débardeurs forestiers aux énormes pneus ballons, camions-grues à dix et douze roues, concasseurs mobiles des chantiers d’autoroute, ponts roulants. Le cloître abrite un parc à billettes qui sont des barres de fer de huit centimètres de côté, longues de six mètres. Longtemps, elles furent acheminées par voie ferrée jusqu’à la gare de Syam, depuis peu rasée, où on les chargeait sur des chars à bœufs. Ces derniers partageaient avec le personnel le long bâtiment au toit garni de chiens-assis. De là, peut-être, l’impression de grosse ferme qu’on a, même quand on sait. Lorsque la neige couvrait le pays, descendre les billettes du flanc de la montagne, où court le rail, était une affaire périlleuse. On n’était pas au bout de ses peines en arrivant. Il fallait dévaler un raidillon qui longeait la fausse grange. L’allée en boucle qui mène dans la première cour a été ouverte il y a une vingtaine d’années. Reste le porche, qui fut conçu, comme le pont, pour des coches, et auquel on ne saurait toucher sans couper en deux le bâtiment. Rien ne résiste à la logique comptable, au froid calcul des chances de profit qui gouverne la décision en régime capitaliste, et surtout pas un porche, portât-il des initiales orgueilleuses et une date depuis longtemps dépassée. À moins que ne s’y oppose un esprit opiniâtre, irrédentiste qui émane du temps sous le temps, des choses, des vivants qu’elles ont su, contre toute attente, gagner à leur cause. Et alors ce goulot d’étranglement, cette entrave éhontée à la circulation des matières et des marchandises continuera d’opposer sa pompe désuète, étriquée, aux semi-remorques en provenance d’Hayange, d’Hagondange ou de Brescia ou de la Ruhr. Il s’en faut d’un cheveu qu’elles n’arrachent tout au passage, les bornes, les murs, le plafond de lattis qui perd son plâtre. Elles s’avancent pourtant, déflecteur baissé, rétroviseurs rabattus, avec infinies précautions, extrême lenteur, entrent dans la cour où elles évoluent avec une circonspection d’éléphants fourvoyés parmi des porcelaines pour qu’on les débarrasse de leur cargaison. Ce sont des trésors d’habileté, de précieuses minutes que le chauffeur prodigue à seule fin de ménager une relique laissée sur le chemin du progrès. On se demande pourquoi elle n’a pas été enlevée d’un coup de pelle mécanique, ses bords ragréés, au lieu de creuser, légèrement, le sol pour faciliter, imperceptiblement, l’entrée des camions. Et c’est là que se confirme le sentiment qu’on a depuis le début — ce pont en ligne brisée, l’heure incertaine, l’indétermination du lieu. Quelque chose, ici, défie la rationalité économique, l’investissement et le retrait, les transferts, l’abandon, l’externalisation qui scandent la formation de la valeur dans le secteur de l’industrie depuis qu’elle a pris le pas sur le monde rural. Si grand que soit le mot, c’est l’histoire qui semble s’opposer à elle-même ou, plus exactement, pour reprendre la formule d’un rêveur dont on reparlera, conserver chacun de ses moments dans le mouvement même où elle les dépasse.

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La mine / Jean-Paul Goux

" Tu écrivais de nouveau, le plus souvent de simples cartes postales, de courtes lettres qu’accompagnait une photographie : tu décrivais ces cartes postales et ces photographies. C’étaient des chemins de fer et des canaux désaffectés, des terrils, des fabriques abandonnées, des fours, des réservoirs, des gazomètres, des stations de pompage, des châteaux d’eau, des tours Malakoff, des cités ouvrières, des cheminées, des hauts fourneaux, des moulins, des chevalements de mine. Tu écrivais que le paysage de l’industrie tenait désormais le rôle dévolu à l’Italie et à la Grèce durant le xviiie siècle, qu’il ne fallait plus aller à Urbino, à Parme ou à Vicence mais aux Verreries de Faucquez admirer la salle des Fêtes de l’usine dont l’attique, orné d’une balustrade et de vasques de pierre, portait l’inscription : Bien travailler – Bien s’amuser ; aux Cristalleries de Val-Saint-Lambert, à cause de l’atelier aménagé dans une grange qui avait une toiture à croupette ; à Châtelineau, où les maisons de brique des mineurs reprenaient les motifs décoratifs des bâtiments industriels voisins afin de bien marquer leur appartenance aux Charbonnages ; à Zollern, où la salle des machines mêlait le fer, la brique et le verre, montrait une porte d’entrée Modern Style aussi belle que la verrière et les colonnettes de fonte qui se voient à la station de pompage de Mons ; à la Filature Motte-Bossut qui avait des lésènes comme une chapelle lombarde, des frises d’arceaux comme une église romane, des créneaux comme une forteresse, deux tours octogonales à l’entrée comme un manoir anglais, des ateliers aux pignons à redents comme une maison flamande ; à Lapugnoy où le moulin était couvert d’un toit à la Mansart, où la brique et la pierre alternaient en litages réguliers comme sur un mur pisan ; à Béthune où les toits et les cheminées en ciment de l’atelier de chemin de fer ressemblaient à ces formes moulées que Gaudi mettait à Barcelone au faîte de ses immeubles, à certaines vues de Venise peintes par Bellini ; à Pont-Saint-Pierre, où l’on avait remployé les pierres d’une abbaye cistercienne voisine pour construire la filature maintenant ruinée, envahie de lierre, ouvrant de hautes baies en tiers-point sur le vide comme à Jumièges, dressant aux quatre angles ses cheminées dissimulées dans des tours crénelées de style Néo-Tudor ; à Hôme-Chamondot, parce que depuis deux siècles on y fabriquait des briques sous les mêmes toits pentus portés par une charpente aussi savante que celle de la halle de Richelieu, de même qu’aux Forges de Syam, où les logements ouvriers occupaient une aile latérale au droit des ateliers, on laminait encore à chaud dans des cages cylindriques disposées de front comme on le faisait déjà au temps où Napoléon occupait Moscou ; au Chambon-Feugerolles, où demeuraient, immobiles et inutiles, la conduite d’amenée et le banc d’essai des turbines qu’y avait fait installer Benoît Fourneyron, et, dans la partie la plus ancienne de la fonderie, une cheminée quadrangulaire telle qu’on les construisait avant de leur donner la forme ronde qui offre moins de résistance au vent ; à Nogent-sur-Seine, à Noisiel, à Saint-Sulpice-sur-Risle, à Rive-de-Gier [...]. Puis les photographies et les cartes postales étaient exclusivement consacrées à des chevalements de mine : tu décrivais un modeste appareil fait d’une simple chèvre en bois portant une molette ; une construction plus élaborée où la chèvre était remplacée par un portique de deux hautes poutres réunies à leur sommet par une charpente et étayées par deux solides jambes de force du côté où s’effectuait la traction ; une tour de grès rose percée de baies cintrées sur chacune de ses faces tandis qu’un rouleau de brique couronnait le sommet des murs. Certains chevalements étaient faits de cornières métalliques, d’autres avaient un soubassement de pierre qui dissimulait un toit aux pentes très douces, tel montrait au-dessus d’un hourdis de brique une gracieuse cabine aux grandes baies vitrées, ceinturée d’une galerie débordante comme un élégant belvédère, l’un avait une toiture à croupe, des ornements aux gouttières et aux extrémités de la ligne de faîte qui lui donnaient une allure de pagode ; celui qui dominait un puits ouvert sous Louis XIV et fermé l’année où le Portugal se débarrassa de Caetano avait un parapluie en fer à cheval qui s’avançait en surplomb du côté opposé aux jambes de force afin de préserver la cage des vents dominants ; un autre, dressé sur des poutres à treillis, abritait deux molettes sous un toit de tôle ondulée à quatre pans, orné sur ses bords d’un lambrequin de tôle découpée. Tu écrivais encore que tu avais pénétré par la trappe de ramonage dans le conduit de brique qui courait jusqu’à une haute cheminée ronde, au bas de laquelle le fumiste avait posé une plaque de métal indiquant son nom, son adresse et l’année de la construction, que tu avais rampé dans le conduit voûté jusqu’au pied de la cheminée, que tu avais levé la tête une fois arrivé au milieu de la grande colonne creuse, que tu avais vu un petit cercle bleu dans l’axe de ton regard, que tu n’avais aucunement éprouvé la vertigineuse impression de hauteur que tu avais imaginée, que le bleu du ciel t’avait paru un simple disque peint, obstruant l’orifice à deux ou trois mètres au-dessus de toi. Tu écrivais que tu avais vu marcher une machine à vapeur installée l’année du Consulat à vie, que c’était une machine à double effet, à cylindre vertical, où le traditionnel balancier avait été remplacé par un mécanisme à roues dentées. Tu écrivais encore, tu citais celui que tu avais lu sans trêve autrefois, tu écrivais que toutes choses sont tuées deux fois, une fois dans la fonction et une fois dans le signe, une fois dans ce à quoi elles servent et une fois dans ce qu’elles continuent de désirer à travers nous ; le monde était vieux et il ne luttait plus que contre cette seconde mort, c’était un musée où les acquisitions de la veille devenues obsolètes au cours de la nuit étaient remisées dans d’immenses réserves. Si l’on s’efforçait d’arracher à cette deuxième mort les pompes de carburant d’une roquette Walter, un télémanipulateur capable d’enfoncer des clous, un chevalement de béton armé établi sur les pentes d’une colline vosgienne, une filature Louis-Philippe, une forge cistercienne, un four à pain pompéien, une baignoire sumérienne, si l’on transformait en objet de contemplation esthétique les productions artisanales, manufacturières, industrielles ou technologiques de la veille, c’était que la multiplicité foisonnante, la surimpression envahissante de ce qui a été sur ce qui est étaient les dons pourris du vieillissement ; le monde était vieux, il ne pouvait plus faire l’histoire, il se la racontait, la racontait mal, comme les vieillards à qui la science des enchaînements fait défaut, ses maigres forces étaient tout entières occupées à sauver du dernier oubli de la deuxième mort les témoins de sa propre décrépitude. Et les forces lui manquaient. "

Alors, ce qu’elle avait tenu à me montrer d’emblée, à Ronchamp, avant la Caserne des Fressais, ainsi qu’on appelle toujours la grosse bâtisse construite pour les mineurs qui habitaient à Fresse, beaucoup trop loin de Ronchamp pour faire l’aller-retour quotidien, bâtisse qui se trouve déjà, au demeurant, sur le territoire de Champagney ; avant les diverses cités bâties pour les mineurs depuis le milieu du siècle dernier, avant le Café des Mineurs, qui était d’ailleurs déjà fermé depuis longtemps, avant le monument aux Morts où s’alignent tant de noms polonais, avant même les terrils encore vivants, tout chauds du feu intérieur qu’ils couvaient toujours, trente ans après la fermeture définitive des Houillères ; ce que, par amitié, elle avait tenu à me montrer d’emblée, c’étaient, à peu de distance de Ronchamp, au milieu des bois, et accessibles désormais par un chemin caillouteux et cahoteux, les prodigieux bâtiments de surface de ce Puits Arthur de Buyer qui a été, au début du siècle, avec ses mille mètres, le puits de mine le plus profond d’Europe. Il y a en Belgique, à Piéton, un ancien charbonnage qui m’évoque exactement ce Puits Arthur, moins la forêt qui porte, si je ne me trompe, ce nom curieusement un peu cistercien de Chérimont, et moins la vue, la vue vers Ronchamp, parmi ses bois et ses collines, avec la Chapelle et son éperon blanc. J’ai revu le Puits Arthur, qui est beau comme l’usine Menier à Noisiel, mais qui tombe en ruine. La cheminée, cette haute cheminée pour nous emblématique de la première révolution industrielle, va s’effondrer bientôt ; des incendies, dont l’origine laisse rêveur, ont détruit naguère les toitures encore existantes, mais il reste toujours, au milieu des bois, sur un tapis d’herbes folles, la rigoureuse géométrie des murs où la brique rouge des hautes baies cintrées, des ouvertures en demi-lune et des pilastres se détache de l’enduit clair, à l’image du château de Gros-bois, quant au jeu des couleurs, à l’image d’une orangerie classique quant à la forme des baies hautes, et, quant aux petites, à l’image des ouvertures d’une basilique romaine, tandis que des murs-pignons s’ornent d’un fronton triangulaire bordé de cette même brique rouge et dessiné exactement selon les lois du nombre d’or.

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Le Sel / philippe de la Genardière

À 9 heures précises, le lendemain, Adrien L. se trouvait au pied de la tour de Reculot, en compagnie de sept à huit personnes qui comme lui attendaient l’arrivée du guide pour pénétrer dans le souterrain. À vrai dire, il ne savait plus trop où il était ni ce qu’il était venu faire ici : la Saline, il la connaissait mieux que personne désormais.

Et celui qu’on espérait est arrivé, s’est présenté : "Je m’appelle Émile B., a-t-il dit, je ne suis pas né à Salins, mais ça fait vingt ans que je fais visiter l’endroit... je voudrais vous le faire aimer." Puis la petite troupe s’est ébranlée derrière son guide, qui aussitôt l’a fait descendre dans le puits d’Amont.

C’est l’humidité tout à coup, la tiédeur molle des mondes souterrains : Émile B. parlera plus tard d’une température constante à 13 degrés. On est dans une crypte en réalité, dont le sol est en terre battue, au temps des premiers chrétiens. Rome ne s’est pas convertie encore, on doit se cacher pour s’adonner au culte nouveau, qui dix siècles plus tard donnera le Moyen ge et ces voûtes sous lesquelles Adrien L. se trouve en ce moment même en compagnie de quelques visiteurs.

Sauf que lui, ce jeune archiviste qui n’a cessé de voyager dans les siècles depuis son arrivée à Salins, en est resté à Verdun, ou plutôt du temps d’avant les tranchées, quand il avait cinq ans, qu’il faisait de la bicyclette avec une dénommée Andrée R. dans un jardin rempli d’hortensias. Pour tout dire, il est partout et nulle part en même temps, et pourtant bien là en chair et en os devant ce puits d’Amont, d’où sourd la vieille histoire du monde — ses eaux, son sel.

La perspective l’impressionne : éclairée par des projecteurs, la galerie s’en va sous la terre, loin là-bas, jusqu’à l’ancien puits à Gré, avec son canal d’évacuation tout du long. Et Adrien L. voudrait bien s’avancer avec celle qui s’appelle Andrée R. dans ces couloirs des anciens âges, ensemble ils pourraient découvrir encore quelques-uns des secrets enfouis dans ces terres du Jura, du temps d’avant la saignée de 14, quand leurs grands aïeux se battaient pour qu’Arc-et-Senans ne sonne pas tout à fait le glas de Salins, et encore après, une fois l’affaire entendue, pour que Salins récolte une petite part de la gloire tombée sur la nouvelle Saline royale. Oui, et tandis qu’il vient de découvrir l’immense galerie souterraine — qui, vient de préciser le guide, s’arrête exactement en dessous de l’actuel Hôtel des Bains —, Adrien L. aimerait pouvoir s’y enfoncer avec la petite Andrée, tous les deux nus, pour y chercher le trésor auquel on croit quand on a trois ans, et même vingt, ou quarante. Mais Andrée n’est plus là — au fait, a-t-elle jamais existé ? et Adrien L. se trouve-t-il bien à Salins-les-Bains en ce jour d’avril 2001 ? Il fait trop chaud, ou trop humide pour le savoir.

D’ailleurs Émile B. a fait déplacer tout son monde, l’amenant jusqu’à la pompe hydraulique, qui, pour l’élévation des eaux salées jusqu’au rez-de-chaussée, explique-t-il, a remplacé en 1750 l’ancien manège des chevaux entraînant une noria. De nouveau Adrien a cessé d’écouter le guide.

Il voit des chevaux soudain, lui qui passe sa vie dans les recoins sombres des cabinets d’archives, il voit des plaines, vastes, où ils s’ébattent, mais pas de montagnes et pas celles du Jura. Peut-être qu’il est dans le Nouveau Monde, et tel qu’il apparaissait encore au début du siècle, quand l’aventure était la règle, quand les espaces étaient vierges, que l’homme pouvait songer à une seconde naissance. Et ils chevauchent côte à côte, les dénommés Adrien et Andrée, ils ont réussi à quitter les vallées encaissées d’ici — lui-même a dû déserter, en 17, ne voulant plus prendre part à ce massacre —, ils ont pris les mers et sur des bateaux clandestins, à présent ils galopent tous les deux dans l’immense Amérique, ils sont des pionniers, ils s’aiment — oui, la terre promise existe, ils sont en train de la fouler.

Et pourtant, contre son oreille, quelqu’un parle de Moyen ge, d’Europe et d’industries, autrefois florissantes, tout à coup poussées à la faillite. Adrien L. entend, et jusqu’à pouvoir lire sur ses lèvres les mots qu’Émile B. livre à la réflexion de ces visiteurs de Pâques que les giboulées de printemps ont refroidis — des choses comme : "aventure millénaire", "patrimoine architectural", "remplacement des eaux mères par les eaux vierges", "incendie de la ville de Salins", "fermeture définitive" —, tout en observant dans le même temps ses compagnons de visite s’aventurer ici ou là sur la terre battue, et notamment jusqu’à la pompe hydraulique dont le manège de chevaux et la noria ont fait les frais.

À son tour Adrien L. s’avance vers la fameuse pompe, qui fonctionne encore, oui, mais pour les besoins de la station thermale, ou ce qu’il en reste, née bien après l’aventure du sel, sous le Second Empire, quand le pays dut se convertir à l’économie de libre-échange, qu’il adopta les mœurs d’outre-Manche. Mais ce qu’il voit, tandis qu’il observe le mouvement de va-et-vient de la pompe hydraulique dans les eaux souterraines de Salins-les-Bains, ce ne sont pas les marchands anglais du xixe siècle volant de mers en continents, ni les spéculateurs américains du suivant, non, c’est une jeune Jurassienne au tout début des années 1900, avant la catastrophe, qui fait l’amour avec un jeune homme dont le sexe est le sien et qui s’échine à arracher ses secrets à la terre — en vérité à celle qui pour lui s’appelle Andrée et qu’il a décidé d’aimer.

Car c’est ce qu’il a découvert ici, derrière l’épopée du sel : son roman d’amour.

Émile B. a beau être convaincant, et même convaincu, lui qui à l’instant invite ses ouailles à vérifier par elles-mêmes le degré de salinité des eaux souterraines — et il le sera encore plus tout à l’heure, mais en l’absence du jeune archiviste, à l’étage des chaudières et anciennes poêles, quand il tentera de leur faire partager l’enfer des ouvriers aux prises avec le feu, les apitoyant sur les multiples maladies, et en premier lieu du poumon, qui les guettaient alors —, rien n’y fait ! Adrien L. est ailleurs, et partout à la fois, dans une grande plaine d’Amérique, du temps de la Conquête, et dans les tranchées à Verdun, dans la piscine des thermes de Salins, au début du siècle, et dans une chambre d’hôtel en 2001... Surtout, il est en train de s’accoupler avec une jeune Salinoise qu’il a connue la veille, leur paradis niche au fin fond des montagnes du Jura, dans une galerie souterraine qui respire comme une serre et fait pousser les plantes à folle allure.

Et ils sont des plantes aujourd’hui !

Au signal du guide, de nouveau la petite troupe de visiteurs s’est déplacée. Adrien L. se trouvait bien à Salins-les-Bains, mais en l’année 2001, il suivait même la visite guidée de la Saline, démarrée à neuf heures, et son groupe s’enfonçait maintenant dans la grande galerie menant au puits à Gré, dans la matrice. À mi-chemin, invoquant le "génie du lieu", Émile B. a prié l’assistance d’observer un court silence, il voulait lui faire entendre les gorges sourdes qui creusent la terre — en vérité, c’est aux dieux qu’il s’adressait, dont il s’était institué l’interprète auprès des hommes.

Adrien L. n’a pas entendu la voix des dieux, mais dans le souterrain dont la lumière des projecteurs aissait fuir la perspective, il a soudain reconnu le visage de la sainte et martyre du vitrail de Saint-Maurice, celle qu’il avait baptisée du nom de Geneviève d’abord, et qu’à vrai dire il avait rencontrée le matin même à la réception de l’Hôtel des Bains, puis revue le soir sur une photographie prise au début du siècle, et dont la légende lui avait appris qu’elle se prénommait Andrée en réalité, qu’elle avait même été "la plus jeune cycliste de France", et encore un peu plus tard, dans sa chambre d’hôtel, mais cette fois en chair et en os, pour la nuit de son roman.

Elle montait un superbe alezan, en arrêt sur les jarrets, et ainsi juchée sur sa bête le regardait fixement, tout à l’autre bout de la galerie, un sourire énigmatique posé sur les lèvres. Et alors qu’il s’apprêtait à courir à sa rencontre, elle s’est évanouie dans les airs.

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