arts de l'industrie : le musée des techniques comtoises invite des écrivains | |
on n'a pas tant de livres sur notre mémoire des choses, quand
elles sont produites à travail d'homme ici, depuis si longtemps
en 1993, le Musée des Techniques Comptoises (Philippe Mairot),
m'avait déjà invité à accompagner le travail
d'une photographe, Catherine Gardonne, dans les fonderie, verrerie, forge
avec lesquelles le musée tissait son partenariat, et j'avais écrit
Gens du Feu (publié par le Musée des Techniques Comtoises,
avec les photographies de Catherine Gardonne) |
|
LA COLLECTION SUITE DE SITES Les Musées des techniques et cultures comtoises racontent, site après site, lindustrialisation de la Franche-Comté et lhistoire des hommes et des femmes qui y travaillent aux prises avec le fer, le feu, le bois, leau, la houille, le grisou, le sable, largile ou le sel. Objets, bâtiments et paysages disent cette histoire. Il a paru bon dinviter là, en collaboration avec le Centre Régional du Livre de Franche-Comté, dans ces vrais et hauts lieux du travail, des écrivains. Pour que ces lieux de quelques-uns résonnent pour tous et pour chacun dans lespace dun petit livre et nous soient comme un présent.Les trois premiers titres : PIERRE BERGOUNIOUX : LES FORGES DE SYAM JEAN-PAUL GOUX : LES LAMPES DE RONCHAMP PHILIPPE DE LA GENARDIÈRE : MÉDAILLONS POUR
SALINS Titres à paraître à lautomne 2002 : |
|
le site du |
on rappelle Pierre Bergounioux sur remue.net - ou sur site des éditions Verdier Jean-Paul Goux sur remue.net, ou sur site Actes Sud et pour découvrir Philippe de la Genardière, on vous souhaite de tomber sur ses premiers livres, dans la collection Digraphe Flammarion : Battue, La nuit de l'encrier... ou sur site Actes Sud |
Il semble extravagant, malgré lécriteau forges, de travailler le fer dans ce décor de gravure ancienne. La révolution industrielle a balayé lespace mi-théâtral mi-champêtre des anciennes manufactures après que la nuit du 4 août eut détruit les anciens rapports sociaux. La production du métal est depuis longtemps inséparable de larges aires calcinées, dominées par des colosses blindés, flanqués des poumons dacier de leurs cowpers, le pays environnant sinistré par la pluie continuelle de poussière, de cendres et de soufre, le ciel obscurci, le jour, de fumées, illuminé, la nuit, par des flammes comme nen imaginèrent jamais les inventeurs de lenfer. Il y a plus de trente ans quun haut fourneau, pour des raisons de simple rentabilité, accuse au creuset les dimensions dune salle de bal. Dès octobre 1967, le numéro 8 de Krivoï-Rog, en U.R.S.S., dépasse dix mètres de diamètre. Le numéro 1 du groupe Kashima, à Sumitomo, au Japon, atteint douze mètres en février 1971 et, moins de deux ans plus tard, Usinor ajoute deux mètres au numéro 4 de Dunkerque quatorze mètres pour faire bon poids. La lutte pour la maximisation du gain, la concentration forcenée et la course au gigantisme qui laccompagnent, ont pour effet de bouleverser continuellement le paysage. Tandis que la vieille Lorraine se mettait à cracher des flammes par la gueule de ses convertisseurs, les provinces qui avaient pourvu depuis lorigine aux modestes besoins en fer dune nation paysanne le Périgord, la Franche-Comté retombaient dans la ruralité dont elles nétaient jamais vraiment sorties. Or, si lon savance sous le porche au fronton duquel reste gravée la date de 1813, on aperçoit, dans la cour carrée, du jaune. Pas celui, démonstratif, italien, des maisons protégées par un mur, dans le parc, de lautre côté de la route. Non, la nuance tendre, poussin, bouton dor, dont on peint les monstres mécaniques, bulldozers, niveleuses, débardeurs forestiers aux énormes pneus ballons, camions-grues à dix et douze roues, concasseurs mobiles des chantiers dautoroute, ponts roulants. Le cloître abrite un parc à billettes qui sont des barres de fer de huit centimètres de côté, longues de six mètres. Longtemps, elles furent acheminées par voie ferrée jusquà la gare de Syam, depuis peu rasée, où on les chargeait sur des chars à bufs. Ces derniers partageaient avec le personnel le long bâtiment au toit garni de chiens-assis. De là, peut-être, limpression de grosse ferme quon a, même quand on sait. Lorsque la neige couvrait le pays, descendre les billettes du flanc de la montagne, où court le rail, était une affaire périlleuse. On nétait pas au bout de ses peines en arrivant. Il fallait dévaler un raidillon qui longeait la fausse grange. Lallée en boucle qui mène dans la première cour a été ouverte il y a une vingtaine dannées. Reste le porche, qui fut conçu, comme le pont, pour des coches, et auquel on ne saurait toucher sans couper en deux le bâtiment. Rien ne résiste à la logique comptable, au froid calcul des chances de profit qui gouverne la décision en régime capitaliste, et surtout pas un porche, portât-il des initiales orgueilleuses et une date depuis longtemps dépassée. À moins que ne sy oppose un esprit opiniâtre, irrédentiste qui émane du temps sous le temps, des choses, des vivants quelles ont su, contre toute attente, gagner à leur cause. Et alors ce goulot détranglement, cette entrave éhontée à la circulation des matières et des marchandises continuera dopposer sa pompe désuète, étriquée, aux semi-remorques en provenance dHayange, dHagondange ou de Brescia ou de la Ruhr. Il sen faut dun cheveu quelles narrachent tout au passage, les bornes, les murs, le plafond de lattis qui perd son plâtre. Elles savancent pourtant, déflecteur baissé, rétroviseurs rabattus, avec infinies précautions, extrême lenteur, entrent dans la cour où elles évoluent avec une circonspection déléphants fourvoyés parmi des porcelaines pour quon les débarrasse de leur cargaison. Ce sont des trésors dhabileté, de précieuses minutes que le chauffeur prodigue à seule fin de ménager une relique laissée sur le chemin du progrès. On se demande pourquoi elle na pas été enlevée dun coup de pelle mécanique, ses bords ragréés, au lieu de creuser, légèrement, le sol pour faciliter, imperceptiblement, lentrée des camions. Et cest là que se confirme le sentiment quon a depuis le début ce pont en ligne brisée, lheure incertaine, lindétermination du lieu. Quelque chose, ici, défie la rationalité économique, linvestissement et le retrait, les transferts, labandon, lexternalisation qui scandent la formation de la valeur dans le secteur de lindustrie depuis quelle a pris le pas sur le monde rural. Si grand que soit le mot, cest lhistoire qui semble sopposer à elle-même ou, plus exactement, pour reprendre la formule dun rêveur dont on reparlera, conserver chacun de ses moments dans le mouvement même où elle les dépasse. |
" Tu écrivais de nouveau, le plus souvent de simples cartes postales, de courtes lettres quaccompagnait une photographie : tu décrivais ces cartes postales et ces photographies. Cétaient des chemins de fer et des canaux désaffectés, des terrils, des fabriques abandonnées, des fours, des réservoirs, des gazomètres, des stations de pompage, des châteaux deau, des tours Malakoff, des cités ouvrières, des cheminées, des hauts fourneaux, des moulins, des chevalements de mine. Tu écrivais que le paysage de lindustrie tenait désormais le rôle dévolu à lItalie et à la Grèce durant le xviiie siècle, quil ne fallait plus aller à Urbino, à Parme ou à Vicence mais aux Verreries de Faucquez admirer la salle des Fêtes de lusine dont lattique, orné dune balustrade et de vasques de pierre, portait linscription : Bien travailler Bien samuser ; aux Cristalleries de Val-Saint-Lambert, à cause de latelier aménagé dans une grange qui avait une toiture à croupette ; à Châtelineau, où les maisons de brique des mineurs reprenaient les motifs décoratifs des bâtiments industriels voisins afin de bien marquer leur appartenance aux Charbonnages ; à Zollern, où la salle des machines mêlait le fer, la brique et le verre, montrait une porte dentrée Modern Style aussi belle que la verrière et les colonnettes de fonte qui se voient à la station de pompage de Mons ; à la Filature Motte-Bossut qui avait des lésènes comme une chapelle lombarde, des frises darceaux comme une église romane, des créneaux comme une forteresse, deux tours octogonales à lentrée comme un manoir anglais, des ateliers aux pignons à redents comme une maison flamande ; à Lapugnoy où le moulin était couvert dun toit à la Mansart, où la brique et la pierre alternaient en litages réguliers comme sur un mur pisan ; à Béthune où les toits et les cheminées en ciment de latelier de chemin de fer ressemblaient à ces formes moulées que Gaudi mettait à Barcelone au faîte de ses immeubles, à certaines vues de Venise peintes par Bellini ; à Pont-Saint-Pierre, où lon avait remployé les pierres dune abbaye cistercienne voisine pour construire la filature maintenant ruinée, envahie de lierre, ouvrant de hautes baies en tiers-point sur le vide comme à Jumièges, dressant aux quatre angles ses cheminées dissimulées dans des tours crénelées de style Néo-Tudor ; à Hôme-Chamondot, parce que depuis deux siècles on y fabriquait des briques sous les mêmes toits pentus portés par une charpente aussi savante que celle de la halle de Richelieu, de même quaux Forges de Syam, où les logements ouvriers occupaient une aile latérale au droit des ateliers, on laminait encore à chaud dans des cages cylindriques disposées de front comme on le faisait déjà au temps où Napoléon occupait Moscou ; au Chambon-Feugerolles, où demeuraient, immobiles et inutiles, la conduite damenée et le banc dessai des turbines quy avait fait installer Benoît Fourneyron, et, dans la partie la plus ancienne de la fonderie, une cheminée quadrangulaire telle quon les construisait avant de leur donner la forme ronde qui offre moins de résistance au vent ; à Nogent-sur-Seine, à Noisiel, à Saint-Sulpice-sur-Risle, à Rive-de-Gier [...]. Puis les photographies et les cartes postales étaient exclusivement consacrées à des chevalements de mine : tu décrivais un modeste appareil fait dune simple chèvre en bois portant une molette ; une construction plus élaborée où la chèvre était remplacée par un portique de deux hautes poutres réunies à leur sommet par une charpente et étayées par deux solides jambes de force du côté où seffectuait la traction ; une tour de grès rose percée de baies cintrées sur chacune de ses faces tandis quun rouleau de brique couronnait le sommet des murs. Certains chevalements étaient faits de cornières métalliques, dautres avaient un soubassement de pierre qui dissimulait un toit aux pentes très douces, tel montrait au-dessus dun hourdis de brique une gracieuse cabine aux grandes baies vitrées, ceinturée dune galerie débordante comme un élégant belvédère, lun avait une toiture à croupe, des ornements aux gouttières et aux extrémités de la ligne de faîte qui lui donnaient une allure de pagode ; celui qui dominait un puits ouvert sous Louis XIV et fermé lannée où le Portugal se débarrassa de Caetano avait un parapluie en fer à cheval qui savançait en surplomb du côté opposé aux jambes de force afin de préserver la cage des vents dominants ; un autre, dressé sur des poutres à treillis, abritait deux molettes sous un toit de tôle ondulée à quatre pans, orné sur ses bords dun lambrequin de tôle découpée. Tu écrivais encore que tu avais pénétré par la trappe de ramonage dans le conduit de brique qui courait jusquà une haute cheminée ronde, au bas de laquelle le fumiste avait posé une plaque de métal indiquant son nom, son adresse et lannée de la construction, que tu avais rampé dans le conduit voûté jusquau pied de la cheminée, que tu avais levé la tête une fois arrivé au milieu de la grande colonne creuse, que tu avais vu un petit cercle bleu dans laxe de ton regard, que tu navais aucunement éprouvé la vertigineuse impression de hauteur que tu avais imaginée, que le bleu du ciel tavait paru un simple disque peint, obstruant lorifice à deux ou trois mètres au-dessus de toi. Tu écrivais que tu avais vu marcher une machine à vapeur installée lannée du Consulat à vie, que cétait une machine à double effet, à cylindre vertical, où le traditionnel balancier avait été remplacé par un mécanisme à roues dentées. Tu écrivais encore, tu citais celui que tu avais lu sans trêve autrefois, tu écrivais que toutes choses sont tuées deux fois, une fois dans la fonction et une fois dans le signe, une fois dans ce à quoi elles servent et une fois dans ce quelles continuent de désirer à travers nous ; le monde était vieux et il ne luttait plus que contre cette seconde mort, cétait un musée où les acquisitions de la veille devenues obsolètes au cours de la nuit étaient remisées dans dimmenses réserves. Si lon sefforçait darracher à cette deuxième mort les pompes de carburant dune roquette Walter, un télémanipulateur capable denfoncer des clous, un chevalement de béton armé établi sur les pentes dune colline vosgienne, une filature Louis-Philippe, une forge cistercienne, un four à pain pompéien, une baignoire sumérienne, si lon transformait en objet de contemplation esthétique les productions artisanales, manufacturières, industrielles ou technologiques de la veille, cétait que la multiplicité foisonnante, la surimpression envahissante de ce qui a été sur ce qui est étaient les dons pourris du vieillissement ; le monde était vieux, il ne pouvait plus faire lhistoire, il se la racontait, la racontait mal, comme les vieillards à qui la science des enchaînements fait défaut, ses maigres forces étaient tout entières occupées à sauver du dernier oubli de la deuxième mort les témoins de sa propre décrépitude. Et les forces lui manquaient. " Alors, ce quelle avait tenu à me montrer demblée, à Ronchamp, avant la Caserne des Fressais, ainsi quon appelle toujours la grosse bâtisse construite pour les mineurs qui habitaient à Fresse, beaucoup trop loin de Ronchamp pour faire laller-retour quotidien, bâtisse qui se trouve déjà, au demeurant, sur le territoire de Champagney ; avant les diverses cités bâties pour les mineurs depuis le milieu du siècle dernier, avant le Café des Mineurs, qui était dailleurs déjà fermé depuis longtemps, avant le monument aux Morts où salignent tant de noms polonais, avant même les terrils encore vivants, tout chauds du feu intérieur quils couvaient toujours, trente ans après la fermeture définitive des Houillères ; ce que, par amitié, elle avait tenu à me montrer demblée, cétaient, à peu de distance de Ronchamp, au milieu des bois, et accessibles désormais par un chemin caillouteux et cahoteux, les prodigieux bâtiments de surface de ce Puits Arthur de Buyer qui a été, au début du siècle, avec ses mille mètres, le puits de mine le plus profond dEurope. Il y a en Belgique, à Piéton, un ancien charbonnage qui mévoque exactement ce Puits Arthur, moins la forêt qui porte, si je ne me trompe, ce nom curieusement un peu cistercien de Chérimont, et moins la vue, la vue vers Ronchamp, parmi ses bois et ses collines, avec la Chapelle et son éperon blanc. Jai revu le Puits Arthur, qui est beau comme lusine Menier à Noisiel, mais qui tombe en ruine. La cheminée, cette haute cheminée pour nous emblématique de la première révolution industrielle, va seffondrer bientôt ; des incendies, dont lorigine laisse rêveur, ont détruit naguère les toitures encore existantes, mais il reste toujours, au milieu des bois, sur un tapis dherbes folles, la rigoureuse géométrie des murs où la brique rouge des hautes baies cintrées, des ouvertures en demi-lune et des pilastres se détache de lenduit clair, à limage du château de Gros-bois, quant au jeu des couleurs, à limage dune orangerie classique quant à la forme des baies hautes, et, quant aux petites, à limage des ouvertures dune basilique romaine, tandis que des murs-pignons sornent dun fronton triangulaire bordé de cette même brique rouge et dessiné exactement selon les lois du nombre dor. |