Thierry Beinstingel / mercredi | |
Le chou farci est maintenant enfourné dans un plat en Pyrex. Thermostat 7. Tout à lheure, ma fille a protesté en argumentant que cétait comme la semaine dernière. Je lui ai répondu que plus tard, elle se souviendrait du chou farci du mercredi comme je me souvenais des pâtes de ma mère tous les lundis. Un instant, jai pensé changer ma recette expérimentée la semaine dernière. Javais peur que le chou ne rentre pas dans le plat en verre. Je métais déjà rabattu sur la recette du " chou farci au gras ", page 155 du manuel de la " Nouvelle Cuisine Française " et que lon fait " revenir dans une cocotte avec saindoux, oignons et carottes coupées en morceaux ". Mais cétait sans compter que le légume rétrécirait suffisamment dans la phase " faites le blanchir à leau salée ". Maintenant, le voilà au four. Il ny a plus quà attendre. Les lundis chez ma mère, cétait aussi jours de lessive. Tout à lheure, il faudra que je parte acheter du fromage. Il ny a plus rien dans le frigo. Jai téléphoné au beau-père pour linviter à midi mais il était déjà parti dieu sait où à huit heures moins le quart. Jai laissé un message sur le répondeur. Elle rentre en coup de vent. Jentends sa voix en bas des escaliers. Tu as eu mon père à nouveau ? Je réponds que non, je nai pas essayé. Elle dit quil y a eu un mort sur le pont en haut de chez nous. En plus, la grande pharmacie du quartier est complètement détruite par un incendie qui dure depuis six heures ce matin. Je pense quil y a des jours... La portière de la voiture claque. Bruit du moteur, elle est déjà repartie. La semaine dernière, le beau-père nest pas venu déjeuner, il était à Toulouse avec la Croix Rouge pour venir en aide aux sinistrés de lexplosion. Jaime bien cette retraite utile. Il est revenu samedi matin. Il faut que jaille aux commissions. Je suis à pied, la voiture est au garage pour remplacer le radiateur qui fuyait depuis les vacances et pour changer les freins. Laddition sera salée. Lépicerie nest pas très loin, mais je nai pas lhabitude dy aller à pied. Cest en haut du pont. Je verrai laccident si je pars maintenant. Il me faut prendre un panier, je nai pas lhabitude sauf quand je vais aux champignons. Il demeure dans le cellier, une pièce que jaime bien avec son sol en gravier, les cagettes de bois, lodeur des pommes de terre, les tâches rouges des potirons entassés à la fin de lété en prévision dHalloween. Le panier est accroché juste au-dessus. Cest un grand récipient, profond et solide, récupéré à je ne sais qui, mais certainement dans la belle-famille. Il doit compter des dizaines de saisons de pommes et de champignons. A chaque fois que je saisis son anse dosier robuste, jai limpression quil a une mémoire. Je pourrai ramener pas mal de choses de lépicerie. Dehors, sur la pelouse, le retournant pour évacuer des feuilles mortes restées au fond. Deux ou trois charmilles, des débris de feuilles fortement nervurées comme celle des hêtres restent coincées dans le tressage et saisissant chacune entre le pouce et lindex. Déjà sèches, elles seffritent. Couleur jaune ocre de leur poussière, les mots Sahara, désert, sable viennent à lesprit. Il ny a déjà plus de champignons. La dernière fois, deux où trois semaines auparavant, je navais ramené quun cèpe miraculeusement charnu et intact au milieu de tous les bolets trop vieux, aux chapeaux gluants et écroulés sur leurs pieds. Pas ramassables. Je lavais fait frire à la poêle le soir même, fortement salé avec de lail pour moi tout seul. Quavaient mangé les enfants ? Je pars avec le panier et une sorte de ciré de marin bleu et pratique que jaffectionne beaucoup. Le temps est gris, chargé de pluie mais lhumidité reste comme suspendue dans le ciel, peut-être pas très loin, quelques dizaines de mètres au-dessus des têtes. Les balcons aux derniers étages des deux tours en haut de la côte sont sûrement mouillés. Gouttelettes froides sur les garde-fous de bois ou de fer. Sans doute quelques géraniums finissants, pétales rouge sang ségouttant, affaissés par la fatigue. La poussière samassant dans les coins, dabord réduite et brûlée par la chaleur de lété et aujourdhui collée en boulettes moites contre les portes-fenêtres embuées. Une mélancolie dautomne. Pourtant ce matin, la lumière, un gris pâle filtré par les nuages, comment dire, pas triste, juste répandue comme une tranquillité sur les trottoirs, coulée comme un étain chic sur la ville, une clarté sereine. Il fait doux, je garde mon vêtement ouvert. Juste après le coin de ma maison, on voit les voitures qui sengagent sur le pont sans peine apparemment. Pourtant ce mort sur le pont, daprès ma femme. Mais bon. Comment la-t-elle su ? La secrétaire sûrement avec son mari qui est flic. Enfin, on raconte beaucoup de choses. Tout se sait très vite. On exagère souvent. Si ça se trouve le mort est seulement blessé. Cest peut-être déjà terminé, évacué, chaussée dégagée. Un mort, on imagine le tas de ferraille, les voitures imbriquées, dessoudées, débris fumants, odeur dhuile chaude, ça ne senlève pas facilement. Le choc de chez moi, laurais-je entendu ? La chaussée est toujours glissante avant le carrefour. Plusieurs fois on sest fait surprendre, on a bloqué les freins, pourtant on est habitué. Je rejoins le début du pont, je vois les feux stop de la voiture qui ma dépassé sallumer un peu plus loin et rejoindre la file des véhicules arrêtés. Ainsi ce ne serait pas terminé ? On ne voit rien. Ça doit être après le sommet du pont. En approchant encore, remarquant, en premier le reflet dun gyrophare glissant sur la balustrade métallique et, très vite, le sommet rouge dun véhicule de pompiers. Encore quelques mètres et un flic au milieu de la route fait signe aux voitures de serrer à droite. Le véhicule de pompiers est maintenant complètement visible, avec la mention SAMU en grosses lettres blanches sur la calandre, mais il bouche la vision du reste. On voit quelques ombres qui passent derrière, une blouse blanche, un uniforme bleu. Une fourgonnette de police est arrêtée un peu plus loin. Je ne vois toujours pas les voitures en cause. Il ny a pas de débris visible. Sur le même trottoir où je marche, un petit attroupement sest formé, une dizaine de personnes, quelques automobilistes curieux ou des voisins, sans doute sortis de limmeuble proche. Les voitures continuent au pas, on devine les conducteurs qui tournent la tête vers laccident. Le flic fait toujours signe de serrer à droite. Il porte son képi en arrière, il a un curieux sourire, une sorte de rictus indécent qui me choque. Maintenant au niveau de lambulance, je vois les portes arrières ouvertes. Cest alors que japerçois le brancard munis de grosses roulettes grises, et, posé dessus, une forme oblongue, enfilée dans une sorte de sac en matière plastique de couleur blanche, dune texture et dune brillance équivalente à un sac poubelle bien que semblant plus épais et de meilleure qualité. On devine quil y a un corps dedans. On voit le renflement au niveau de la cage thoracique. Quelquun de corpulent sans doute. Lensemble évoquant une carotte ou dune poire dans un sachet, quelque chose comme cela, et bizarrement sanglé sur le brancard comme pour empêcher la forme ensachée de se dérober. Echapper à son destin ; comme on dit, cétait son jour ou plutôt, ce nétait pas son jour à lui. La forme est complètement recouverte du plastique y compris la tête, on réalise alors que cest un mort. A ce moment précis, je me souviens davoir été triste, très affecté et perdu, continuant de marcher voûté avec cette pensée précise de savoir comment lâme sen va, cette impression soudaine que, dans ce cas, elle resterait encore un peu aux abords immédiat du plastique luisant et blanc, comme on la représente, une sorte dauréole, une vapeur brillante qui partirait au bout dun moment. Peut-être même que cette âme nous regarde, me regarde moi qui poursuit mon chemin avec mon panier tenu à la saignée du coude. On dit que la vie de celui qui meurt senvole et reste au-dessus du corps, comme spectatrice delle-même, regardant cette chose humaine qui ne lui appartient déjà plus, étonnée de cette agitation. Il y en a qui reviennent de la mort et qui racontent cela. On le lit dans des livres. Il y a des arbres juste derrière le brancard avec des petites feuilles ovales encore vertes. Cest la fin octobre mais lair est tellement doux que même les feuillages tardent de jaunir. Ces liens qui mobsèdent : le ficeler sur le brancard, les flics à côté, lui, coupable dêtre mort, menotté en quelque sorte, comme lui retirant le dernier espoir de récuser la faucheuse, se sauver jambes à son cou, dare-dare, fuir la condamnation à la perpétuité du sac plastique. Les mots posthume, hommage, monument aux morts comme une litanie quon sapprête déjà à lui assener, plaidoirie inutile dun avocat de mèche avec le procureur et le juge. Son âme sest-elle réfugiée sur une des branches qui sagitent mollement dans lair soyeux de ce matin ? Jarrive au niveau des spectateurs. Juste devant moi, deux femmes devant une vieille Ford Escort rouge arrêtée sur le côté, lune avec les cheveux coupés courts sur le front et laissés longs derrière, de cette coupe un peu brutale comme les ont souvent les ménagères populaires, vêtue dun de ces pantalons moulants et informes, je me souviens très bien de son aspect et de son expression, cet air, bouche tombante, son effroi répondant à ma tristesse, son regard sur le brancard quon enfournait dans lambulance, et moi qui venais de détourner les yeux pour regarder où je marchais, laccident déjà dans mon dos, passé. Je nai pas vu de voiture accidentée. Le type à du se faire renverser. Ma femme avait raison, il y avait bien un mort en haut du pont. Dépassant le groupe de spectateurs. Retrouvant la sensation, le poids du panier dans le creux du coude. Doù je suis maintenant, je peux voir la pharmacie de lautre côté du carrefour. On ne voit rien, elle a lair intact. Il ny a pas dagitation autour. Juste un camion de la ville à moitié monté sur le trottoir et protégé par deux plots, deux employés taillant une haie, indifférents au drame se déroulant à cent mètres dici. Jirai voir la pharmacie de plus près en allant acheter le pain. Jarrive à lépicerie. Cest le milieu de la matinée. Cest lheure des mêmes physionomies, gens âgés pour la plupart, avec des cabas, certains en toile écossaise et munis de roulettes. Je tends loreille en passant à côté deux pour surprendre des conversations sur laccident, le mort. Mais rien. Les gens qui discutent ont lair habituel, ils échangent quelques répliques sans doute sur des choses domestiques : que faire à manger ce midi ? Quelles sont les promotions du jour ? Je me laisse absorber par les rayons. Du raisin Chasselas, on ne mange pas assez de fruit. Les artichauts ne sont pas chers, je vais en prendre quatre. Un avocat, des tomates. Je nachète pas de vin pour midi, il men reste à la cave et cela pèse lourd dans le panier. Idem pour le lait, on tiendra bien jusquà samedi. Plus loin le rayon des fromages, choisir ceux quils aiment : du Munster, un Carré de lEst, un Chèvre. Ne pas oublier le gruyère. Terminer par une douzaine dufs et bien regarder sils sont tous intacts. Jai fini, je pose le panier devant la caissière. Je repars dans les rayons chercher deux paquets de chips mexicaines pour la soupe froide davocat, jallais oublier. Sortant et repartant en direction de la pharmacie pour aller chercher du pain. Le panier lourd au bout du bras. Un passage souterrain permet de traverser la place. On remonte juste à laplomb de la pharmacie. Il y a deux flics devant. La façade à lair intacte, les enseignes demeurent éteintes. La porte dentrée est béante. Effectivement, on aperçoit un capharnaüm noirci, mais vu dici, ça na pas lair bien terrible comme dégâts. Faisons le tour vers lautre façade. De lautre côté, on se dit : "ah ! quand même ", tant les vitrines laissent voir un spectacle ahurissant. Le plafond est écroulé, les luminaires pendent au bout de leurs fils, des débris jonchent le sol. Les comptoirs sont méconnaissables comme sils avaient été dérangés par la main géante dun bambin capricieux. Certaines étagères sont intactes, les boites de médicament encore alignées. Les publicités de la vitrine sont décrochées, on ne distingue plus les photos des mannequins qui vantent les produits. Des dégoulinades noires zèbrent les carreaux. Leau des pompiers certainement. Tout est sombre, recouvert de cendre, il y a cette odeur de plastique brûlé qui déborde sur le trottoir. On remarque encore le fronton en aluminium, gondolé par la chaleur et la trace des flammes qui a bruni le métal. Ça devait être impressionnant. Je pense à la pharmacienne, une petite dame gentille et discrète qui doit être en ce moment abasourdie, désolée, consternée, bouleversée. Enfin, on imagine des adjectifs mais on ne peut pas se mettre à la place des gens. Devant la vitrine, il y a une femme avec un balai qui repousse des résidus, des choses méconnaissables maculées de suie. Un type à côté dit à une autre femme qui tient une petite fille à la main : ça a du prendre dans les faux plafonds. La dame se tourne vers la fillette et lui sourit : tu vois, on ne pourra plus acheter de médicaments, ici ! La gamine regarde le magasin dévasté sans comprendre. Je continue vers la boulangerie. Jai acheté une baguette de pain " tradition " car il fallait attendre la prochaine fournée pour le pain normal. Je nai pas le temps, jai encore du boulot à la maison, du ménage, les devoirs des enfants à regarder. Et surtout, il ne faut pas que le chou farci brûle dans le four. Revenant donc sans tarder. Pensant quelle avait aussi raison pour la pharmacie. La montée du pont dans lautre sens. Le panier commence vraiment à peser lourd avec toutes ces commissions. Je vois les arbres à laplomb du lieu de laccident. Les feuilles quon sait petites et rondes et dun vert changeant, comme recouvertes daluminium sur une face et qui lancent, en sagitant dans le vent, des reflets semblables à des guirlandes de Noël. Il ny a plus trace de laccident. Les véhicules dintervention, comme on dit, sont partis. Le mort voyage dans son sac en plastique, on le descend du brancard, on le pose dans une salle nue et froide de lhôpital. Le mot morgue et sa consistance molle, élastique, vaguement repoussante. La circulation est redevenue fluide, les automobiles descendent ou montent le pont, se suivent en flots à peine discontinus. Il y a quelques passants sur les trottoirs. Lair est toujours aussi gris et élégant, comme inoxydable. Il ne sest rien passé, on pourrait le croire. Je scrute la chaussée, lendroit précis. Il y a juste quelques marques dune peinture vert fluo pour délimiter le contour dune voiture, du moins on le suppose. Et puis rien dautre. Un adolescent marche sur le pont avec entrain, il passe à lendroit précis où... Il ne sait rien, ne le saura probablement jamais. Le mort est effacé de nos vies. Combien de temps faut-il ? Dans ce cas, il aura fallu quelques dizaines de minutes pour effacer les traces. Au-dessus, nous dominant tous, pont, véhicules, passants et maisons, les fins nuages, gais comme des voilages balancés aux vents dune fenêtre ouverte. Cet air gris solide, invincible, garde-t-il une marque de ce qui sest passé, une blessure, une déchirure, une balafre dans le visage, un poids de plus au bout du fil à plomb du quotidien ? Et lâme quon a imaginée accrochée aux feuilles rondes des arbres, est-elle partie, marquée dennui devant lindifférence des gens, la banalité retrouvée ? La vie continue, comme on dit, le spectacle coûte que coûte, et la mort du clown après une dernière cabriole est écrite dans le programme. Jai dépassé le lieu précis, les marques vert fluo, le sommet du pont, je descends maintenant vers la maison. On voit les peupliers, les haies, la rambarde interminable qui longe le trottoir. On est en pays connu, familier. Cest un mercredi, le beau-père doit venir déjeuner et linquiétude de ma femme parce quil est parti, dieu sait où, tôt ce matin et quil y a eu un mort en haut du pont. Je vais passer chez lui en rentrant. Le panier pèse au bout du bras, ce sont les artichauts les plus lourds. Sa voiture est garée en face, cest rassurant. Je pousse la grille, monte les escaliers, ouvre la porte, lappelle. Il répond de létage. Il descend. Lescalier de bois résonne sous ses pas. Il a un pied nu, tient une chaussette et un tube dans sa main, dit quil était en train de se mettre de la pommade, du Kétum. Je lui rappelle le déjeuner de ce midi, il répond quil est déjà pris, puis disparaît aussitôt en ajoutant : tiens, puisque tu es là... Il y a un silence, je le devine cherchant quelque chose dans la cuisine ou au salon. Le papier de la porte dentrée est gris, il y a une hache polonaise accrochée pour décorer le mur et au sol, ces tommettes rouges et usées que jaime beaucoup. De temps en temps, il faut en raviver les couleurs avec un produit spécial. Il revient avec une grande pochette de couleur homard : ce sont les radios de ma cheville, il ny a rien mais quelle jette un coup dil. Il me tend deux autres choses : un roman quil avait promis de prêter à sa fille, un jouet en plastique donné hier chez Mac Donald et oublié par mon gamin. Revenant avec le panier, le bouquin, le jouet et la grande enveloppe couleur homard. Je vais lui téléphoner pour la rassurer. En poussant la porte du garage, je pense au chou farci qui doit être cuit maintenant, le chou farci du mercredi. |