Patrice Lucotte / Sauter le pont

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Ici, ils ne sont pas marqués à la craie sur du bitume aux taches d'huile en ligne (mobylettes ou maintenant scooters, même insouciance). Ils font leur empreinte dans la terre, directement pourrait-on dire, terre sèche et granuleuse ou meuble, gorgée d'eau, suivant les saisons : dans ma petite ville il y a le Grand Pont, selon le Michelin à culminer de cinquante mètres sur le faubourg (où se trouve l'hôpital donc la morgue). Ici on dit "sauter le pont", tout le monde comprend. On n'y pense pas tout le temps bien sûr, pas à chaque fois que l'on passe dessus à pied, un peu inquiet, sur le bord du trottoir le plus éloigné du vide ou, mieux, en voiture.

Eux tombent dans les plants de tomates de Léon, Léon pilier de la Libre Pensée dans ma petite ville. A l'occasion il fanfaronne un peu, par pudeur sans nul doute. Il m'est sympathique. Pas moyen de savoir s'il s'habitue, un tout petit peu, aux corps dans son jardin. Le psy mon copain lui ne s'habituera jamais. Il sait que chaque année deux ou trois, toujours, sautent. C'est la règle. Il ne s'y fera jamais. Il le vit comme un échec. On aimerait le partager, lui en retirer un petit peu pour nous, de cet échec. Comprendre.

Justement pourquoi ? Qu'est-ce qu'on peut faire ? J'ai pu parler un peu, juste une fois, avec l'un d'eux - c'était une jeune femme dans sa trentaine (elle n'est morte que le lendemain). Il avait beaucoup plu, son corps s'était lové dans la terre trempée du jardin de Léon le libre penseur, entre deux piquets à tomates, on m'avait appelé, à l'époque j'étais dans mon premier texte long, à l'ordi, plein d'espoir, le téléphone pas loin puisque de garde, donc j'étais descendu faire l'échographie de son ventre éraflé, maculé de terre par endroits, intact en apparence, la jeune femme parlait en se dressant à moitié assise, les infirmières la recouchant avec douceur, sur mon écran d'échographe je construisais des coupes de ce ventre intact apparemment.

Tu rentres chez toi ; tu retrouves ton texte ; tu sais que la fille ne s'en sortira pas ; tu as honte de ces mots alignés sur l'écran ; tellement dérisoires ; mais de l'espoir qui te reste, tu n'as pas trop honte ; tu t'y remets quand même, on ne sait jamais.