Yaël Pachet / Orange, été 2001

 

Yaël Pachet vit à Nantes, et pour profession chante aux choeurs de l'Opéra – elle a aussi contribué à remue.net par un entretien avec Pierre Michon - cet extrait de son "journal intime" en cours d'écriture est inédit

27 juillet.
Je soupçonne mon désir d’écrire un journal intime pendant ce séjour à Orange d’être un désir conformiste comme le désir de se marier. Il me faut pour écrire quatre pages, six mois de cheminement. Là, j’arrive dans la longueur du temps passé dessus (des mois) à trouver une forme courte, détachée du temps et du consensus général. Si j’écris un journal intime, je me marie, c’est-à-dire j’acquiesce au désir de l’autre que j’appelle l’autorité mais aussi bien la foule, les normes, la pression sociale, la pression politique, le " c’est pas pour moi mais c’est pour toi que je le dis ", pour ma mère qui voulait me voir mariée et mon père qui voudrait que je tienne un journal intime.

Quand je parle à mon dictaphone le soir sur ma terrasse à Orange, je parle en aparté avec un air de conspiratrice, ça fait dans la voix un effet de lèvres rapprochées de l’oreille qui me donne le sentiment quand je me réécoute d’être moins seule ou en tout cas de fabriquer ma solitude, d’en être moins victime.

Chacun, chacune a loué un appartement, un studio, une chambre d’hôte, un gîte, une niche et se vante de ce qu’il lui est échu comme d’un lot de fête foraine : " j’ai une piscine ", dit Bertrand, " l’appartement fait 90 mètres carrés ", dit Guillaume, Jean-Pierre nous invite moi et Christine à manger des nouilles chez lui : " moi, les pâtes, c’est matin midi et soir " ; Bertrand voudrait bien que je vienne dans sa piscine avec lui sans Christine, à trois, ça doit faire serré. Les filles sont moins optimistes, Virginie essaie de semer en cours de route sa colocataire Irina qui fait la gueule tous les matins au réveil systématiquement ce qui culpabilise évidemment Virginie que j’entraîne à six heures boire de la bière et dîner au restaurant. Irina nous rejoint, elle fait la gueule comme prévu, elle ne veut rien commander à manger parce qu’elle ne peut pas retirer de sous avant demain - là, c’est le serveur qui fait la gueule et finalement elle commande une entrée, on rigole et tout va bien jusqu’à ce que Virginie reçoive un coup de fil de son mari. Christian Villeneuve, un prof d’harmonie et de composition du CNR de Nantes, un type merveilleusement attachant, est mort d’une crise cardiaque sur le coup pendant un jury d’examen vers trois heures dans l’après-midi. Michel, le mari de Virginie a essayé de le réanimer en vain, il ne connaissait pas les gestes appropriés. Villeneuve devait être déjà mort. Le funérarium est venu emporter le corps et les collègues de Villeneuve ont décidé de reprendre l’examen en cours sans reporter.

Plus tard, le patron du resto nous envoie son cuisinier, un type brun avec un tatouage sur le bras, avec l’accent, qui nous renseigne sur les discothèques de la région : " y’a rien à orange. À Camaret, y’a le Winston, c’est pas mal, etc… Y’a pas rien à Orange, y’a Bompard. C’est pas vrai le scandale de la médiathèque, c’est les journalistes, tu peux y trouver Karl Marx si tu veux. La déviation des semi réclamée depuis quinze ans c’est pour septembre, avant Bompart les socialistes faisaient rien pour la ville, c’est un maire concerné, il a détruit deux vieux HLM de la cité, et les arabes vous les verrez ramasser les feuilles, ils ont un uniforme de la ville d’Orange, il est F.N. mais ça ne me regarde pas, Patrick Bruel a pas voulu venir chanter à Orange mais Khaled il est venu lui et c’est un arabe. Bon, conclusion, il faut prendre la voiture pour aller danser, à Orange y’a deux boites, une avec que des légionnaires, l’autre c’est la halte-garderie. On ira à Camaret, au Winston.

Michel le mari de Virginie a demandé à sa femme d’assister à l’enterrement de Christian Villeneuve. Il est effondré, traumatisé par cette histoire. Virginie dont c’est le devoir en tant qu’épouse d’accompagner son mari dans les pires moments de son existence, a donc demandé une autorisation d’absence à la direction. Niet.

Henri Calet dit : Personne non plus ne demande à personne : " Qu’est-ce que tu veux être ? Torchon ou serviette ? " Il n’y a pas de bon Dieu ".

L’administration est une chose de l’ordre de la persécution et il est parfois difficile de croire que cette persécution soit nécessaire au bon déroulement des choses. Le mariage est aussi une administration avec son règlement intérieur, ses lois, ses fautes professionnelles, ses blâmes, ses convocations, c’est aussi une instance persécutante consentie. Ce qui est étrange dans le cas de Virginie c’est que l’administration lui refuse d’une certaine manière d’obéir aux règlements du mariage. À quoi sert-il d’être mari et femme. À ne pas partir seul en vacances ?

Le problème de la censure. Aujourd’hui, ce soir, voilà à quoi j’ai pensé. Ce que j’ai vécu ? Une mise en scène aux allures d’Interville, un metteur en scène à la Guy Lux, l’inertie, la course soudaine de cour à jardin, la coulisse, le vent qui souffle dans toutes les directions et soulève les cheveux de la chef de chœur debout sur une chaise, les yeux rivés sur une télé où l’on voit un type très chevelu battre la mesure en disparaissant dans ses épaules. On peut tout trouver drôle, d’ailleurs dire des plaisanteries est un signe extérieur de professionnalisme dans ce métier de choriste que j’exerce tant qu’on veut bien de moi.

Difficile de ne pas être subversif. De ne pas entendre les revendications de tel chœur que leur délégué me confie entre deux répliques. Elle a une frange et les yeux bridés, une très jolie voix, sûre et brillante. Elle dit : " couché Médor " quand son chef de chœur s’agite au loin avec des grands gestes et braille les parties solistes. Tout ça il ne faut pas le dire, il ne faut pas dire du mal des gens, il faut prendre son vélo et sa solitude en bandoulière comme Jacques Réda mais je ne peux pas faire comme lui. Christine est fatiguée de travailler pour nourrir sa famille, son mari qui a des dettes, Irina aux yeux turquoise constate qu’elle est trop exigeante avec les hommes, Bertrand passe dans la rue sans rien dire juste un salut de loin, il ne supporte plus Virginie parce qu’il l’a trop désirée, Alfredo s’est fait voler sa trottinette dans sa voiture, sa femme lui manque, ou alors : pourquoi a l’air-t-il si triste ? À la radio mon père parle et avant Pierre Michon et il semble que tout ce que j’essaie de faire soit marqué par le sceau du " moi aussi ", un M écarlate. Au loin on entend une guitare électrique et une voix déformée par un mauvais micro qui sature, mais c’est fait exprès, c’est du rock’n roll, Aïda aussi c’est du rock’n roll.

© Yaël Pachet, 2001