Pierre Michon et Yaël Pachet / Le roman comme superstition

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cet entretien de Pierre Michon et Yaël Pachet est paru en octobre 2000 dans la revue Esprit - il nous est transmis par ses auteurs, on se reportera bien sûr au site de la revue qui témoigne par cette parution de son engagement et ses exigences

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A mon sens, le roman long, romanesque, sans excipient, puissant sans bavardage, a été mené à son terme au vingtième siècle dans des expériences comme celles de Joyce ou Faulkner, qui ne sont plus faisables. Ils ont mené le genre à sa dernière perfection. Nous vivons un temps d’épigones de ces gens-là, bien sages, bien pensants, bien obéissants, bien révolutionnaires, qui sont tellement en dessous de leurs modèles. Pierre Michon.

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Yaël Pachet: Pierre Michon, vous êtes reconnu par vos pairs comme un écrivain qui offre déjà la possibilité d’interroger son oeuvre: plus qu’une curiosité à votre égard, les commentaires, les thèses universitaires ou les entretiens, les discussions ou colloques manifestent une quasi-fascination pour la figure d’écrivain et le sens profond de cette figure que vous avez construite avec Vies minuscules, d’une part et d’autre part une interrogation vive à propos de l’effet de mystère créé par une densité tout à fait particulière à votre narration, et une langue tendue vers un climax . Comment ressentez-vous cet endroit d’interrogations où vous êtes et que vous êtes?
Pierre Michon: Cette histoire de reconnaissance ne veut sans doute pas dire grand chose. Je pense souvent à la façon dont Apollinaire et Jarry se sont rencontrés. Ils se sont rencontrés parce que tous les deux aimaient passionnément Moréas, le poète Jean Moréas. Je me souviens que l’introducteur de l’Apollinaire en plèiade dit très joliment : en 1905 tout le monde admirait Moréas - et on pensait sans doute que sa place était centrale, même des gens comme Apollinaire ou Jarry le pensaient de tout leur coeur. Pour ce qui est des instances de reconnaissance en France et sans doute ailleurs c’est très différent de ce que c’était il y a cinquante ans. Il y a cinquante ans c’était l’Université et le staff NRF. Maintenant l’Université n’a plus de pouvoir, elle s’est laissé doubler sans combat. Le pouvoir est passé du côté des média, c’est à dire du côté des journalistes de la presse écrite ou télévisuelle. Ce pouvoir de légitimation ne recoupe pas celui de l’Université et la plupart du temps y est même opposé ( j’ai l’impression que tout doucement, c’est l’Université qui est passée du côté de l’anticonformisme). Quoi qu’il en soit les media décident, et c’est plus compliqué que ça: à l’intérieur de ces média tous n’ont pas les mêmes choix d’objets de reconnaissance. En ce qui me concerne, il y a ce groupe qu’on peut appeler Le Monde-Libé, pour lequel j’existe , et puis le groupe qu’on peut dire Le Figaro- Bouillon qui ne me connaît pas, si bien que ce que vous me dites là de ma reconnaissance, n’importe quel écrivain qui a une bribe de notoriété aujourd’hui pourrait l’entendre. Quelqu’un qui fait la une du Figaro peut penser qu’il est l’écrivain le plus représentatif de son temps. Question de coteries. La démocratie fait que nous sommes tous des écrivains majeurs.

Y. P. Je précise ma question. Il me semble tout de même que dans les interrogations portées sur votre oeuvre, il y a non seulement de la reconnaissance, mais une curiosité pour un écrivain contemporain et la façon dont son travail fait trembler à nouveau la littérature, particulièrement le récit, plus précisément encore les vies (Plutarque, John Aubrey), genre ancien, sinon mort, qui trouve chez vous une nouvelle énergie. En avez-vous conscience et dans quelle mesure le débat littéraire qui vous entoure vous intéresse-t-il?
P. M :Il s’agit bien en effet d’un débat contemporain plus ou moins tu ou affiché dont le coeur serait cette question inavouée que tout le monde se pose: le roman n’est-il pas un genre exténué, un peu comme l’était la tragédie classique au temps de Voltaire? Et, dans la mesure où je ne baisse pas tout à fait les bras, c’est à dire dans la mesure où je fais des petits textes qui ressemblent tout de même à des romans, brefs, mais des romans (je ne suis pas le seul) je me sens proche de beaucoup d’autres contemporains immédiats qui essaient aussi de sortir du roman sans effets de manche, sans prétendre tout démolir, sans ostentation. Mais fermement et absolument.
Parmi ceux-là beaucoup s’intéressent à la forme brève, reprennent la forme brève, mais des formes brèves qui ne seraient pas ce que le siècle dernier a appelé la nouvelle, et qui n’est qu’un morceau de roman. Et nous avons à notre disposition la forme très ancienne des vies qui n’a jamais cessé d’être - on me prête, à moi et à d’autres, le fait d’avoir réinstauré ce genre qu’on a toujours fait, mais c’est une tarte à la crème, il n’y a là ni invention ni retour. Cette forme , que j’appelle vie par commodité, me parait être le roman débarrassé de son grand fourbi, ou fourre-tout. Je vais m’expliquer par une métaphore pharmaceutique. Vous savez, dans la notice des médicaments, on lit par exemple: pénicilline: 0,5% -et excipient: 99,5%. Et bien, le roman tel qu’il se pratique aujourd’hui de plus en plus me paraît être un gigantesque excipient dans lequel la pénicilline est perdue. Ce genre que j’appelle une vie , ça n’est après tout que le roman débarrassé de ses copules, de son tirage à la ligne, de sa " pensée " et de son remplissage. Il est vrai que les romans de Flaubert par exemple étaient des vies sans copule: Vie d’Emma Bovary ou Vie de Felicité qui ont reçu par la suite d’autres titres.

Y. P. Ce changement de format entre le roman du dix-neuvième et les " vies " du vingtième tient-il alors moins à un changement de genre, qu’à un changement de souffle ou d’énergie?
P. M. :A mon sens, le roman long, romanesque, sans excipient, puissant sans bavardage, a été mené à son terme au vingtième siècle dans des expériences comme celles de Joyce ou Faulkner, qui ne sont plus faisables. Ils ont mené le genre à sa dernière perfection. Nous vivons un temps d’épigones de ces gens-là, bien sages, bien pensants, bien obéissants, bien révolutionnaires, qui sont tellement en dessous de leurs modèles. Pour reprendre la métaphore de la tragédie classique, après Corneille et Racine c’était fini: il y a eu des épigones encore pendant deux siècles, jusqu’à Ponsard, qui était contemporain d’Hugo. Mais la chose était morte. Des spectres.
Mais je généralise trop. Je ne peux répondre en fait à cette question qu’en mon nom propre. Il se trouve en effet que mon énergie, ou ma jouissance d’écrire, ne se déploie que dans le bref. Le geste artistique qui me parait le plus admirable au monde est celui de ces vieux peintres orientaux légendaires qui pendant dix ans ne font rien, vont se promener au bord de l’eau, et qui tout à coup en deux minutes et trois coups de pinceau font un admirable canard. On est loin du travail de forçat auquel notre temps voudrait astreindre nos romanciers: un, voire deux livres par an , beaucoup de souffrances et de labeur perdus à chercher des copules. Faire du bref, c’est aussi, idéologiquement, échapper au piège de la production, de la libre entreprise, du marché.

Y. P.:Vous ne ferez pas croire à vos lecteurs, Pierre Michon, que vos productions littéraires vous tombent du ciel?
P. M :Bien sûr que non, et bien sûr que je travaille de façon extraordinairement intense, mais qui dure peu. Ce que je me demande et peut-être ce que je demande à la littérature est que la rédaction d’un texte soit une fabuleuse dépense d’énergie, aveugle mais très consciente, pleurante et riante, limitée dans le temps, comme la copulation.

Y. P . Ce que vous dites sur la forme est dans le fond de vos récits, mais il me semble qu’on y trouve aussi, avec les fulgurations, paradoxalement, de la durée, des sentiments, ce qui s’étale dans le temps et n’apparaît que dans la très longue durée d’une vie- ou même de l’Histoire.
P. M. Je dirais bien d’abord que la forme la plus bouleversante de la durée c’est celle qu’on lit sur une pierre tombale. Un tel, dix mars 1912, deux juilllet 1988. On peut considérer que c’est une ellipse, mais cette ellipse est en même temps une hyperbole. Et bien mes récits sont souvent construits autour d’une ellipse hyperbolique. Je vais prendre un exemple archi-connu de cet oxymoron, l ’ellipse hyperbolique: on peut transformer la durée en fulgurance : qu’y a t-il d’autre dans ce vers si connu de Rimbaud et pourquoi nous plait-il tant : ô saisons, ô châteaux? La lenteur des saisons, la pérennité des châteaux y sont dits dans la fulgurance de l’instant, d’un vers de six pieds. La durée est un éclair.

Y.P. Il y a tout de même un paradoxe dans cette séduction exercée sur vous par la forme elliptique d’une part et votre érudition d’autre part, qui témoigne bien d’un attrait puissant pour les connaissances, le savoir encyclopédique, les livres de pure érudition dont le format est forcément large.
P. M. Ce n’est pas du tout un paradoxe. Je demande à la littérature que j’écris d’être brève, mais je tiens à ce que cette brièveté soit informée de tout ce qu’il y a eu lieu et a été pensé et dit depuis qu’il y a des hommes. Et sans aller chercher si loin, pour que le bref soit fulgurant, il faut que sa formulation, sa mise en mot, soit totalement exacte. Par exemple, si dans un texte j’ai à parler de fauconnerie, il vaut mieux que je sache qu’on dit de tel faucon non pas qu’il a un vol lent, mais qu’il " bat large ". Lire des gros livres, c’est enrichir sans cesse son lexique; c’est-à-dire avoir à sa disposition pour un même sens une dizaine de mots de longueur différente; et cela est essentiel au rythme. Et le rythme est premier.

Y. P. Le rythme propre à vos récits n’est évidemment pas celui de ces gros livres, mais n’est-ce pas tout de même ces gros livres plus que vos lectures de textes brefs d’autres écrivains qui vous ont donné non seulement la possibilité mais peut-être l’autorisation de la brièveté?
P. M. Ces gros livres ont l’avantage d’être écrits chacun dans une langue spécifique (il est évident que la langue d’un géologue n’est pas celle d’un astrophysicien, et que celle de Buffon n’est pas tout à fait celle de Leroi-Gourhan). Le texte littéraire doit connaître toutes ces langues, en jouer, les déplacer, les recombiner à l’infini. Et même pour ce qui est du rythme, il est capital d’avoir à sa disposition le stock conceptuel le plus étendu possible: car le ryhtme, c’est un mélange indissociable d’émotion forte et d’un choix lexical presque infini.

Y. P. Quittons un instant l’horizon conceptuel et revenons si vous le voulez bien à certaines récurrences dans vos récits. Je voudrais évoquer par exemple la représentation du corps, son apparition crue et signifiante, d’autant plus crue peut-être qu’elle est formulée dans une langue châtiée à l’extrème. Il me semble que la forme brève fait comme la peinture, elle rapetisse et encadre le corps, pour faire davantage saillir son apparence.
P. M. : Il est vrai qu’il m’est essentiel de faire textuellement apparaître des corps, comme par exemple nous le faisons tous dans le fantasme. Je ne peux voir les corps que sous deux espèces: celle de la pornographie et celle de la Résurrection des Corps. C’est-à-dire le corps le plus vil et le plus glorieux, au même instant dans la même personne.
Il va de soi que tout cela doit être dit dans une langue mi-théologique mi-érotique, donc comme vous dites châtiée, volontiers ancienne et dix-septiémiste, ou aussi bien argotique et franglaise, mais non pas ordurière. L’ordure n’est que pornographie sans la théologie. Je pense à l’instant à l’oeuvre de Pierre Klossovski qui a beaucoup usé de ce mélange -mais je lui reproche un peu d’être plus théologique que pornographique c’est à dire trop abstrait. On peut de même reprocher à Sade d’être plus pornographique que théologique. Finalement je vais encore revenir à Flaubert: rien n’est plus charnel que la chaînette d’or qui retient les pas de Salammbô.
La langue est une contrainte. Elle corsète la chair. La chair est la proie de la langue.
Pour en rester au corps et pour répondre à votre question sur les relations entre la peinture et les formes littéraires brèves: il me semble que le roman, et la musique sans doute, parlent du désir, du plaisir, et des ratés du plaisir. La peinture et la forme brève ne saisissent que l’instant de la jouissance.

Y. P. : Pour finir, justement, dans toutes les formes littéraires, le poème, le roman, la question de la chute se pose. C’est une question de forme et de fond qui, bien que ne concernant que le dernier vers ou le dernier chapitre, rétrospectivement détermine l’unité du poème ou du roman. La peinture ou la forme brève ont-elles aussi en elles ce chemin à parcourir vers une chute ou sont-elles carrément des chutes en soi?
P.M. :Le roman ne sait pas qu’il va au petit bonheur, comme dans la vie. Le roman est le singe de la vie . Il est de la durée, de la durée qui aime la durée. Sa chute vient comme la mort dans la vie, mais ça nous connaissons, on s’en fout. ( Borgès dit, "le roman est une superstition de notre époque ", mais Borgès est très poli ) . La forme brève, qui ne singe que l’art, poème ou récit, n’a que son incipit et sa chute. Comme la flèche de l’archer n’est déterminée que par la décision de l’archer et la cible. La trajectoire de la flèche est un parfait petit vol plané entre les deux: c’est le texte , ou ce qui veut passer pour tel. Pour ce qui est de la peinture, comment ne pas l’envier, elle qui dans le même moment et la même main tient son incipit et sa chute?

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