Michèle Sales/ Philippe Claudel
écrire avec la prison : deux livres de fond

 

Elle ne dit jamais « les détenus », elle dit « les lecteurs ». Depuis des années, elle parcourt des centaines de kilomètres, d'une prison à l'autre, dans cet engagement qui est le sien à faire ici aussi vivre le livre, cette rencontre, infime ou gigantesque, avec les mots d'un autre.
En dépit de l'enfermement, de la méfiance, de l'illettrisme, de l'indifférence, elle passe les portiques de détection, chargée de cartons de livres et de rien d'autre, seulement les lumières et les odeurs du dehors, les nuances du ciel.
Eux n'ont rien ou si peu. Bribes d'histoires, visages, cris, pleurs. Ce à quoi on n'échappera pas : la Grande Maison est dans nos têtes.

aux éditions du Rouergue

Pendant onze années, chaque semaine, Philippe Claudel est allé donner des cours de français en prison. Quelques mois après la fin de ces visites, il a pris conscience que ce lieu l'habitait toujours. Ni le roman, ni le récit, dans leur fluidité, n'aurait pu mettre en lumière ce qui est de l'ordre du morcellement. Car la prison fragmente la vie, la découpe, l'ampute. De courts textes sont nés. Des scènes s'articulant les unes aux autres. Un puzzle s'est dessiné qui peut se lire comme une tentative de rendre compte d'un lieu qui n'en est pas un. L'auteur ne juge pas : il nous donne simplement à entendre les mots des détenus et des gardiens, le bruit des clés et des serrures. Ce livre est une nouvelle vision de l'univers carcéral.

aux éditions Stock

ce mois de janvier 2002, deux livres paraissent en librairie, résultant de deux longues expériences personnelles et généreuses en prison – Philippe Claudel avec Le bruit des trousseaux chez Stock, Michèle Sales avec La Grande Maison aux éditions du Rouergue –

de ces deux livres, remue.net avait accueilli en décembre 2000 deux extraits en cours d'écriture - d'autre part, en novembre 2001, nous avions accueilli des extraits de L'Envie des mots, témoignage d'expériences culturelles, ateliers d'écriture, théâtre, cinéma, dans les établissements pénitentiaires de la région Aquitaine, ouvrage coordonné par Michèle Sales

je tiens à marquer l'émotion que j'ai à la parution de ces deux ouvrages, dont la démarche est absolument littéraire, mais la littérature pour comprendre et affronter cette part de l'humain dont évidemment nous participons, même lorsque c'est énigme, violence, impasse

nous proposons ci-dessous un texte inédit de Michèle Sales, non pas lié à La Grande Maison, mais une suite de rêves venus en cours du travail de son livre : Huit rêves - mais comment cela, précisément, ne serait pas au plus intime lié à la naissance du livre et nous enseignerait pas sur ce à quoi il touche, ce qu'il atteint ?

F Bon

remue.net, décembre 2000 : un extrait de "Le bruit des trousseaux" en cours d'écriture
remue.net, décembre 2000: un extrait de "La Grande Maison" en cours d'écriture
remue.net, novembre 2001 : L'Envie des mots, ateliers d'écriture en Aquitaine, avec des textes d'Alain Bellet, Jean-Michel Maulpoix, Jacques Laurans, Dominique Sigaud, ouvrage coordonné par Michèle Sales
un autre texte inédit de Michèle Sales : Duras, la mer écrite
François Bon : Le mardi, 13h20 - un atelier d'écriture en prison

Sept rêves
© Michèle Sales, 2001

Rêver d'une bête morte, longue et douce, fourrure froide, couchée le long de la cuisse et du ventre. De la nuit ne pas oser bouger pour ne pas la déranger, toucher du bout des doigts le froid pelage, et l'infinie tristesse qui remonte dans le bras.

D'une ville de pierres blanches sans cesse recomposée, mouvante, et des rendez-vous qui s'y donnent voués toujours à l'échec, places changeantes, fontaines déplacées, se perdre et se poursuivre, rencontrer ceux qu'on veut éviter, et marcher toujours en pleurant pour trouver celui qu'on cherche, que les murs enrobent et cachent.

D’un petit, tout petit garçon dans la rue Sainte-Catherine, qui suit de loin sa mère. Il lève les bras au dessus de sa tête brune, et les redescend en longeant sa tête et sa poitrine. Il poursuit son geste jusqu’aux pieds, puis se redresse et recommence. Il parle en articulant très nettement, à voix haute, dans le bruit de la rue. Il dit Carapace, carapace, carapace, carapace. La mère s’éloigne il ne la voit plus, il hurle plus fort carapace, carapace, carapace. Il est au centre d’une zone vide, les gens s’éloignent de lui et de ses carapace, carapace, carapace. Il continue à marcher tout seul dans la rue vide, son étrange gymnastique pour revêtir sa carapace de mots.

Du quai de Garonne, marée montante, l’eau siffle et tourbillonne entre les piles du pont de pierre, ça crée des siphons parfaitement ronds, tout ce qui navigue tourbillonne, une planche, un rat, un arbre entier avec ses feuilles qui tourne et tourne, des feuilles de papier jetées du pont entrent dans la ronde, et aussi le reflet du soleil, et aussi le reflet de la lumière bleue d’une voiture de police, et l’homme au gilet jaune écarte les bras et se met à tourner sur le pont.

D’une rue qu’on longe à hauteur des fenêtre du premier étage, succession d’intérieurs, tapis, tables, halogènes blancs tous pareils, buffets. Des gens immobiles figés dans le geste au moment ou on les surprend, assis regards vides dans des fauteuils crapaud cuir, debout bras le long du corps, sur des chaises autour des tables, enfant yeux énormes sur les tapis. Télés. Mugissement continu d’une sirène anti-vol bloquée, je sais que c’est pour moi, que mon regard déclenche la sonnerie. Je passe, la rue n’a pas de fin, je repasse sans cesse devant les mêmes scènes, c’est un anneau, je tourne autour. La sonnerie : réveil.

De visages grimaçants, un homme et une femme, lui porte un gilet jaune de toréador pailleté, un chapeau de cuir (habit de lumière, le mot dans le rêve), elle noire, foulard, ongles immenses recourbés et rouges. On ne voit pas leurs yeux. Ils avancent vers le capot de la voiture, elle commence à le rayer avec ses ongles, lui sort une lame.

Je fais un geste qui veut dire pourquoi ? un autre qui veut dire arrêtez ! On entame une conversation uniquement par gestes, on ne peut pas s'entendre, je ne sais plus comment ouvrir la vitre ni la portière, on parle avec les mains, il faut absolument se faire comprendre. Il dit qu'il a cinquante quatre ans, qu'il est polonais, qu’ils ont faim, lui je comprends, elle non, mais ils reculent, je démarre. Reste le regret lancinant d’une chose inachevée.

Du bas du Cours Victor Hugo, un homme est là, un homme sévère qui montre aux SDF habituels des poupées nues en plastique dur, des baigneurs, couchés sur le trottoir. Il y en a dix, dont deux noirs. Je ne vois que leurs petites jambes écartées et levées, elles n'ont pas de sexe, bien sûr. L'homme explique à la fille aux yeux cernés qu'il faut qu'elle choisisse. Son visage n'est pas conforme. Il y a dix modèles, pas un de plus. Elle est trop différente. Elle ne comprend pas. Je regarde les gens et c'est vrai, je ne l'avais jamais remarqué, il n'y a que dix types de visages, identiques à ceux des baigneurs. Comme on ne les voit pas ensemble, on est trompé. Mais là ils passent groupés, trois fois, quatre fois, dix fois les mêmes visages, avec les variantes de la coiffure, ils se ressemblent tous. Je passe la main sur mon visage. Il est dur, froid et rond comme celui des poupons en plastique, j'ai horriblement peur.