Joël Vernet / Lentement, au désert, lentement | |
présentation de Joël Vernet, avec d'autres textes et liens avec une photographie de Bernard Plossu (et son aimable autorisation) ont paru en 2002, et paraîtront en 2003, de Joël Vernet:
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Nous sommes pour si peu de temps sur la terre. Une telle évidence nous convoque au silence et brille au loin, au devant de notre vie, comme ces phares minuscules que l’on aperçoit sur les côtes déchiquetées, sous les rafales de la mer, dans le vent si froid des tempêtes quand l’on va seul, le soir, après minuit, marcher sur le rivage d’improbables rêveries. Cette lumière noire, nous ne la voyons plus. Pourtant, elle rôde autour de nous comme un chien hurlant à la mort. Elle voudrait voir notre corps rouler dans l’abîme. Elle attendra, elle attendra un peu. Que vaque ailleurs pareil empressement ! Pourquoi vouloir nous saisir si vite, nous faire ainsi rendre gorge ? Il y a tant à faire, tant à faire pour que l’oubli, enfin, recouvre tout. Les livres, c’est cela, peut-être : des montagnes d’oubli ou des ravins ou des déserts ou des failles où creuser encore et encore. Des chants si faibles venant des confins. De très faibles espérances promptes à nous ravir, à rameuter en nous des flots de joie ? Fatigue. Oui. Fatigue, souvent. Cette manière de cligner les yeux, lui qui n’entend plus rien, ne voit plus rien. Lui, l’inconsolable. Qui eut si souvent maille à partir avec la vanité, l’inutile bavardage. Ecrire, c’est éteindre ces mauvais feux, ces faux incendies, ces fausses gloires. C’est hurler, dans son coin, tel qu’on le sent. Ou, sans broncher, garder son sang-froid. Pas plus. Pas plus. Etre le fer entre le marteau et l’enclume. Porté à l’incandescence. Toujours. Toujours. Quel foutu métier ! La vie passe comme un nuage. Ce serait, ce pourrait être la première phrase, le premier cri qu’il lancerait de la chambre silencieuse, osant enfin ses petites paroles faisant état de son maigre bien : une fenêtre, un soleil, du vent, de la pluie et des heures en vrac, en vrac les heures. Le temps, ah, le temps, cette toupie, cette poulie ! On devrait tordre le cou au calendrier, détruire toutes leurs horloges, laisser enfin danser les saisons ! Mais ils nous ont embarqués, les Maudits, ils nous ont embarqués sur leur rafiot de pacotille et l’on doit, désormais, faire semblant d’être avec eux, parmi eux, emprunter le masque des comédies, hisser les voiles, huiler les moteurs, tenir la barre, laver le pont, fermer les écoutilles, faire le guet au large et, de temps en temps, tous, d’un même élan, jeter l’ancre dans une baie ou dans un port. Leur rafiot est souvent à deux doigts du naufrage. Cependant, miracle, il tient le flot, c’est incroyable. Sa proue se cabre, sa coque tangue, ses soutes fuient de tous côtés mais il poursuit sa route vaille que vaille. Aller ainsi mais pour quel havre, pour quelle destination ? Il lui arrive parfois de croire que chaque seconde est une merveille, que vivre est le seul étonnement plénier. Et même si l’on traverse le feu, au long des années, on rejaillit toujours malgré nos deux ailes brûlées. Il y a là, une sorte de joie. Celle qu’il éprouve lorsqu’il n’est plus capable de rien sauf de tenter de surprendre le souffle qui monte des gestes, des artères, cette minuscule pulsation du Dedans. Elle n’a pas de Maître. Il y voit là son unique grandeur. Personne n’a pu la détruire, l’éteindre. Elle bat comme un cœur minuscule au cœur de l’univers. Elle bat si doucement dans le jardin où bruit la rumeur de l’été, où murmurent les arbres, où sommeillent les herbes sauvages. Le hasard, le destin nous jettent sur les routes ou nous retiennent sous le toit de la maison natale. Ce matin, il écrit d’un jardin, dans le sud du monde. Merveilleux jardin où le jour vient mourir, la nuit renaître. Il est tard, fort tard dans sa vie qui n’aura été qu’un échec. Il ne peut plus rebrousser chemin. Où aller, que leur dire ? Leur raconter quelle histoire un tant soit peu crédible ? Pourtant, il s’apprête. Il en veut encore. Il a du ressort dans les mains. Il sait clouer, peindre. Surtout, il a le don de feindre. Il vous ferait croire n’importe quoi. Après tout, mentir pour sauver sa peau n’est pas un mensonge. Il a été de toutes les guerres, de toutes les avanies. Oui, il est prêt. Qu’on l’appelle. Ses bagages sont bouclés. Son bien est pitoyable. En une seconde, il saurait être au bout du monde. Mais aucune voix, non, aucun signe. Qu’il reste dans son désert, qu’il y meurt ! Oui, cette voix, il l’entend depuis toujours. C’est sa voix, la sienne, celle qu’il est allé quérir dans l’illusion des mots, dans les songes des phrases rêvées, celle qui l’a si souvent terrassé. Sa voix de chien, de loup, de mendiant. Ils ne veulent pas d’elle ici. Ils l’ont chassée. Ils ne veulent plus l’entendre sur le rafiot. Qu’elle rejoigne les Grands Fonds. Qu’elle coule, qu’elle se noie ! Il est parti, contre son gré. Il est allé voir du côté de la mer puis des fleuves puis des déserts. Ce n’était guère mieux, plus propice à ce qu’il recherchait ne sachant pas vraiment ce qu’il recherchait. Une cabane ? Un ermitage ? Quatre murs où s’endormir, laisser courir les songes ?Une autre allure lui permettant d’entrer dans le monde. Non, il ne savait pas. Il n’avait aucune idée de ce qu’il souhaitait vraiment. La paix, le silence, la nuit sous un ciel souverain ? Son ignorance l’accablait, lui voilait les yeux. N’avait-il pas toujours marché en aveugle ? Allait-il perdre en chemin ses dernières forces, celles qui le maintenaient debout contre vents et marées ? Parfois quelqu’un le rejoint dans son désert, lui demande instamment de donner le change, de produire un travail à leur convenance, de jouer vraiment le jeu puisque le jeu, paraît-il, en vaudrait la chandelle. Mais il ne peut pas quitter ce désert. Il a tenté, autrefois, lors de jours plus cléments. Il s’est avancé un peu sur le même chemin, avec eux. Il a échangé quelques mots. On lui a même donné un peu d’argent pour des travaux de pacotille. Il s’est astreint à marcher vers un peu de lumière. Mais il n’a pas su aller plus loin. Il s’est effondré, il a pris peur, il a jeté un regard d’effroi et il a fui. Ils ne lui ont jamais pardonné. Jamais. Pourtant, il n’a fait que retourner dans son coin, dans ce lieu du dedans où il bataille ferme sans déranger personne. Il est retourné parmi les arbres sachant que là-bas, non plus, il n’était pas certain de trouver un abri. Il y avait là des morts, étendus sous les pierres, du silence et aucune voix humaine. Aucune voix. Comme à l’instant du départ, quand l’on est seul, couché sur les dalles d’une maison, dans un village d’où ressurgissent les danses de l’enfance. L’été est au sommet. Les rires courent par les ruelles. Le soir, des lampes brillent derrière les vitres. Des visages cherchent à revoir son visage absent. La maison est silencieuse. Il entend même le silence des étables. Il revoit les nuits de neige, la douceur véritable de la neige dans la nuit. Il revoit le jaune des étoiles dans la clarté un peu sombre du ciel, les formes noires des silhouettes qui allaient et venaient, poussant une bête, tenant la main d’un enfant, traînant le poids d’un outil. C’était le vacarme des siècles, ce léger bruit des fontaines. Un choc émouvant et furtif. Toujours, il a voulu partir, prendre le large, s’embarquer. Mais aussitôt à l’étranger, il revenait rejoindre son trou, sa halte, ses vaines histoires de petits carnets, son lot d’incertitudes, il revenait vivre sa vie tout ordinaire et criait aux biographes : " Passez votre chemin, passez votre chemin " Rien à se mettre sous la dent, ici. Pas de spectacle. On lui réclamait des événements à cor et à cri, on le suppliait de réciter des scandales, de venir faire le beau sous les lampions. C’est la tradition de ce pays, une très vieille coutume. Alors, il creusait beaucoup plus loin, plus profond son terrier. Il en avait soupé de toutes leurs grimaces. Qu’on le laisse dans son désastre, qu’on ne veuille pas à tout prix l’en retirer. De temps en temps, dans sa vie, une main. Une main explosive, fraternelle. Un beau regard, l’étincelle d’une pensée, d’un accord. Ou simplement la bonté d’un arbre, d’une fleur, d’une herbe sauvage, d’un caillou. Oui, la nature l’entourant semblait orienter la lumière sur les vignes du pays où il vivait. En somme, c’était presque le paradis, le silence absolu. Merveille pour qui, comme lui, connaîtra ce jour où la plénitude est sur toutes choses quand l’on sait se tenir, invisible, invisible dans le monde. Sa vie, c’est un pont entre le livre et le désert. Il ignore d’où proviennent ces sources qui l’accablent et l’enchantent. Il y a là, vraisemblablement, quelque chose d’insensé, un souffle qui le galvanise, s’adressant à lui pour qu’il se remette en route, quitte un peu son terrier en dépit de tous ceux qui montent la garde alentour et qui hurlent leurs ordres du haut de leurs tourelles, prodiguant leurs invectives. Qu’ils relâchent un tant soit peu leur surveillance et il s’élance vers l’inconnu, sachant pertinemment que dans les longs voyages, les grandes aventures sont infimes. L’image la plus notoire : dormir, la nuit, sous les étoiles. Contempler un couchant. D’une terrasse, à l’aube, regarder se lever le soleil contre les falaises, boire un café chaud dans le sommeil d’un village de brousse, s’enrichir des premiers bruits, des premières voix d’enfants. Il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser. La nuit, il allume une lampe et, au bord du fleuve, monte cette odeur de pétrole nauséabonde. Il brûle un peu d’encens afin de la chasser, d’éloigner les moustiques, de protéger ses songes. Il entend le frôlement des animaux domestiques engloutis dans les eaux jusqu’au poitrail. Une odeur de mort, de pourriture, d’excréments vient parfois jusqu’à lui, portée par la brise qui naît près du rivage. De la natte où il est allongé, il aperçoit la nuit du fleuve. Il surprend même le chant de voix mais ne distingue aucune silhouette. Il vit dans cette maison, plutôt une cabane, louée depuis peu. Entre le désert et le monde des hommes. Elle est meublée de rien, d’une lampe fabriquée en Chine, de rares ustensiles, d’une épaisse couverture en prévision des froids à venir, d’un évier de pierre que l’on a porté là, vestige des Temps anciens où les hommes savaient encore marcher dans les blés, sur les crêtes, suivant leurs troupeaux au gré des sentiers. Du thé en abondance. De rares conversations. Des repas pris dans des gargotes où des adolescents grillent du poisson, éteignent les feux sous leurs talons, chantent le peu qui est toute leur gloire. Parfois, une barque l’emmène vers les endroits les plus silencieux, les plus reculés, là-bas, vers la citadelle en ruines qui domine le fleuve, vers ce pont en planches surveillé par des chiens. Il longe des rivages de roseaux, voit disparaître la lune encore blanche. Il est debout avec le matin et c’est un vrai bonheur. Aux heures les plus chaudes, il s’installe sous la tonnelle créée par une vigne et étale là, sur la terre, les pages emportées avec lui. Plus rien ne bouge sauf la lumière sur le seuil de la maison, entre les branches des arbres rares, sur les eaux glissant vers la Mésopotamie de notre époque. Dans le voyage, on ne possède rien. On est dépossédés. Dans un jardin, dans un lieu immobile, on semble tenir les rênes puisque affluent d’un seul bond toutes les images, tous les souvenirs. Est-ce cela le privilège du sédentaire, de celui qui, immobile, ne sait qu’accueillir l’attente, toutes les heures du jour en contemplant simplement la lumière descendre sur sa maison ? Il a voulu, non pas se jeter dans l’abîme, mais y vivre, en toucher les braises sans quoi l’essentiel n’eût pu être de mise. Aujourd’hui encore, il n’est pas remonté du ravin, il marche dans les ronces, doit écarter les branches car il recherche plus que jamais la clairière où il espère trouver la paix. Pourquoi n’avoir choisi la plaine d’où ils s’élancent tous, si sûrs de leurs destins, coureurs infatigables ? Il est né terrassé, muni de bras ballants, de faibles convictions. Il n’a jamais aimé que le soleil, ayant peu de goûts pour leurs travaux de forçats. Aujourd’hui, sans aucun doute, il paie durement son manque de talent. Désormais, il ne va plus très loin cueillir dans l’espace ses très minces espoirs. Cette cabane de pierre lui suffit mais comment la dire, la relater, la peindre, la raconter, la faire entrer dans le mouvement des choses afin qu’aucun regard ne puisse la reconnaître tant il est bon d’être seul, inondé par la lumière des arbres. Immobile, il le sait, il trouvera un jour son tam-tam ou, à force de se taire, il gèlera sur place. Ce sont les fausses notes qui donnent les notes justes, la maladresse qui contient l’habileté, la mauvaise voix qui apporte le ton clair. On naît tous cadenassés. Vivre consiste à faire sauter les chaînes. Il ne doit plus négliger mais prendre grand soin de son abîme, éviter d’emprunter leurs vieux mots, leurs sentes de chevaux fourbus. Retenir la vague dans sa main, voilà peut-être son épreuve. Nul besoin donc d’emplir, d’accroître, d’amasser. Non, au contraire, se délester, se mettre à nu et surtout ne pas arborer le visage du vainqueur qu’ils promènent tous comme un masque. Il est d’un règne fragile, d’une région où ils ne pourront accoster. Il est seul mais sain et sauf. Sauvé. Car il s’est dessaisi de lui-même. Voilà la grande affaire. La seule : n’être plus personne. Comme cette herbe, là, qui ploie sous le vent ou cette barque qui va si lentement ou ce sang qui bat si fort dans les artères. Etre de cette patrie intérieure dont les frontières sont effacées. Le voyage m’écrit, pense-t-il parfois. Ou, le voyage n’est que le moteur. Pareilles phrases qui encombrent, comment s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, les jeter aux orties, ne plus les entendre dans la chambre silencieuse ? Il n’y a pas de remèdes à ce genre d’intempéries. Il a tout essayé, utilisé les moyens les plus invraisemblables. La petite voix n’a jamais cessé ses assauts. Jamais. Au lieu de s’effacer, le désert s’est accru et le SILENCE, il vous le dit, n’est qu’une illusion, un très sombre mirage. Dans de nombreux pays, il n’a jamais vu que le ciel. Etranges pays ! Pas de quoi écrire son journal, raconter son périple, rameuter des cohortes ! Il a levé les yeux. C’est tout. Il ne se souvient de rien. Il a vu la mer, du sable, des oasis et des routes, des routes à n’en plus finir. Quelques ricochets, ici ou là, qui ont échoué au fond de sa poitrine. Rien de plus. Au retour, on ne lui a rien demandé, ni ses papiers, ni son sentiment. D’ailleurs, il n’a jamais eu de compte à rendre à personne. Jamais. Il a joué toutes les cartes à sa manière. Dans les villes, on ne l’a pas vu. Dans les villages, il ne promenait guère sa solitude. Beaucoup sont passés près de lui sans le savoir. Il voyageait pour entendre enfin le Grand silence. Ca l’a tenu toute une vie cette affaire-là, cette étrange aventure. Peine perdue. Il ne fut jamais vraiment dans le voyage, la tête toujours restée en arrière ou en dedans. Il ne sait plus très bien. La tête, quelque part, loin de lui, la tête retenue par les soucis, les sales histoires de tout un chacun. La tête, ah la tête, lui qui ne croyait avoir qu’un corps ! Qu’a-t-il donc inventé de si neuf du fond de sa nuit ? Il a échappé, peut-être, au mauvais sort, mais même cela n’est pas certitude . En tout cas, rien n’a valu cette épreuve. Rien d’autre ne la surpassera jamais. Bien sûr, il n’a pas atteint la clairière. Il vit toujours dans la même cabane. Il n’a avancé que de quelques pouces, au-delà des dunes, mais qu’importe. Qu’importe. Il n’a pas à rougir de ses replis. Il ne dérange personne. Il va à son rythme, lentement, lentement. Ils ne vont tout de même pas lui reprocher son RYTHME, son RYTHME. Ils ne vont pas oser. Ils ont tant à faire dans le monde, tant de choses à régler, tant de morts à glisser sous les pierres, tant d’humains à détruire., tant de désastres à commenter, tant de beautés à ternir. Pourquoi, soudain, s’occuperaient-ils de lui dont le seul crime est de murmurer ses abstractions. Non, les hommes ont d’autres occupations. Ils ne prendront même pas la peine de venir jusqu’ici, de lui toucher le pouls. En toute quiétude, il peut continuer à errer dans ce désert. Il peut poser son arc et ses flèches, mettre la barque au sec, remiser ses soucis, contempler le fleuve de la maison qu’il s’est bâtie quelque part dans le monde. On ne sait même plus qu’il est encore vivant. C’est sa très grande joie. On ne sait même plus qu’il est là, aux aguets, invisible, tout vibrant de lumière. |