Michèle Sales, depuis de nombreuses années vous
êtes en contact avec le milieu pénitentiaire, particulièrement
dans le domaine culturel, quels sont les chemins qui vous ont menée
à " La Grande Maison "?
La Grande Maison est le livre de mes chemins. " J’écris
pour me parcourir " dit Michaux. On ne cesse pas de se parcourir
quand on affronte dans son métier des gens qui semblent être
arrivés au bout d’un chemin. Longtemps j’ai vécu
ces rencontres avec la prison avec la sensation que là était
le bout. Le bout d’un chemin, l’impasse de vies qui se cassent.
Moi, pour aller dans les prisons, je parcourais les routes d’Aquitaine,
non pas comme on se promène, légèrement, mais comme
si les routes aboutissaient toutes à des murs. Je refaisais à
chaque fois les trajets sachant que je n’y étais pas libre,
que les murs attendaient.
J’apportais un peu l’extérieur, mais surtout je repartais
chargée de l’intérieur. Je n’étais
pas seule. D’autres avaient fait ces chemins et jour après
jour je leur racontais ce que j’avais vu, entendu, senti. Tout
cela se transformait en mots, les mots en phrases, les phrases en textes
écrits. Les chemins ont fini par se rejoindre, et prendre un
sens.
Pourquoi cette attirance pour ce milieu et quel intérêt
en retirez-vous en tant que jeune auteur ?
Quelle attirance ? Voilà bien une question que je rejette.
Il n’y a rien d’autre que l’opportunité d’exercer
mon métier de bibliothécaire d’une façon
différente, créative, nouvelle. Pas de fantasmes préalables,
pas de crime caché, pas de rachat, pas d’utopie.
Mais une volonté, oui, une affirmation d’ordre politique,
d’aller les yeux ouverts là ou une société
va enfouir ce qu’elle ne veut pas voir, et ne pas savoir d’elle
même.
L’intérêt pour l’auteur devenu a été
d’être confronté physiquement à cette réalité.
Vous venez de publier un livre " La grande maison "
où l’action se situe dans une prison. Est-ce un message
?
Sérieusement, si on travaille depuis 10 ans dans les
prisons, et qu’on écrit un livre qui parle de la prison
c’est sans doute qu’on a des choses à en dire. Mais
beaucoup de gens l’ont déjà fait. Mon intention
n’est pas que ce livre " serve ". Je n’ai personne
à dénoncer, personne à édifier, pas de bilan
à faire. Je laisse à chaque lecteur la possibilité
de s’approprier des images, des situations, des impressions. Rendre
ces choses visibles, si l’écriture peut servir à
cela. A chacun ensuite de se poser des questions, et de regarder avec
des yeux avertis ce que notre société propose comme solution
universelle à tout ce qui la dérange.
Comment et d’après quels exemples ou points de
vue avez-vous intégré le personnel de détention
à votre fiction ?
J’ai rencontré en prison des surveillants, des
directeurs, des travailleurs sociaux. Je respecte ces gens qui exercent
une fonction particulièrement difficile que nous tous, citoyens
français, leur avons confié. Ils sont nombreux et différents
les uns des autres. Leurs missions sont multiples et difficiles, les
moyens qu’ils ont pour les exercer insuffisants. Ceux qui apparaissent
dans mon livre ne sont ni meilleurs ni pire que d’autres. Ils
subissent un système, un règlement, la pesanteur des architectures.
Je crois qu’ils ont au fond d’eux ce sentiment de l’absurde
qu’on leur fait vivre au quotidien. Certains se battent, d’autres
se protègent, certains réagissent avec violence, d’autres
avec infiniment d’humanité.
Il existe dans les prisons des bibliothèques, des ateliers
d’écriture, des activités culturelles. La situation
est-elle idéale?
Tout cela existe, régulièrement ou ponctuellement.
Quel serait l’idéal ? Après des années de
pratique en Aquitaine il me semble que la seule chose qui en vaille
vraiment la peine, celle dont on prépare ainsi l’éventuel
surgissement c’est la rencontre entre des personnes et la rencontre
avec l’art. Mais cela ne peut arriver qu’en multipliant
les occasions, en explorant les divers champs artistiques, en combinant
les ateliers de pratique qui permettent les rencontres avec la diffusion
de spectacles de qualité, en n’ayant aucun à priori
sur ce qui est susceptible de " marcher " ou non, et plus
encore en faisant confiance aux artistes qui ont une démarche
exigeante.
Si non, quels sont selon vous les efforts à faire dans
ce domaine ?
Des budgets, des salles, une volonté politiquement
affirmée par les ministères concernés, suivie par
des effets concrets sur tout le territoire, une formation obligatoire
du personnel pénitentiaire sur l’intérêt des
entrées culturelles dans les prisons. Les textes existent, leur
mise en application reste aléatoire.
Selon vous et d’après votre expérience,
qu’apporte la lecture et à fortiori l’écriture
à un individu en enfermement?
Jean-Michel Maulpoix dit qu’écrire c’est
aggraver, aller plus durement dans le mal, mais pour mieux se reconstruire.
Ceux qui acceptent cet enjeu et qui y sont accompagnés par un
auteur ayant lui même expérimenté cela sont en chemin
vers la reconquête d’eux-mêmes. D’emblée
la prison exclut et rejette toute forme trop mièvre de ces expériences.
Ce compagnonnage existe aussi bien dans l’atelier d’écriture
que dans la lecture. Lire c’est une rencontre. Ceux qui sont derrière
les murs, et ceux qui vivent toutes sortes d’enfermement sont
avides de rencontres. J’ai vu en prison de vrais lecteurs, de
ceux qui prennent le temps de se poser des questions, de se laisser
étonner, qui veulent savoir pourquoi, et comment, qui prennent
fait et cause pour des personnages, qui s’identifient, qui vivent
vraiment un livre. D’autres, infiniment plus nombreux, ne fréquentent
les bibliothèques que comme un lieu convivial, l’occasion
de se parler, de se tenir au courant de l’actualité. Dans
tous les cas c’est la parole, ce sont les mots qui circulent.
Vous faites partie de l’équipe " remue.net
" qui défend la lecture et l’écriture votre
engagement se poursuit auprès du grand public pourquoi ?
Remue.net est le site littéraire qui a été
créé par François Bon il y a quelques années.
Ce site s’est beaucoup développé et est maintenant
géré par une association. Il est régulièrement
alimenté par une équipe de quelques personnes, qui chacune
dans son domaine, propose des informations, des textes, des liens avec
d’autres sites littéraires. En même temps ce site
est un laboratoire des écritures contemporaines grâce à
la revue en ligne actuellement bimestrielle. Une autre de ses caractéristique
est de faire une part importante aux ateliers d’écriture.
Je fais partie de cette équipe par amitié, par fidélité,
et aussi parce qu’il me semble que la posture est juste : être
au carrefour de ce qui se fait de meilleur en littérature et
en proximité totale avec les jeunes qui écrivent dans
les ateliers, savoir reconnaître ce que nous devons aux écrivains
qui nous ont précédé et s’ouvrir sur des
expérimentations de la langue, utiliser la technologie Internet
capable du pire pour en faire du meilleur. Je suis très fière
de faire partie de l’équipe de ce site, et souvent étonnée
que mes collègues des bibliothèques l’ignorent ou
l’utilisent peu.
Avez-vous un exemple particulièrement fort vécu
lors de vos actions dans le milieu carcéral ?
Beaucoup de moments forts, bien sûr. Mais celui-ci,
très récent. Dans une bibliothèque de prison un
débat a été organisé avec un philosophe
sur ce qu’est l’imaginaire. Autour de nous une exposition
de photographies, le résultat d’un atelier mené
très récemment dans cette même maison d’arrêt
par un jeune artiste photographe. C’est très beau, très
étrange. Une trentaine de détenus sont là pour
le débat, dont ceux qui ont fait les photos. Un jeune garçon
prend la parole. Pour lui tout ça ne veut rien dire, c’est
bidon, il prend comme exemple ces photos – un triptyque - qui
représentent une main qui tient un œuf. La main se serrer,
puis s’ouvrir, et puis l’œuf est à peine soutenu
du bout des doigts. Il parle de ça au tout premier degré,
mais l’auteur de la photo est là et il explique, l’œuf,
la vie possible, écrasée, puis la main qui s’ouvre,
puis l’œuf presque seul. Et peu à peu la discussion
s’engage, imagination, imaginaire, symbolique, se représenter
le monde, se représenter à soi-même sa place dans
le monde. Le philosophe parle très peu, mais eux d’abondance,
on a ouvert une porte, une brèche pour l’imaginaire. Et
même ceux qui n’ont rien dit, qui peu à peu se sont
rapprochés du cercle des chaises et partagent maintenant les
chocolats et les gâteaux, parlent entre eux des photos. Il y a
dans la bibliothèque un air de fête, ce qui est partagé
c’est une émotion nouvelle, un éveil, une naissance.
On fête la naissance d’un jeune homme à l’imaginaire.