Michèle Sales / "aller plus durement dans le mal, mais pour mieux se reconstruire..."
à propos de l'écriture en milieu pénitentiaire

Michèle Sales, pour la Coopération des Bibliothèques en Aquitaine, coordonne l'action culturelle dans les établissements pénitentiaires de sa région. Elle a publié aux éditions du Rouergue en 2001 "La Grande Maison", récit lié à ces expériences. Elle est membre du comité de rédaction de remue.net .

en collaboration avec Contrepoint(s), dont on trouvera dans le n° 9 (octobre 2002), un dossier sur l'action culturelle en milieu pénitentiaire
lire le sommaire complet - et le texte de Jean-Paul Michallet : "Toujours les mêmes questions"

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Michèle Sales, depuis de nombreuses années vous êtes en contact avec le milieu pénitentiaire, particulièrement dans le domaine culturel, quels sont les chemins qui vous ont menée à " La Grande Maison "?
La Grande Maison est le livre de mes chemins. " J’écris pour me parcourir " dit Michaux. On ne cesse pas de se parcourir quand on affronte dans son métier des gens qui semblent être arrivés au bout d’un chemin. Longtemps j’ai vécu ces rencontres avec la prison avec la sensation que là était le bout. Le bout d’un chemin, l’impasse de vies qui se cassent. Moi, pour aller dans les prisons, je parcourais les routes d’Aquitaine, non pas comme on se promène, légèrement, mais comme si les routes aboutissaient toutes à des murs. Je refaisais à chaque fois les trajets sachant que je n’y étais pas libre, que les murs attendaient.
J’apportais un peu l’extérieur, mais surtout je repartais chargée de l’intérieur. Je n’étais pas seule. D’autres avaient fait ces chemins et jour après jour je leur racontais ce que j’avais vu, entendu, senti. Tout cela se transformait en mots, les mots en phrases, les phrases en textes écrits. Les chemins ont fini par se rejoindre, et prendre un sens.

Pourquoi cette attirance pour ce milieu et quel intérêt en retirez-vous en tant que jeune auteur ?
Quelle attirance ? Voilà bien une question que je rejette. Il n’y a rien d’autre que l’opportunité d’exercer mon métier de bibliothécaire d’une façon différente, créative, nouvelle. Pas de fantasmes préalables, pas de crime caché, pas de rachat, pas d’utopie.
Mais une volonté, oui, une affirmation d’ordre politique, d’aller les yeux ouverts là ou une société va enfouir ce qu’elle ne veut pas voir, et ne pas savoir d’elle même.
L’intérêt pour l’auteur devenu a été d’être confronté physiquement à cette réalité.

Vous venez de publier un livre " La grande maison " où l’action se situe dans une prison. Est-ce un message ?
Sérieusement, si on travaille depuis 10 ans dans les prisons, et qu’on écrit un livre qui parle de la prison c’est sans doute qu’on a des choses à en dire. Mais beaucoup de gens l’ont déjà fait. Mon intention n’est pas que ce livre " serve ". Je n’ai personne à dénoncer, personne à édifier, pas de bilan à faire. Je laisse à chaque lecteur la possibilité de s’approprier des images, des situations, des impressions. Rendre ces choses visibles, si l’écriture peut servir à cela. A chacun ensuite de se poser des questions, et de regarder avec des yeux avertis ce que notre société propose comme solution universelle à tout ce qui la dérange.

Comment et d’après quels exemples ou points de vue avez-vous intégré le personnel de détention à votre fiction ?
J’ai rencontré en prison des surveillants, des directeurs, des travailleurs sociaux. Je respecte ces gens qui exercent une fonction particulièrement difficile que nous tous, citoyens français, leur avons confié. Ils sont nombreux et différents les uns des autres. Leurs missions sont multiples et difficiles, les moyens qu’ils ont pour les exercer insuffisants. Ceux qui apparaissent dans mon livre ne sont ni meilleurs ni pire que d’autres. Ils subissent un système, un règlement, la pesanteur des architectures. Je crois qu’ils ont au fond d’eux ce sentiment de l’absurde qu’on leur fait vivre au quotidien. Certains se battent, d’autres se protègent, certains réagissent avec violence, d’autres avec infiniment d’humanité.

Il existe dans les prisons des bibliothèques, des ateliers d’écriture, des activités culturelles. La situation est-elle idéale?
Tout cela existe, régulièrement ou ponctuellement. Quel serait l’idéal ? Après des années de pratique en Aquitaine il me semble que la seule chose qui en vaille vraiment la peine, celle dont on prépare ainsi l’éventuel surgissement c’est la rencontre entre des personnes et la rencontre avec l’art. Mais cela ne peut arriver qu’en multipliant les occasions, en explorant les divers champs artistiques, en combinant les ateliers de pratique qui permettent les rencontres avec la diffusion de spectacles de qualité, en n’ayant aucun à priori sur ce qui est susceptible de " marcher " ou non, et plus encore en faisant confiance aux artistes qui ont une démarche exigeante.

Si non, quels sont selon vous les efforts à faire dans ce domaine ?
Des budgets, des salles, une volonté politiquement affirmée par les ministères concernés, suivie par des effets concrets sur tout le territoire, une formation obligatoire du personnel pénitentiaire sur l’intérêt des entrées culturelles dans les prisons. Les textes existent, leur mise en application reste aléatoire.

Selon vous et d’après votre expérience, qu’apporte la lecture et à fortiori l’écriture à un individu en enfermement?
Jean-Michel Maulpoix dit qu’écrire c’est aggraver, aller plus durement dans le mal, mais pour mieux se reconstruire. Ceux qui acceptent cet enjeu et qui y sont accompagnés par un auteur ayant lui même expérimenté cela sont en chemin vers la reconquête d’eux-mêmes. D’emblée la prison exclut et rejette toute forme trop mièvre de ces expériences.
Ce compagnonnage existe aussi bien dans l’atelier d’écriture que dans la lecture. Lire c’est une rencontre. Ceux qui sont derrière les murs, et ceux qui vivent toutes sortes d’enfermement sont avides de rencontres. J’ai vu en prison de vrais lecteurs, de ceux qui prennent le temps de se poser des questions, de se laisser étonner, qui veulent savoir pourquoi, et comment, qui prennent fait et cause pour des personnages, qui s’identifient, qui vivent vraiment un livre. D’autres, infiniment plus nombreux, ne fréquentent les bibliothèques que comme un lieu convivial, l’occasion de se parler, de se tenir au courant de l’actualité. Dans tous les cas c’est la parole, ce sont les mots qui circulent.

Vous faites partie de l’équipe " remue.net " qui défend la lecture et l’écriture votre engagement se poursuit auprès du grand public pourquoi ?
Remue.net est le site littéraire qui a été créé par François Bon il y a quelques années. Ce site s’est beaucoup développé et est maintenant géré par une association. Il est régulièrement alimenté par une équipe de quelques personnes, qui chacune dans son domaine, propose des informations, des textes, des liens avec d’autres sites littéraires. En même temps ce site est un laboratoire des écritures contemporaines grâce à la revue en ligne actuellement bimestrielle. Une autre de ses caractéristique est de faire une part importante aux ateliers d’écriture.
Je fais partie de cette équipe par amitié, par fidélité, et aussi parce qu’il me semble que la posture est juste : être au carrefour de ce qui se fait de meilleur en littérature et en proximité totale avec les jeunes qui écrivent dans les ateliers, savoir reconnaître ce que nous devons aux écrivains qui nous ont précédé et s’ouvrir sur des expérimentations de la langue, utiliser la technologie Internet capable du pire pour en faire du meilleur. Je suis très fière de faire partie de l’équipe de ce site, et souvent étonnée que mes collègues des bibliothèques l’ignorent ou l’utilisent peu.

Avez-vous un exemple particulièrement fort vécu lors de vos actions dans le milieu carcéral ?
Beaucoup de moments forts, bien sûr. Mais celui-ci, très récent. Dans une bibliothèque de prison un débat a été organisé avec un philosophe sur ce qu’est l’imaginaire. Autour de nous une exposition de photographies, le résultat d’un atelier mené très récemment dans cette même maison d’arrêt par un jeune artiste photographe. C’est très beau, très étrange. Une trentaine de détenus sont là pour le débat, dont ceux qui ont fait les photos. Un jeune garçon prend la parole. Pour lui tout ça ne veut rien dire, c’est bidon, il prend comme exemple ces photos – un triptyque - qui représentent une main qui tient un œuf. La main se serrer, puis s’ouvrir, et puis l’œuf est à peine soutenu du bout des doigts. Il parle de ça au tout premier degré, mais l’auteur de la photo est là et il explique, l’œuf, la vie possible, écrasée, puis la main qui s’ouvre, puis l’œuf presque seul. Et peu à peu la discussion s’engage, imagination, imaginaire, symbolique, se représenter le monde, se représenter à soi-même sa place dans le monde. Le philosophe parle très peu, mais eux d’abondance, on a ouvert une porte, une brèche pour l’imaginaire. Et même ceux qui n’ont rien dit, qui peu à peu se sont rapprochés du cercle des chaises et partagent maintenant les chocolats et les gâteaux, parlent entre eux des photos. Il y a dans la bibliothèque un air de fête, ce qui est partagé c’est une émotion nouvelle, un éveil, une naissance. On fête la naissance d’un jeune homme à l’imaginaire.