Un homme. Un homme grand,
vu de dos. Il marche dans Paris. La nuit, une rue noire. Déserte.
Les pierres luisent sous ses pieds. Il ne pleut plus. Ses cheveux ne sont
pas mouillés. Il marche. Il marche comme un marcheur marche pour
marcher. Il porte un grand manteau noir. La rue pourrait être une
rue au-delà des Halles. Derrière. Une rue étroite
et courbe. Une rue, quoi. Il marche comme marchent ceux qui marchent pour
marcher. Ni vite ni lentement. La tête un peu penchée, les
épaules légèrement voûtées, on pourrait
croire qu’il pense. Les mains dans les poches du manteau. Parfois
elles bougent, alors les poches se soulèvent. A droite, à
gauche. Il ne fait pas de bruit. Il marche comme glissant. Il ne fait
aucun effort pour marcher silencieusement. Les épaules du manteau
sont larges. Peut-être un peu trop grandes. Peut-être pas.
Le tissu est de laine épaisse. Il a dû être beau. Il
tombe jusqu’aux chevilles. Les cheveux noirs, aussi. Sur la nuque,
ombre, des boucles. Personne d’autre. Silence. L’homme marche
au milieu de la rue. Simplement. La poche de droite s’écarte
du corps. Sort une main. La main porte une cigarette à la bouche.
Elle est plus fine qu’on ne l’aurait cru. Les doigts nerveux.
Les phalanges rosées. Le dos de la main est large pourtant. Il
s’arrête et baisse la tête. La main gauche abrite la
flamme. Ce serait le moment de voir enfin son visage. (Tu ne sais rien
de lui.)
(Ce que tu sais vaut-il d’être
dit ? C’est une vieille histoire qui rôde. Dans ta tête.
Rien de plus qu’un nom, une date. Même pas une date encore,
une année. Un fleuve. Depuis plusieurs années déjà
tu crois que tu as quelque chose à en faire, de cette histoire.
Mais il n’y a pas encore d’histoire. C’est un homme
que tu ne connais pas mais que d’autres ont connu. Dois-tu déjà
dire qu’il est mort ou seulement attendre ? Attendre le moment
de dire sa mort. Pour qu’ils aient quelque chose à attendre ?
Qui ? Les autres. Tu sais bien. Oui. Alors ne le dis pas. Essaie
de dire avant plutôt. Avant la mort essaie de dire la vie. Sa vie
à lui. Que tu ne connais pas. Que tu n’as pas connu. Tu aurais
pu pourtant. Il marchait dans Paris. Tu as marché dans Paris aussi.
Vous auriez pu vous croiser. Vous vous êtes peut-être croisés.
Tu ne l’as pas reconnu et qui t’en voudrait ? Tu ne le
connaissais pas. Tu ne sais rien de lui. Tu veux l’écrire
pourtant. Tu veux l’écrire et écrivant tu espères
apprendre ce que tu sais de lui. Mais lui que savait-il de toi ?
Rien et pourtant. Cela aussi tu voudrais l’écrire. Pour l’instant
tu as un petit peu peur. Même de vouloir, tu as un peu peur. Même
de dire tout de suite, maintenant, le peu que tu sais de lui tu as un
peu peur. Après. Pour après tu as peur. Que ce soit fini
en quinze lignes et qu’il ne reste rien. Et qu’eux, après
ces quinze lignes, sentent que tu es épuisée. A quel point
tu as épuisé ton sujet. Voulant qu’il dure parce que
tu savais, le temps, la part nécessaire du temps, pour habiter
le sujet, pour que lui prenne possession de toi, lentement, pour que toi
à chaque moment du jour, de la nuit, tu sois prête, et l’attendes,
et l’accueilles. Et à l’instant où tout ceci
commence, à l’instant où tu écris ces lignes,
un samedi d’hiver, avec le froid et le soleil dehors, et un homme
qui pend son linge à la fenêtre au-delà de ton épaule
gauche, à l’instant même tu penses que l’attente
commence, voilà, ça commence maintenant, l’attente
de l’homme et du livre de l’homme.)
Mais peut-être la flamme est-elle
trop mince, le mouvement trop rapide. Le visage reste dans le noir de
la rue. L’homme recommence à marcher. Il fume. La main gauche
est retombée dans la poche, recouvrant le livre qui dépasse.
Une tache blanche. La rue débouche sur un grand boulevard. L’homme
tourne à gauche, sans hésiter, marchant toujours du pas
simple des hommes que ne dirige aucun rendez-vous.
(Comme si c’était la seule
chose que tu puisses savoir de lui, commençant. Savoir de lui qu’il
marche. Qu’il fait nuit. Qu’il est seul. Savoir qu’il
est de dos. Seulement visible de dos et ainsi, l’ombre, et dans
l’ombre de ce qui n’est pas encore visible toute la beauté
que tu aimes, que tu rêves peut-être, celle des hommes bruns.)
(Alors est-ce bien pour attendre, l'attendre
lui, une parole sur lui à donner, que tu ouvres ces parenthèses ?
On dirait, oui, que ce sont des draps que tu écartes, où
tu te glisses, t’enveloppes, te caches, te réchauffes, ta
voix, ta voix que tu réchauffes en retrait, que plus tard tu voudras
supprimer peut-être, pour qu’il ne reste rien d’autre
ici que la silhouette noire, et ce que d’elle tu auras su dire.)
(Mais ce noir, noir de la rue et des pavés
luisants, noirs des cheveux, du manteau, des sourcils sûrement si
tu avais pu voir, est-ce bien normal, tout ce noir, la première
chose qui te vient, maintenant, juste quand ça commence ?)
Il fume, marchant, la cigarette tenue
entre l’index et le pouce. Quand il n’aspire pas la main droite
retombe le long du corps. Les doigts de la main gauche tambourinent machinalement
au fond de la poche, contre le livre blanc. Lorsque la cigarette est finie
il ne la jette pas au loin, entre les voitures garées. Il écarte
seulement les doigts, et la main qui retombe regagne la poche. A présent
il boirait bien quelque chose de chaud, quelque chose de fort aussi.
(Tu ne sais même pas à quel
moment de l’histoire tu commences à suivre cet homme. Ni
s’il est jeune encore, ou plus du tout. Tu ne sais pas si le livre
au fond de la poche est vraiment le premier. Tu ne sais pas quelle langue
parle cet homme. Peut-être devrais-tu le suivre à la fin.
Le dernier jour. Un jour dont tu ignores encore la date précise
mais tu la chercheras. Bientôt. Car bientôt tu devras chercher.
Tu n’en as pas encore envie. Tu veux voir cet homme dans le vide
de tout ce que tu ignores de lui. Ce dernier jour. Un jour de l’année
1994. A la fin de l’hiver, c’est ce que tu imagines en tout
cas. Et ce jour-là il te faudra chercher, aussi, bien sûr,
ce que tu faisais, toi, dans les rues de Paris peut-être. Ce que
tu faisais toi de ta vie le jour de sa mort. )
Suivant le grand boulevard, au loin une
place ronde, déserte, et sans rien qui l'attire. Alors tournant
à gauche, sans regarder le nom de la rue, mais cette enseigne,
le vieux bistrot et sa porte de bois. Elle racle. L'homme tire. Sur un
canapé de velours usé le vieil épagneul lève
à peine la tête. L'homme s'assoit à la table face
au chien et attend.
(Mais tu sais qu'il ne faut pas commencer
déjà, pas commencer par la fin, ce jour de l'année
1994 dont tu ne sais rien. Il te faudrait d'abord le visage et la langue,
les bribes d'origine, il te faudrait l'exil et l'amour, le premier livre.)
..........................................(Tu
traces des lignes blanches, ces pointillés où tu inscriras
ton héros lorsque tu auras trouvé la matière, les
vêtements qui furent les siens. Tu iras à la Bibliothèque
Nationale creuser dans les livres. Tu rêves aussi d'un voyage en
train, vers le pays de cet homme, son pays de naissance. Tu t'imagines
déjà, un carnet à la main, traçant les paysages,
notant quelques mots étrangers. Tu sais que tu liras ses livres
doucement, les livres minces à couverture blanche, tu liras ceux
que tu as déjà lus, et tu liras les autres, et tu les liras
tous, et peut-être penses-tu déjà à un ordre
qu'il faudrait inventer. )
Il sort de sa poche le livre, le pose sur la table, ne l'ouvre pas. Le
chien somnole près du radiateur et l'homme l'envie. Il commande
un verre de vin.
(Non ce n'est pas le jour de sa mort. Non ce n'est pas une biographie.
Non ce n'est pas non plus un roman que tu cherches. Tu hésites.
Tu voudrais déjà des raisons. Tu voudrais déjà
un discours. Tu as lu un livre écrit par cet homme autrefois. Tu
l'as presque oublié. Tu ne pourrais pas dire que le livre t'a bouleversée.
Tu ne sais pas pourquoi l'homme est resté dans l'attente. L'homme
écrivant le livre. Tu n'es pas sûre d'avoir le droit. C'est
le mot que tu n'oses pas écrire avant d'avoir lu tous les livres,
les siens et ceux que d'autres écrivirent sur lui peut-être.
Tu cherches un droit. Tu voudrais pouvoir t'en passer. Un droit qui naîtrait
du savoir, de l'amour ou de l'admiration. Mais tu as seulement cette image
d'un homme sur un pont au-dessus de la Seine. Il fait nuit. Et le peu
que tu sais de cet homme, tu crois qu'il t'est impossible de l'écrire
déjà : son nom, l'exil en France, les titres de ses livres
et l'année de sa mort. Le lieu. Tu crois qu'écrire le peu
que tu sais serait condamner le chemin. )
.............................
(Sur le bureau de bois où te voilà écrivant : deux
livres, une chemise bleue. Et dans le premier livre cinq pages reproduisent
l'écriture manuscrite. Quelques lignes seulement à l'écriture
large, heurtée, malheureuse. Les pages du deuxième livre
ne sont pas coupées. Bientôt tu prendras un couteau. Tu sais
qu'il y aura des déchirures grossières. Tu n'aimes pas avoir
à faire ces choses. Tu n'es pas très adroite. Tu n'es pas
très patiente non plus. Déjà tu ne sais plus que
faire de cet homme assis-là, face au chien.)
Alors le chien se réveille et regarde l'homme. (Visage, description.)
(La chemise bleue presque vide, tu y as inscrit le nom de l'homme il y
a un an. Ensuite tu l'as posée sur une étagère. Tu
ne sais plus qu'elle contient un article du Monde, dix pages d'un livre
photocopié, une fiche de bibliothèque pour la communication
des documents en magasin (que tu avais remplie mais dont tu n'as pas fait
usage), une affichette annonçant une lecture de texte à
la maison de la poésie, le 20 octobre 1998 et c'est tout.)
..............................
(Dis-leur donc cette fois-là, la première fois, marchais-tu
dans les environs de Beaubourg et ne sachant que faire, avais-tu poussé
au hasard cette porte? Ou bien avais-tu retenu le lieu de cette lecture,
le lieu et l'heure, tu ne t'en souviens pas. Tu es entrée dans
le passage Molière. Tu as poussé la porte de la Maison de
la Poésie. La lecture avait lieu dans une cave sombre. L'acteur
était grand, brun, dans sa voix roulait un accent étranger,
deux projecteurs jaunes accentuaient ses grimaces. Tu n'as pas compris
chaque phrase. L'acteur semblait se jeter contre les murs de pierre. Tu
ne te souviens pas si tu l'as trouvé beau. Tu as applaudi. Tu es
sortie. Tu as monté les marches de pierre. Dans le hall quelques
livres étaient proposés à la vente. Tu as traîné.
Tu voulais voir l'acteur sortir. Tu voulais lui dire quelque chose. Tu
ne savais pas quoi. C'est une manie durable chez toi ce désir d'accoster
les hommes et d'y renoncer. Tu as acheté un livre. Il est sorti
de la cave. Il a traversé le hall très vite. Il était
seul. Il est parti comme courant. Tu ne l'as pas abordé. Tu ne
l'as pas suivi. Tu ne l'as jamais revu. Tu as imaginé qu'il était
un ami de celui dont tu parles, celui qui écrivait. Tu as imaginé
qu'ils se ressemblaient. Ils étaient du même pays. L'acteur
s'appelait Radu. Tu te souviens que tu croisais autrefois dans un bar
un homme qui portait ce prénom. De cet homme tu te rappelles le
rire, la douceur de l'accent, la recette du tarama chargé d'huile
et de mie de pain qu'il t'avait donnée.
Aujourd’hui (18 mai 2001)
(Tu commences à lire le deuxième livre. Tu coupes les premières
pages avec ton index tendu. Tu lis. Tu écartes prudemment les pages
qui restent scellées pour en deviner le contenu. Tu t’impatientes.
Tu vas dans la cuisine. Tu coupes les autres pages avec un couteau. Tu
les coupes brusquement. Ce n’est pas un geste familier. De petites
peluches restent accrochées à la tranche. Tu feuillettes
le livre. Tu prends le métro. Tu emportes le livre. Un joueur de
guitare t’empêche de te concentrer. Il joue la Bamba et tend
aux voyageurs un gobelet en plastique noir de saleté. Deux Américains
hochent la tête avec dédain. Au retour tu ouvres à
nouveau le livre. En face de toi un homme un peu gras, aux yeux d’un
bleu clair, explique à son petit garçon le dessin qui figure
à la première page du Monde. En Israël habitent deux
peuples qui se font la guerre. Tu ne comprends pas toutes les phrases.
Tu aimerais profiter de l’explication. Tu souris en regardant l’homme
et l’enfant et l’homme lève la tête et te voit
sourire. Tu baisses la tête vers ton livre. L’homme regarde
la couverture de ton livre puis se tourne vers son fils. Lorsque tu ranges
le livre dans le sac l’homme te regarde dans les yeux. Il regarde
tes mains qui fouillent dans le gros sac en cuir puis il relève
la tête. Sur ses genoux sont posés le Monde et Libération.
Lorsque tu te lèves pour quitter le wagon ses yeux te suivent longuement.
Tu pourrais lui tourner le dos mais tu choisis de passer près de
lui pour sortir. Ta jupe frôle son siège. Dans la station
tu remarques les panneaux d’une exposition consacrée au corps.
Tu regrettes de ne pas avoir soutenu plus longtemps son regard.)
(Tu rentres chez toi. Sur une étagère tu cherches le Paludes
de Gide. Tu le feuillettes. Tu soupires.)
Un autre jour (15 août 2001)(C’est une fête. Un appartement
parisien. Un homme a apporté une cocotte en fonte. La viande cuit.
On sonne à la porte. Tu retiens les prénoms. L’amie
qui arrive t’entraîne dans la chambre. Elle a un cadeau pour
toi. Il n’est pas emballé. C’est le visage d’un
homme. Il est brun. Son grand front est coupé par les limites de
la pochette de sorte que tu ne sais pas s’il a perdu ses cheveux.
Ceux que tu aperçois près des oreilles sont bruns. Le nez
est droit, fort. La bouche ferme, sérieuse. Fine la lèvre
supérieure et l’autre charnue. Les prunelles sont dans le
coin des yeux. Le regard de côté, sec, noir. L’implacable.
La gravité. Je suis tombée là-dessus tout à
l’heure. J’ai pensé à toi dit l’amie.
Tu retournes le disque. Tu remercies. Tu lis les titres sur la pochette.
Tu choisis le numéro 15. L’amie glisse le disque dans la
machine et dit écoutez-donc ça. Un garçon rit. Un
autre réclame la pochette du disque. Un troisième dit moi
aussi quand je suis bourré je dis des trucs pareils.)Un autre jour
(15 août 2001)
(Ça arrive.)
Un autre jour (15 août 2001)
(Bégaiement.)
Un autre jour (15 août 2001)
(Un autre jour, tu essaies de le lire encore. Et c’est une peine,
et c’est une plaine, aride. Es-tu perdue ?)Un autre jour (15
août 2001)
(Alors ta bouche est infestée de mucus. Une pâte blanche
qui te cerne la langue, envahit le palais, durcit et t’étouffe.
Tu attrapes une petite cuillère et tu grattes, racles, creuses.
Tu sais qu’il va falloir continuer. Tu ne demandes pas d’aide.
Au réveil tu mets tes doigts dans ta bouche, caresses ta langue
nue contre le bord de tes dents.)
Beaucoup plus tard (8 septembre 2002)(Ce serait donc
beaucoup plus tard. Le projet se serait enlisé ou plutôt,
suspendu. Tu te refuses à effacer les phrases qui précèdent.
Tu souris : l’homme qui apportait une cocotte en fonte, le
15 août 2001, corrige à présent des copies dans la
pièce voisine. La fenêtre est ouverte. Ses cheveux voltigent
au-dessus de sa tête. Il peste. Les livres du poète sont
posés sur la cheminée, au milieu d’autres livres,
ceux que tu veux lire bientôt. Les livres sont maintenus à
la verticale grâce à deux petits tableaux au cadre large
qui tiennent lieu de serre-livre. Deux anthologies regroupant les mots
du poète ont été publiées cette année.
Tu les as achetées mais tu ne les as pas lues. Tu transportes un
volume dans ton sac, mais tu ne l’ouvres pas, comme si te retenait
maintenant la crainte de gâcher la rencontre que tu as attendue.)Le
même jour
(Tu penses : je ne vais rien regretter, rien enlever, mais à
la fin il faudra tout de même venir à bout de ces parenthèses.)Le
même jour (une pensée plus tard)
(Qui sont comme un drap, qui sont comme le désir que tu aurais
de chuchoter sous le drap.)
(Ensuite, un peu plus tard, tu relis les pages qui précèdent
et tu retrouves l’image du drap. Tu te répètes. Mais
que tu puisses répéter cette image, un an plus tard, t’apparaît
follement mystérieux.)
Alors le chien se réveille, fait un tour sur lui-même, se
recouche sur le canapé et regarde l'homme. L’homme regarde
le chien mais il y a longtemps qu’il ne se demande plus quel magma
de pensée couve sous les fronts de poils. Il boit son verre de
vin lentement. Il lève la main gauche et commande une bouteille.
Il parle sans regarder le serveur. Il boit lentement, avec application.
Il n’est pas saoul. Il voudrait être saoul. Il se concentre.
Il se ressert un verre de vin. Il lève son verre en direction du
chien. Il est furieux. Personne ne le sait. Personne ne peut le voir.
C’est son anniversaire aujourd’hui. Il a 39 ans. Il y a un
an qu’il a enfin réussi à rejoindre Paris, un Paris
qui ne semble même plus se souvenir d’avoir été
libéré un jour, huit ans plus tôt. Il n’est
pas seul. Ou plutôt il pourrait n’être pas seul ce jour-là,
boire avec d’autres, mais il préfère rester seul face
au chien, seul face au canapé défoncé. Il sourit,
mais en s’approchant un peu on pourrait voir que la lumière
qui anime ses yeux est semblable à un éclat de braise mourante.
(La colère, ne sachant rien de lui tu penserais tout à coup
à cela : la colère, une colère froide, déterminée,
portée au crime, de ces colères qui vous tiennent en vie
et parfois se dégorgent en éclats de rire. Toucher au but,
être enfin dans la ville aimée, avoir fait tant de détours
pour en être là, ne calme rien, n’apaise rien, ne pardonne
personne, ne coupe pas l’herbe sous la langue non plus. Mais la
colère en lui est discrète. Seuls les plus proches amis
ont pu soupçonner. C’est une colère qui ne transige
sur rien, pour personne mais qui ne se répand pas inutilement.
Pour l’instant elle affleure doucement à la commissure des
lèvres, comme le sel blanchit une terre, lentement, trace son chemin
pendant des années, avant de brûler les bouches.)
(Tu as pris les livres sur la cheminée. Tu lis lentement. Tu ne
comprends rien. C’est lent. C’est difficile. Tes paupières
sont lourdes. Tu te demandes si même il est possible que tu cherches
quelque chose ici. Vraiment. Ce que cela pourrait être. Tu te dis
que tu ne l’aimes pas. Que tu n’y comprends rien. Qu’il
n’y a en toi aucune écoute des mots qui sont écrits
là. Ça ne serait donc pas vrai. Même ton désir
ne serait pas véritable. Les mots. Le poète. Ça ne
va pas assez vite. Ce n’est pas assez simple, pas assez lumineux.
Chaque phrase est comme un refus pour toi. Une matière solide et
dure. Tu penses qu’il n’y a peut-être que sa mort pour
t’intéresser. Tu penses qu’il n’y a peut-être
jamais que les morts pour t’intéresser de toute façon.
Et ce n’est sûrement pas un hasard si le mot « mort »
revient régulièrement dans les pages que tu tournes, lentement,
la mort revient et se multiplie, se dédouble, la mort se répand
doucement et féconde chaque phrase que tu lis maintenant.
(Dans le livre que tu tiens à présent dans tes mains un
critique a écrit que le poète broie de la pensée
comme d’autres du noir, et tu souris de trouver cette phrase si
juste.)
(Est-ce qu’il y a des poètes qui sont énervants ?
Est-ce qu’il y a des poètes dont la fonction serait d’énerver
le monde ? De rendre à la langue ses nerfs ? Est-ce qu’on
peut s’apprêter à la compagnie d’un être
aussi obscur ? Est-ce qu’on peut accepter de relire cent fois
la même page ? Parce qu’on ne sait pas ce qu’on
cherche ? Parce qu’il est fatiguant ? Parce qu’il
est difficile ? Parce qu’il serait comme ces enfants qui démontent
une machine, un jouet, un moteur, un cerveau, pour en voir les pièces,
en dénoncer l’artifice, le remontent et vous le présentent
avec fierté sans que vous puissiez vous empêcher de soupçonner
là une dangereuse métamorphose ?)
(Tu es allongée sur le canapé gris. Tu lis. Tu es, comme
toujours, un peu pressée. Parfois tu souris et tu soulignes une
phrase. Parfois tu soupires. A l’étage au-dessus une femme
hurle à son enfant de cesser de secouer cette porte. Tu entends
une colère lourde de menace dans la voix de la femme. C’est
une femme que tu entends presque tous les jours crier sur l’enfant.
Tu ne l’as jamais vue. Dans la voix de la femme tu entends quelque
chose que tu dis simplement, faute de mieux, être de la haine pour
l’enfant et qui te fait peur. Tu ne sais pas comment tu t’expliques
aussi bien ce qui arrive à la femme qui crie. La femme est en colère.
L’enfant jette des objets sur le sol. La femme ne reconnaît
pas son enfant, elle crie, et pour la centième fois tu te promets
de monter lui parler. Au lieu de cela tu te mets à lire à
voix haute et forte, en détachant lentement les syllabes, tu lis
longtemps, tu reprends ton souffle avec détermination, tu mets
dans ta lecture une colère qui te soulage à ton tour, tu
ne sais pas si c’est vraiment la même colère et tu
ne souhaites pas non plus le savoir.)
(Et maintenant les choses que tu sais de cet homme, et ce serait très
bref, les traits de son visage et de son caractère ne sont pas
dessinés, tu ne sais pas encore les dosages de la violence et du
désespoir, tu ne sais pas, des quelques photographies éparpillées
dans les livres, laquelle tu voudras conserver, et maintenant les choses
que tu sais pour la vie vécue de cet homme, ne servent peut-être
à rien et pourtant t’attirent, ne servent sûrement
à rien et chaque fois que tu essaies de les approcher se retirent,
et tu as appris à l’école que la biographie n’éclaire
pas l’œuvre, n’éclaire pas l’œuvre
de face en tout cas, seulement parfois sème ombre de poignard dans
le dos.)
(Il né en Roumanie en 1913 mais le jour de sa naissance est aléatoire.
Certains documents donnent le 10 juillet, d’autre le 23. Il change
de nom. Jeune homme il ira en prison pour un texte jugé obscène.
Il y rencontre un typographe qui le convainc de participer à sa
revue. Il a 20 ou 22 ans peut-être. Il est juif. Il ne se reconnaît
de nulle part. Il parle plusieurs langues. Très vite il va prendre
la décision d’écrire en français. Il est attiré
par le surréalisme, pourtant il ne rencontrera jamais André
Breton, avec qui, cependant, il entretiendra une correspondance.)
(Etc, etc.)
(Ses premiers livres sont publiés aux éditions de l’Oubli,
c’est ce que tu découvres en tournant les pages jusqu’à
la bibliographie imprimée en tout petit à la fin.)
(Plus tard il faudra que tu ailles à la Bibliothèque Nationale,
nécessairement, pour en savoir plus, tu retardes ce moment, tu
as peur des questions qu’ils te poseront, avant de t’assermenter,
tu as peur qu’on ne te donne accès nulle part, qu’on
dise que ton projet n’est pas très sérieux, qu’il
y a des spécialistes pour ces choses-là, etc.)
(Et ta stupéfaction, en sortant de cette première lecture,
avec dans les mains le livre que tu venais d’acheter, sur le quai
du métro qui te ramenait chez toi, un soir de novembre 1998, quand
tu as feuilleté le livre comme tu pouvais, au hasard, là
où le livre te laissait entrer puisque ses pages n’étaient
pas encore coupées, et tu as vu : sur trois pages étaient
reproduites les annotations manuscrites, tu as lu en tournant les pages,
tu as lu les légendes au bas de ces pages, Lettre laissée
sur la table avant la première tentative de suicide (I), Texte
écrit pendant la première tentative (I), Lettre laissée
sur la table avant la deuxième tentative de suicide (II), Texte
écrit pendant la deuxième tentative (II), Lettre laissée
sur la table avant la troisième tentative de suicide (III), Texte
écrit pendant la troisième tentative (I).)
(L’écriture était large, peut-être grossie par
la reproduction. Tu étais assise sur le quai du métro. Il
était tard. Tu étais seule. Un clochard trébuchait
de l’autre côté.)(Le 21 septembre sur le dos.)
(Le 21 septembre sur le dos tu es allongée, dans le salon, sur
le tapis, tu as glissé un gros coussin sous sa tête, tu es
seule, ton amant est parti, vous vous êtes disputés la veille
et tu essaies de ne plus y penser, tu y penses quand même, même
s’il n’est pas parti pour toujours, même si vous habitez
sous le même toit, même si chacun habite seul son moi, on
fait comme on peut, vous n’êtes plus fâchés,
il va revenir et toi tu es allongée sur le tapis, tu as mis le
disque du poète dans la chaîne hi-fi, tu as posé le
cahier ouvert près de toi, et la télécommande, tu
écoutes vaguement, tu rêves, tu écoutes, tu regardes
la pochette et tu la reposes, tu n’essaies pas de te concentrer,
tu n’essaies même pas d’écouter, ça roule
dans les escaliers de la voix, ça fait des sacs de billes qui rebondissent
sur les marches, des bulles sur les dents quand ça saute, ça
roule, ça trébuche et ça rebondit, ça bute,
ça cogne, ça creuse le chemin dans les murs à force
de rebondir, à force de rebondir dans tous les sens, ça
ne cherche pas à avoir raison, comme genre de mots, ça chercherait
plutôt à faire tort, ça chercherait même franchement
à faire dans le tortueux au bout du chemin. Oui. Penses-tu les
genoux levés, allongée sur le dos, en priant doucement pour
que ton amant revienne assez vite sous le toit, et même maintenant,
pour que ton amant revienne maintenant, penses-tu, revienne tout de suite
et se glisse maintenant sous le toit entre tes genoux verts.)
(Le poète a une voix flûtée. Les S ont dans sa bouche
une douceur un peu insistante, sinueuse. Les R sont roulés dans
la gorge. Le R roulé dans la gorge serait ce qu’il reste
d’ailleurs. Serait la preuve qu’il s’est passé
quelque chose ailleurs. Mais le poète n’a pas besoin d’une
telle preuve. Le poète n’est pas un pigeon. N’est pas
un pigeon voyageur non plus. N’a pas besoin de bague à sa
patte. N’a pas besoin de vendre sa chair. Le poète ne
roucoule pas. On dira seulement qu’il reste au poète un accent.
Le poète roule les R. et c’est tout. C’est comme ça.
Ça ne veut rien dire de plus.)
(Si.)
(Le poète s’écarte. L’accent est peut-être
seulement un écartement de plus.)
(L’accent n’est pas une coquetterie. L’accent n’est
pas un souvenir non plus. C’est une hypothèse.)
(Quelque chose qui resterait accroché ? Une marque ?)
(Mais peut-être le poète ne veut-il pas avoir cet accent ?
Peut-être le poète ne porte-t-il pas l’accent comme
on porte un chapeau, une casquette, une cravate ? Peut-être
le poète est-il devenu l’accent, la voix de la langue qui
retombe à côté ? Quand il a quitté son
pays, il a cru qu’il perdrait cet accent, il ne l’a pas souhaité,
il a seulement pensé que cela finirait par venir, tôt ou
tard. On oublie bien les visages de ceux qu’on aimait alors pourquoi
pas parler sans accent une langue apprise ?)
(Quelque part, au milieu de tous ces mots que tu laisses glisser, allongée
sur le dos, la tête sur le coussin près de la fenêtre
ouverte, dans la lumière jaune des rideaux, le mot qui soudain
te le fait très proche, le mot qui porte à croire que la
colère ne fut jamais suffisante, c’est la timidité.)
(Est-ce qu’on peut se tuer par timidité ?)
A présent il a chaud. Il a assez bu. Il referme le livre, le glisse
à nouveau dans la poche droite, au fond du grand manteau de laine
noir qu’il n’a pas enlevé. Il jette un billet sur la
table, se lève et quitte le café. Il marche, tête
baissée. La lune est rousse, pleine, lointaine. Le long de la rue
de Belleville, il marche. Hommes assis sur des capots de voiture, pas
rapide des femmes quand elles marchent seules, odeurs de sandwichs grecs.
Il marche, baisse la tête, shoote dans une canette de bière,
accélère instinctivement le pas pour éloigner le
bruit métallique qui résonne au fond sa tête. Il tourne
à gauche boulevard de Belleville, emprunte la rue Ramponneau, ralentit
et pousse une porte de fer. Il s’arrête et regarde. Au fond
de la cour se dresse un bâtiment étroit et haut de plafond,
de la taille d’un petit garage, encombré de toiles peintes.
Deux femmes dansent dans la froide lumière d’un néon.
Au bord de la cour, un feu de cartons et de placoplâtre danse faiblement
et achève de carboniser un reste de côtelettes de porc. Au
milieu des herbes un homme vomit en hoquetant.
Te voilà enfin.
Un homme a surgi près de lui. Sa chevelure est grise, large, flottante.
Son profil est celui d’un indien. Sa peau est mate.
On t’attendait. Viens, bois. Tout le monde est là. Tes amis
sont là, tes ennemis aussi.
Je plaisante.
Ça s’est bien passé ?
Tout finit par arriver tu vois bien.
Ils ont pris mon poème.
Personne ne parle croate, tu te souviens du type qui avait écrit
ce recueil?
Il est là.
C’est celui qui vomit.
La revue est sortie.
Il voulait fêter ça.
Viens.
Il reste un peu de fromage, et du raisin aussi.
Regarde le ciel.
Il est saoul.
Il écrit comme Bukowski.
Brautigan.
Un Brautigan de l’Est ?
Si tu veux.
Il voudrait un enfant ?
C’est par période, parfois on a l’impression que les
gens ne parlent que de ça. En faire ou ne pas en faire, les hommes
aussi parfois.
Regarde le ciel.
Arrête de me dire ça.
Je vais très bien.
Vingt personnes au début.
Il n’y a plus de couteau.
J’ai essayé de ranimer le feu, ça ne sert à
rien.
Et alors je commence à lire.
Laisse-le tranquille. Il n’a pas besoin que tu lui tapotes le dos
pour gerber.
Acrylique ?
Il n’y pas de carafe, je vous apporte un bocal ?
Un jour ils feront la guerre, et ils ne le savent même pas.
Mais lui c’est l’ascète du contre.
Et au bout de je ne sais pas 5 minutes.
Alors donne-lui de l’eau.
Continuez à danser, je vous en prie.
Je vais très bien.
Espèce d’enculé.
J’en veux bien moi aussi.
Et alors ce type traverse la salle, lentement, il arrive à la porte
et là il se retourne vers moi.
C’est vous qui peignez ça ?
Tout le monde est parti.
Tu ferais quelque chose pour moi ?
Je sais que ça va être une catastrophe.
Et au fond du jardin il y a autre chose ?
Tu le fais exprès.
Vous dormez là ?
J’ai l’impression que ça dure dix ans.
Qui veut prendre un taxi avec moi ?
On marche.
Espèce de taré. Et vous appelez ça de la POESIE bande
de cons !
Voilà.
Et je suis sûre que personne ne pensera à éteindre
le feu.
(L’un des derniers récitals qu’il ait donné
a eu lieu à Beaubourg en 1991. Tu aurais pu y assister. Personne
ne t’avait jamais parlé de lui à ce moment-là.
Tu ne connaissais pas son nom. Personne autour de toi ne le connaissait.
Tu ne sais pas à quoi ressemblait un récital de lui. Tu
imagines une silhouette noire, tendue et virevoltante à la fois,
jamais immobile, jetée sur les murs. Tu imagines qu’on pourrait
presque voir la trajectoire des mots jetés sur les murs, les rebonds,
les traces, les éclats. Tu imagines que le public est sage, le
plus souvent, énervé rarement, provocateur quasiment jamais,
sauf ce jour-là, justement, le jour de l’atelier, quand le
jeune homme furieux a traversé la scène en hurlant avant
de quitter la salle. Et pourtant lui, le diseur, parfois, il est comme
ces comiques que l’on voit reprendre leur souffle en réprimant
un sourire. Il cligne de l’œil entre deux poèmes, en
pointant ses prunelles sombres sur une fille aux cheveux courts assise
au deuxième rang. C’est ça qui surprendrait avant
tout la première fois : le poète rigole. Pas sérieux
le poète. Laisse passer de l’air entre les syllabes, laisse
passer du vent entre les neurones, disloque, étire la mâchoire.
Eclate de mou rire, le poète.)
Il s’accroupit au bord du feu, tisonne l’ombre. Il n’y
a plus rien à tirer de tout ça. Une fumée âcre.
Même en brisant le cageot en planchettes ? Il tousse, se relève,
regarde l’étage supérieur de l’atelier. Les
parois sont vitrées sur toute leur surface. Sur les vitres des
silhouettes féminines, opulentes et désarticulées,
naïves, aveugles et transparentes. Dans le ciel de grands lambeaux
de toile se déplacent, incendiés par la lune. Il frotte
ses mains et relève le col de son manteau. Il regarde une grande
femme brune traverser la cour en portant un bocal rempli d’eau.
Elle s’approche de l’homme courbé au-dessus de l’herbe.
(Et c’est bien la dernière nuit, tu en es sûre maintenant.
Il va falloir chercher ce qui mène à ce moment-là,
cette nuit, la lenteur de cette nuit-là, ce qui y mène et
l’habite.)
(Au mois de février.)
(Et ce ne serait donc pas 1952 comme tu le croyais, pas du tout la nuit
de ses 39 ans mais bien des années plus tard, à l’aube
de l’autre siècle déjà, avec dans les os toute
la traversée du vingtième, et tous les charniers sus réchappé.)
(Mais dans les journaux que tu consultes à la bibliothèque
tu ne trouves rien. Rien d’autre qu’un vide, un blanc, un
espace non-su, le vertige de toute disparition. Il faudrait comprendre
de quoi se nourrit la fatigue. Comprendre comment tombent les poètes
la nuque en avant.)
(Et de quoi te protègerait ce « comprendre »-là ?)
(La seule chose que tu apprennes, ce jour-là, à la bibliothèque
dans un article du Monde daté du samedi 12 mars 1994, la seule
chose qui soit peut-être à lire pour toi, tu ne la vois pas
tout de suite. Tu photocopies l’article et tu rentres chez toi.
C’est dans le métro que ça te revient, la date, les
deux dates imprimées, le 10 mars et le 9 février, l’incertitude
du 9 février et la certitude du 10 mars, la disparition et les
retrouvailles, le corps disparu et le corps retrouvé, et l’espace
du temps, un mois, un moi exactement de disparition constatée.)
(Et que fait-on tout ce temps ?)
(Et tu penses bien sûr, l’écart, encore un écart
bien sûr, introuvable.)
(Et pourquoi hésites-tu à écrire le nom du poète,
comme si, cette fois encore, tu craignais qu’on ne te reproche de
prendre part à quelque chose qui ne t’appartient pas ?
Mais peut-être est-ce seulement que le poète n’aurait
pas à être ce poète-là, n’aurait pas
à être ressemblant, n’aurait pas à advenir d’ailleurs,
pas à devenir autre chose que ton propre rêve, ton propre
bruit de phrases, même si venu de là-bas, comme chaque phrase
peut-être.)
(Pourtant, le premier mot que tu as écrit sur
la première page, il y a maintenant un an et demi, c’est
son prénom.)
Dimanche (il fait si froid tout à coup)
(Il fait si froid tout à coup. Les jours passent. Ecrire son nom
en premier, la première fois, comme on fait d’une lettre,
pour que les gens sachent que c’est bien à eux qu’on
s’adresse, par goût des preuves peut-être ou pour la
sorte de caresse que ce serait, parfois, dire le nom, un nom. Il fait
si froid tout à coup que tu te lèves, tu ouvres le placard
et tu cherches un gilet. Tu écris cette phrase et quand tu as terminé
tu te lèves, tu marches vers le placard et dans le couloir tu penses
qu’écrire les gestes qui ne sont pas encore accomplis c’est
comme se mettre en chemin d’être morte, comme être à
soi-même une machine qui marche sans rêves, ça te fait
ça maintenant, oui.)
(Et l’enfant au-dessus de ta tête pleure.)
(A quelques centimètres de ton genou gauche la
vitre, un rideau de tulle blanc sur la vitre sale, tu l’as noué,
et derrière la vitre le petit balcon de pierre grise, la cime des
arbres au-dessus de la rue, le bruit, le bruit des voitures et l’autobus 62,
la lumière grise, la peine très légère d’un
dimanche d’hiver pluvieux, le frisson aux épaules et l’impression
d’être livrée au-dehors par la vitre sale.)
Il fait si froid tout à coup. Il a beau tisonner
ce qu’il reste de cageots fumants, avec les lambeaux de journal
trouvés au fond de la cour. Il a beau regarder la femme brune qui
s’approche du visage penché au-dessus des herbes et songer
qu’une femme l’attend peut-être lui aussi à l’autre
bout de la ville.
(Mais il faudrait traverser, et il y a quelques mois
déjà qu’il sent monter en lui l’angoisse d’ainsi
traverser en marchant la ville et ses veines. D’ainsi percer. Des
mois qu’il accumule les ruses, hèle des taxis, s’accroche
aux portes des autobus, s’engouffre dans les métros, des
mois qu’il multiplie les boucles et les ruses d’ainsi marcher
en évitant le pire.)
Il frissonne et il y a quelque chose de si familier dans
ce frisson qu’il sourit. Le tremblement circule autour des cuisses,
grimpe le long de la colonne vertébrale, enserre la nuque, contourne
les oreilles et s’empare du front.
(Le poète sait-il ce qui de la nuit s’avance
vers lui ?)
(Ce qui passe, ce bruit, cette masse, tu sais bien que
c’est l’autobus, et les gerbes d’eau qu’il soulève
tu n’as pas besoin de tendre le cou pour les voir, et savoir qu’il
a plu au-dehors pour maintenant désirer que la nuit tombe enfin,
que la lumière des lampes embauche les ombres, qu’on ne voit
plus scintiller les feuilles encore vertes des arbres, qu’on puisse
allumer la radio et entendre le monde des dimanches soir murmurer que
tout est bien qui finit bien maintenant.)
Il tend la main droite au-dessus des flammes. De la main
gauche il agite les braises. Il sent la chaleur irradier deux pointes
denses sur ses phalanges. Le reste de la peau est gelée. Il sait
qu’il se brûle la main. Il examine la sensation curieuse de
froid intense troué de deux piqûres sombres. Il se brûle
mais il a toujours aussi froid. Il suffirait peut-être de remuer
légèrement les doigts : les deux sensations finiraient
sans doute par se rejoindre, à mi-chemin, sur la peau, se rejoindre
et se fondre.
(Qui finit bien maintenant : pour aujourd’hui.)
Il attend encore quelques secondes et éloigne
sa main. Il examine les plaques rouges et bouge lentement les doigts.
Ce serait donc ainsi que la chair humaine commence à brûler :
une rougeur simple d’abord, la piqûre d’un insecte dont
le dard insoupçonnable irait grossissant, élargissant la
plaie.
(Brasier, biaiser, baiser, embrasser.)
Et non pas comme les bouchons de bouteille en liège.
Pas comme les couvertures de cahiers en carton. Pas comme les reliure
à spirales en fer. Pas comme les sacs à main en faux cuir.
Pas comme les stylos à plume en acier. Pas comme les stylos à
bille en plastique. Pas comme les cravates en coton. Pas comme les valises
en cuir de veau. Pas comme les paniers en osier. Pas comme les sacs en
fil de serge. Pas comme les portefeuilles en croûte de porc. Pas
comme les bas en lin. Pas comme les gilets en laine. Pas comme les caleçons
en coton. Pas comme les bottes en caoutchouc. Pas comme les foulards en
soie. Pas comme les châles en lin. Pas comme les montures de lunettes
en corne. Pas comme les bracelets de montre en cuir. Pas comme les semelles
de chaussureen corde. Pas comme les broches en ivoire. Pas comme les dents
en or.
(Ne plus savoir de quoi s’en allaient les corps
recouverts. De quelles matières aujourd’hui remplacées
synthétiques, agglomérats, factures chimiques. De quelles
matières s’inventait le siècle à brûler. )
Hommes, hommes. Hommes et femmes et enfants.
(Un enfant pleure au-dessus de ta tête, inconnu
et unique.)
Pleuraient-ils ?
(Il y aurait aussi cela entre vous. Pourquoi n’y
aurait-il pas aussi cela entre vous ? Lui et toi. Pourquoi n’y aurait-il
pas tant d’autres choses en vous ? Cela et d’autres choses
encore. Se demander si pleuraient les enfants là-bas. Maintenant
tu penses qu’il est peut-être seulement celui à qui
tu t’adresses, celui que tu inventes pour avoir une adresse maintenant.)
(Et parler ?)
(Et même si tu n’ouvres pas beaucoup les
livres verticaux, les livres tenus droits fermés près du
mur blanc, entre la tablette de planches et le dictionnaire des noms propres,
au bord des trombones en vrac, près de la gomme sale et des bagues
épaisses que tu jettes là chaque soir, en rentrant du travail,
sur le bureau de bois sombre, même si tu n’ouvres pas beaucoup
les livres ces jours-ci ce ne serait pas encore mentir. Pas du tout. Tu
dis ça. Le temps passe.)
Se redresse à présent. Lève les
yeux au ciel. La nuit est pleine. C’est arrivé. Que la nuit
soit enfin arrivée le rassure et l’apaise. Il frotte ses
mains à l’intérieur de ses poches, rencontre le paquet
de cigarettes, le sort lentement.
(Est-ce que tout devrait forcément arriver lentement ?
Parce que la nuit serait plus épaisse, si longue, tellement incertaine ?
Est-ce que chaque geste aurait vraiment ce poids-là, cette étrange
conscience de soi-même, machinerie d’os et de muscles et de
tendons tendus mais vers quoi alors ? Est-ce que ce ne serait pas
plutôt pour toi seulement cette attente, la niche que tu creuserais
à l’intérieur de lui, en dépliant chaque fibre,
peut-être à cause de la peur que tu aurais de n’aller
nulle part, de ne l’accompagner vers rien, sachant la nuit si longue
maintenant, et le miroitement accompli de la fin, la sienne et la tienne
et la vôtre sans doute, peut-être que toute cette lenteur
serait ta façon à toi d’avoir peur et aussi, curieusement,
de ne pas laisser la peur s’installer en toi, mais d’ouvrir
chaque porte, de déplier chaque triangle d’ombre, avec le
temps qu’il faudrait, avec tout le temps qu’il faudra aussi
pour habiter cette histoire.)
C’est un paquet de gitanes. Figure bleue sous le
casque esquissé, entraperçue. Le cylindre blanc d’une
cigarette brille un peu sous les doigts. Le capuchon du briquet s’ouvre
dans un claquement sec. La flamme brille longtemps, grasse et mobile,
et longtemps meuble le visage d’ombres arbitraires et savantes.
Maintenant oui.
Agité et précis, changeant. Agité
comme les terres la nuit, quand passent les nuages et couvrent la lune
rousse. Loin, là où la terre est nue. La saillie des labours. Les
fourrés. L’encre des fossés et l’éclat
crayeux des graviers du chemin.
Danse dans la lumière.
Un visage.
Un visage aigu, simple et lisse, un visage vieillissant
au sec, loin de l’épaississement des chairs courbées.
Rasé à l’os : un visage précis, aigu, qu’on
saurait capable de méchanceté, sans jamais pouvoir expliquer
pourquoi, mais dont on devinerait les grimaces (rictus de mépris,
clin d’œil de connivence, morsure d’impardonné).
Le front est lisse, haut, presque trop grand. La bouche
est fine, longue, tendue. L’ombre se creuse sous le nez. Une ride
s’enchaîne à la commissure des lèvres, dessine
la menace d’un reproche.
L’œil ?
(On ne sait pas tout la première fois, dans l’éclair
d’une flamme vibrante.)
(Et cependant, voici ce que tu penses à présent :
malgré toutes les portes à ouvrir, malgré la lenteur
et aussi le soupçon, les ombres, l’insu, malgré ce
qu’on ne dira pas faute de le savoir, malgré toutes ces choses
qui tendent des filets sur la page, cette façon que tu aurais de
creuser ta niche, il ne faut pas leur cacher le visage, il faut leur montrer
le poète, ce que tu sais en voir, à la lueur d’un
briquet. Quelle que soit la forme et la taille de la flamme, il faut leur
faire confiance et que la lenteur ouverte à l’intérieur
des parenthèses ne soit pas une manière de rester seule
à l’intérieur de soi. Il faut dresser un peu de lumière
et rêver qu’ils y entreront.)
(Et dans le visage une sévérité
que tu n’attendais pas. Quelque chose t’intimide. Dis-le aussi.
L’envers du vulnérable. Une assurance. Une vigueur un peu
sèche, vaguement animale. Lucide et qui se souviendrait de savoir
se battre. Se tenir. Se tenir dans le visage tendu. Droit. Dressé.
Même contre soi. Loin de l’amollissement. Plus loin encore
de la douceur. Quelque chose t’intimide, oui. Que tu n’attendais
pas. Quelque chose que tu n’aurais pas forcément désiré
voir en chair et en os.)
(Et rêver qu’ils y entreront. Et que chaque
parenthèses ne soit pas le fil qui se tend au travers des marches
de cette histoire.)
(Ainsi tu aurais donc le sentiment de vivre une aventure
double, un licencieux ménage vers l’inconnu, ne sachant pas
du tout où tu t’en vas dans l’ombre du poète,
ni s’il restera quelqu’un pour te suivre.) |