Peu de chanteurs possèdent une diction aussi travaillée
dans l'esprit du rock'n'roll que celle de Chuck Berry ; ça secoue
et ça balance tant que ça peut au niveau de la scansion.
Mais Too Much Monkey Business en est un exemple inquiétant.
Je m'explique.
Une de ces curieuses introductions à la guitare qui nous jette
dans le non-sens, mi-country mi-jazzy, avec ce gros son rutilant, une
étonnante guirlande électrique de notes itératives,
une trentaine de notes nerveuses day-glow qui déploient sous
nos yeux une Cadillac love rouge fraise intérieur peau de Blonde
aux jantes chromées - Long, isn't it ? . Un homme en
sort, costume de scène fifties, son instrument à la main.
Son visage est tout à fait inexpressif. Il entonne sa chanson
d'une voix blanche.
Sept quatrains : dans les six premiers, les deux derniers vers sont
identiques (Too much monkey business. Too much monkey business. / Too
much monkey business for me to be involved in ! : " Trop d'arnaque.
Trop d'arnaque. / Trop d'arnaque pour entrer là-dedans ! ")
; seul le quatrième vers du dernier quatrain diffère :
Don't want your botheration, get away, leave me ! - Je ne veux pas de
vos vexations (" ennuiements " ?), allez-vous-en, laissez-moi
! Là sont refrain et conclusion de ce morceau très dansant
et paradoxalement antisocial. Ces deux vers reviennent donc six fois
conclurent une énumération de faits courant sur les deux
premiers vers du quatrain, faits qui apparaissent comme autant de signes
d'une duperie généralisée.
Ainsi, premier quatrain, on se tue au travail à l'usine, et quand
on rentre chez soi après une dure journée passée
à courir dans tous les sens, on trouve des factures dans la boite
aux lettres : trop d'arnaque, et cætera, car qui peut nous garantir
que toute notre vie ne se déroulera pas comme cela ? Ne viendra-t-il
pas un moment où nous aurons le " sentiment " (comme
dans le " sentiment d'insécurité " ) un peu
dingue d'être directement payés en factures ? De vivre
pour travailler, et non plus de travailler pour vivre ? D'un capitalisme
sans capital ? D'un autre côté, une société
sans factures... à quoi pensais-tu, Chuck Berry ? Ô aliénation,
ô travailleurs, ô taupe, ô Mac Carthy, ô Hoover
!
Deuxième quatrain : des vendeurs à crédit viennent
vous " démarcher " alors que vous n'avez pas les moyens
de vous mettre un crédit sur le dos, quoique ce ne soit pas la
volonté de consommer qui vous manque, sans doute - ni les facilités
de paiement, maintenant : trop d'arnaque, etc., car bien sûr les
taux sont en général d'autant plus conséquents
pour votre budget de client d'assez-bas que les échéances
sont fractionnées. Et bien entendu ne pas payer ses dettes conduit
directement à la case prison. Les représentants de commerce
sont donc fourbes - mais ce n'est pas entièrement de leur faute,
bien sûr. Ils sont pris dans un système, ils gagnent leur
vie.
Troisième quatrain : où il est avancé qu'une blonde
ménagère des années cinquante ne se laisse pas
séduire sans en contrepartie exiger de pouvoir prendre votre
vie en main, et vous savez ce que ça veut dire : trop d'arnaque,
trop d'arnaque, trop d'arnaque pour que je veuille participer - pour
que je veuille m'impliquer dans ce business de fripouilles. Chuck Berry
aurait-il connu les couples menteurs ? Aurait-il vu l'enfer des hommes
là-bas ? En tout cas il rit de ces nouvelles amours mensongères
rose blond-blond.
Quatrième quatrain : vous avez l'impression que votre jeunesse
vous échappe en allant à l'école, où l'on
essaye par ailleurs de vous inculquer par la pratique les grands traits
de la doctrine de l'asservissement volontaire ; cinquième quatrain,
ou quatrain mystérieux, sur lequel nous reviendrons : en gros,
la compagnie de téléphone fait preuve de mesquinerie à
votre égard, et gagne ; sixième quatrain : vous en avez
assez de la vie en caserne ; septième quatrain : vous n'en pouvez
plus de votre boulot dans une station service. Ici, en somme, tout ce
qui ressemble à une activité américaine ordinaire
procède de, entretient, ou aboutit à quelque escroquerie.
Alors quoi, Chuck, paranoïaque ?
Le jeu de la diction est saisissant ; accélérations,
ralentissements, vitesse de croisière (cruising) et vitesse de
pointe se succèdent à tour de rôle dans une "
mise en scène " très efficace.
Les vers sont coupés au moins en deux parties égales,
séparées-articulées soit par un court silence (
signalé par un point, un tiret, ou une virgule - c'est le cas
du premier vers du refrain et des vers 6, 9, 10, 13, 17, 22, 26, 28
; dans le vers 22 les silences sont remplacés par de brefs et
vifs accords de guitare), soit par une syllabe longue (c'est le cas
du deuxième vers du refrain, où " me " est accentué,
et des vers 1, 2, 5, et 21, où sont respectivement accentués
les mots " hard ", " yeah ", " tryin' ",
" been ") . On notera que la césure du vers 25 intervient
à la huitième syllabe (sur douze). Seuls les vers 14 et
18 semblent forcer ce découpage, et à la limite peuvent
être considérés comme prononcés d'une seule
traite.
Soit la première moitié du vers ainsi découpé
est chantée sur un rythme lent, et la suite s'accélère
(vers 2, 6, 9), soit la première moitié du vers suit un
rythme rapide, et la suite advient plus lentement (c'est le cas du deuxième
vers du refrain, qui revient tous les quatre vers, et dans une moindre
mesure du vers 25), soit les deux parties du vers sont prononcées
plus ou moins à la même vitesse (c'est le cas du premier
vers du refrain, espèce d'hexamètre qui revient sept fois,
et des vers 1, 5, et 21, mais aussi des vers 10, 13, 17, 22, et 26,
divisés en 4 pieds à peu près égaux, tous
prononcés à la même vitesse ).
Si l'on fait exception du refrain, le tétramètre approximatif
est donc la structure dominante (" approximatif ", car nous
basons notre analyse sur la prononciation entendue réelle, toujours
prête à prendre de grandes libertés avec la prononciation
classique pour mieux coller au rythme rock'n'roll - The beat of the
drum, loud and bold ; de plus, n'oublions pas qu'il s'agit d'une chanson
relevant d'un style où la contrainte en général,
étant toujours douloureusement vécue, est souvent pervertie,
et dans le meilleur des cas plus singée que rationnellement intériorisée).
Néanmoins ce type de tétramètre de Chicago donne
au morceau régularité, circularité, tonicité,
danse même, car y dominent en nombre des pieds de type trochaïque
. Il confère également au vers ce côté heurté
burlesque, cette démarche chaplinesque, cet aspect brinquebalant
comique, montagne russe, car la voix marque exagérément
longues et brèves comme dans une sorte de hoquet chanté.
Et cette forme assez raffinée sert, comme il est bien entendu,
à dire des horreurs.
Dans les vers 1, 5 et 21 de césure à l'hémistiche,
de part et d'autre de celle-ci les mots sortent à vitesse constante
de la bouche de Chuck, deux phrases aux rythmes symétriques.
L'effet produit se distingue du précédent en ceci : on
a l'impression de grimper et de dévaler les deux versants d'une
seule et même montagne à vitesse constante, avec courte
station au sommet - les consonnes schwing-gummées marquant la
liquidation des accidents du relief par la vitesse de croisière.
Rien ne semble pouvoir résister à l'assurance de ce robuste
mouvement binaire, plus frustre que le précédent, qui
emporte même le décompte des pieds dans sa combustion.
On peut y voir l'expression pendulaire de cette fameuse opiniâtreté
américaine capable de déplacer des montagnes par division
du travail, ou de rêver qu'on peut le faire, ou au moins d'y balancer
une bombe. On a l'impression qu'il dit : " j'ai le droit et le
devoir de le faire - par Dieu, par ma conscience, par les mathématiques,
par ma patrie, par intérêt personnel, par la méthode
- donc je le fais et je le refais. " L'isochronie à l'oeuvre
semble mettre en scène l'unité de base de la réflexion
américaine d'en-bas dans sa répétition, elle définit
la périodicité publique, celle-là même qu'il
va s'agir d'essorer pour en faire sortir l'arnaque. Cette conception
du temps est symbolisée de la sorte : un vers, deux phrases d'égales
longueurs débitées fièrement à la même
vitesse. C'est le temps du bon sens égaliseur, qui divise pour
mieux régner. Nous aurons à revenir sur ce point de manière
plus approfondie.
Le premier vers du refrain est une manière d'hexamètre
fortement syncopé répétant deux fois la même
expression (qui donne son titre à la chanson). On se figure à
l'écoute un serpentin monté sur ressort qui jaillit de
sa boite, ou un flipper qui klaxonne ironiquement une double rengaine,
Try one more time, ou Tilt. Là, on a quitté la rocaille
abolie des chemins parcourant les montagnes, on se déplace dans
les airs entre leurs sommets, entre les trois pics, comme un aigle,
d'un vol sinueux et brusque. Et pour bien montrer le caractère
transcendant de ce vol en zigzag, on le répète deux fois
à l'identique, deux fois la même expression. Métapsychique
: 2 x 3 = 1 : l'Arnaque.
Cette régularité dansante sinusoïdale helter skelter
californien revient donc peu ou prou sur 15 vers. C'est à elle
qu'il revient de figurer la mauvaise répétition, simple
(vers 1, 5, 21), double (les tétramètres), triple (le
premier vers du refrain), dans ses minimum et maximum, degrés
qui ouvriront différentes perspectives, pics et vaux, dans notre
géographie affective. On peut encore ajouter à cette liste
la régularité toute carrée propre au quatrain,
et son impitoyable septuple retour.
L'autre aspect de la structure du morceau se distingue par ses irrégularités
explicites, ses phénomènes d'accélération
et de ralentissement organisés à l'intérieur d'un
même vers ou sur deux. Les accélérations (vers 2,
6 et 9) sont moins nombreuses que les ralentissements (le dernier vers
du refrain, qui revient sept fois, et le vers 25), mais elles ont beaucoup
plus de relief, car elles concernent les éléments proprement
narratifs de la chanson. Elles visent notre attention, elles veulent
nous accrocher à leurs détails, alors que le refrain tente
de nous hypnotiser dans sa synthèse sans espoirs. On peut ajouter
à ces accélérations comme leur prolongement les
longues courses d'un seul souffle des vers 14 et 18 qui, venant chacune
après un tétramètre, produisent un effet de prise
de vitesse. Cinq vers font donc état d'une accélération,
ou d'une pointe de vitesse, et huit d'un ralentissement, à savoir,
outre le vers 25, les sept derniers vers des sept occurrences du refrain,
qui assurent une fermeture, une maîtrise, une clôture du
processus, mais aussi son recommencement. Ces accélérations
et ces courses peuvent être entendues comme la manière
dont notre système nerveux est affecté par cette mauvaise
répétition - quand nous sommes " énervés
", nous parlons plus vite. C'est notre réponse à
la répétition - bien que la répétition soit
en nous. Les ralentissements ne semblent être là que pour
refroidir et relancer la machine. Ils nous disent : cool down.
© Fabrice Arlot