Bernard Bretonnière / "Pas un tombeau" | |
Le temps qu'on mette ce texte en ligne, "Mon père / Pas un tombeau" paraîtra aux éditions Le Dé Bleu, avec une postface d'Yvon Le Men. Pour moi-même, avec "Mécanique", le portrait du père ne pouvait s'appréhender que parce que l'autre, soudain, n'était plus. Est paru l'an dernier le très émotionnel, parfois sublime livre de Michel Onfray, "Esthétiques du Pôle Nord", où l'auteur conte le voyage chez les Inuits qu'il offre à son père pour ses 80 ans. Le texte de Bernard Bretonnière passe son temps à tenter de désamorcer cette émotion en l'attrapant par les petits mots de la langue, les petits gestes de l'enfance ou du présent. C'est un livre de don et de sourire, mais sur le même abîme. Et puis, pour moi comme sans doute pour Yvon Le Men, à chaque ligne cette culture et ces ciels de l'ouest, rural et marin, qui sont tant de nous-mêmes. Dans une précédente contribution de Bernard Bretonnière à remue.net, on donnait sa bibliographie et son e-mail. Là on vous donne seulement l'adresse mail de son éditeur, Le Dé Bleu, demandez le catalogue, demandez Albane Gellé, Valérie Rouzeau ou d'autres. F Bon. se renseigner auprès du Dé Bleu sur le livre de Bernard Bretonnière (achat direct auprès de l'éditeur possible, même depuis l'étranger) |
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un extrait de la postface d'Yvon Le Men à "Pas un tombeau" de Bernard Bretonnière
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il parla à haute voix il parlait à haute voix ce verbe « imprononçable » a écrit ce poème |
Mon père à ma mère « bobonne » c’est pour rire même si. Mon père ignorant tout de l’aspirateur du mixer des machines à laver à coudre. Mon père tut tut tut trois coups de klaxon le soir on descend au garage en courant en pyjama pousser la lourde lourde lourde porte on n’est pas trop de trois « et allez vous coucher maintenant » on dîne pas avec lui c’est trop tard on a déjà dîné. Mon père il dit pas klaxonner il dit « corner je corne tu cornes » il corne ses trois coups de corne tut tut tut. [...] Mon père chansons de salle de garde histoires d’internat de médecine entendues cent fois : « Un jour on avait mis du mercurochrome dans le bénitier » et « Il y avait une fille qui s’appelait Arine on appelait son copain l’amant d’Arine » et puis « On avait plâtré la queue du chat d’une bonne sœur au-dessus de son dos en anse de panier et on se baguenaudait avec ». Mon père vacances en famille l’été coupant des feuilles de tabac dans les champs en Dordogne et les laissant sécher dans le coffre de sa voiture pour rouler des cigares après. Mon père un œil de photographe quel œil ! sans savoir : photographe naïf. Mon père achète sa maison de campagne grande comme une ferme – étang prés bois taillis ajoncs ronciers – lui 37 ans ma sœur aînée 11 ans les quatre autres enfants à suivre et plus jamais de vacances en famille ailleurs. Mon père pas mis un slip de bain un boxer-short depuis quarante ans je crois. Mon père savon à barbe jamais vu barbe à papa non plus rasoir électrique toujours fête foraine jamais. Mon père paysan son rateau sa fourche à neuf dents son couteau son sécateur ses trois berouettes son pantalon plein de résine de sapin. Mon père bibliophile relié tout Corneille tout Marivaux tout Maupassant tout Nerval à moi cadeau pour un Noël tout Balzac. Mon père « tiens les vents ont tourné ils sont au nord on va avoir du beau temps ». Mon père à 79 ans s’ennuie toujours en visite vient déjeuner avec sa tronçonneuse : « Vous avez bien trois-quatre arbustes à ziguenailler dans le jardin non ?! » Mon père va voir ma sœur aînée en Colombie grande aventure qu’est-ce qu’il rapporte ? Une machette pour étêter ébrancher ses sapins. Mon père Opel Kapitan Volvo 122S Renault 14 Toyota Corolla conducteur approximatif ç’a jamais dû être son truc mais connaît toutes les routes tous les itinéraires le nom du moindre carrefour le restaurant Aux deux pigeons il se souvient de tout. [...] Mon père non aux invitations à la radio la télé dans les journaux les colloques gêné ou peut-être se fait prier : « Oh moi vous savez je suis un tout p’tit bonhomme pas un spécialiste pas un Historien un amateur j’vous dis il y a bien plus intéressant que moi. » Mon père bizarre libertaire après s’être toqué de Napoléon. Mon père rêvant de révolution pour pouvoir tirer au fusil sur les croix vertes des pharmacies. Mon père sa mastoïdite il a 6 ans un mal de chien dents serrées assis sur les marches de l’escalier il aurait pu mourir François II en est mort. Mon père humanités et humanisme grec et latin et latin de cuisine : « Pedibus cum jambis ». Mon père inimitable trois notes sifflées pour avertir qu’il est rentré : sol-mi-do — c’est l’air de « pine-au-cul ». Mon père sur son tracteur. Mon père détresse quand le matériel marche pas casse tombe en panne déraille : « C’est foutu-foutu-foutu ». Mon père deux maisons pas les mêmes livres pas les mêmes horaires pas les mêmes occupations mon père deux vies. Mon père cinquante-quatre ans de mariage amoureux. Mon père feu dans la cheminée onze mois sur douze toujours sa règle de trois : deux bûches d’abord la troisième posée dessus au milieu — ou sa règle de six quand les bûches sont plus petites : trois plus deux plus une. Mon père pas la cuisine mais effiler des haricots beurre écosser des petits pois cuire des betteraves dans le diable sait le faire. Mon père écaillant vidant chaque poisson qu’il pêche : une éthique. Mon père rural. Mon père il est cap’ de déclamer des tirades entières de Phèdre du Cid de Cyrano de Bergerac des poèmes d’Alfred de Vigny de José Maria de Hérédia des pages de latin et des pages de grec il est cap’ et de chanter des paillardes avec vingt-cinq couplets. [...] Mon père liquéfié par le charme des femmes il dit souvent « du-chien-quel-chien-sacré-chien nom d’un chien » jamais concupiscent pas ça mon père autre chose une tendresse qui fait fondre je-ne-sais-quoi en lui ma mère sans inquiétude. Mon père pas content vaut mieux pas s’y frotter « ça va barder ça va péter des flammes tu vas en baver des ronds d’chapeau sacré p’tit fi’ d’garce ». Mon père au tennis attaches fines des chevilles des poignets très fort au service il me bat. Mon père avec ses amis ses frères mettent du vin en bouteille vraies barriques de chêne dans le garage ça sent fort on siphonne au larron tous même nous les enfants. Mon père vingt-et-un petits-enfants dans les bras étonné toujours étonné s’émerveillant : « Pas un qui ne soit différent. » Mon père à la chasse mon frère 10 ans moi 12 la bécasse le coup du roi et le jour où il pisse sur une clôture électrique. Mon père portrait de mon père en portraitiste gros traits : « Qu’est-ce qui m’a fichu d’un intellectuel de broussailles pareil ? Il en fout pas une ramée c’t’animal ! En vl’là un qui s’emmerde comme un rat mort... » Mon père les apparences rien à faire rien de rien. Mon père sa foi en Dieu oui moins dans les hommes pas l’appareil l’autorité pas les huiles les grosses légumes non pas lèche-bottes mon père. Mon père à 23 ans l’aîné de six et orphelin de père six orphelins nouveau père de sa sœur et de ses quatre frères. [...] Mon père champignons lacaria lacata autres lactaires russules poivrées amanites vineuses panthères et aussi tous les arbres tous les oiseaux tous les papillons connaît tout. Mon père une heure moins le quart « à table ! » « à la soupe Bretons ! » jeu des mille francs incollable presque et pour nous quand on a bon des pièces jaunes. Mon père « pas de réclame sur Paris Inter » dit toujours ça « réclame » « Paris-Inter ». Mon père resté aux mots d’avant « TSF » « tourne-disque » « veston » « voyageur de commerce » « visiteur médical ». Mon père tu sais pas un truc tu l’appelles. Mon père Louis Louis Étienne Pierre Marie Joseph jamais dépassé un mètre-soixante-trois dit « Crottiche » dès l’école primaire puis « P’tit Louis ». Mon père plus petit que moi tassé depuis dix ans. Mon père pour ma mère son « Loulou ». Mon père soupe de poissons et de crabes à Pornichet il met toute sa pêche dans le presse-purée il casse écrase tourne il filtre c’est verdâtre un nectar. Mon père « quel est le con qui téléphone à une heure pareille... Allô Ah ça me fait tellement plaisir de t’entendre... » Mon père fier refusant de percevoir les allocations familiales : « Monsieur je ne vous ai jamais prié de subvenir aux besoins de mes enfants. » Mon père né de la cuisse de Jupiter ou quoi quand il snobe les « nouveaux riches » : « On ne peut pas avoir de l’éducation en une génération... » Mon père remettant sa chemise dans son pantalon baissé jusqu’aux genoux pour le confort de l’opération au milieu de la salle à manger de la cuisine dans le vestibule partout devant la bonne devant nos copains mon père pas gêné mon père se gênant pas. Mon père au saut du lit réussite les petites cartes claquent sur la table ça commence sa journée « en trois coups de cuiller à pot » il dit et musique classique c’est obligé. Mon père ébloui par le concerto m’épate il explique : « la plus complète des formes musicales ma préférée tellement supérieure à la symphonie ». [...]
© Bernard Bretonnière / Le Dé Bleu |