Bruno Allain / Les théorème du ça

Bruno Allain a découvert le théâtre lors de ses études à l'école Centrale. Il est actuellement chargé de l'action scolaire au théâtre du Rond Point.
Les théorèmes du ça font partie de la "Trilogie du moi", composée de Je suis plusieurs je, Mythologie Perso, Les Théorèmes du ça. Chaque volet a été commandé par l'association "Les Mots Parleurs" en vue de lectures publiques à l'occasion de Lire en Fête au Cinéma des Cinéastes lors de 3 années consécutives 2000, 2001 et 2002. Bruno Allain avait carte blanche et lisait lui-même. Il est prêt à recommencer.

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Après avoir obtenu le diplôme d’ingénieur de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures de Paris, Bruno Allain opte pour le métier d’acteur. Il joue de grands rôles du répertoire : Lorenzaccio, Hamlet, Perdican ou Rodrigue. Il écrit une dizaine de pièces parmi lesquelles “Assassinez-moi!” (Editions de l’Avant-Scène), de nombreux textes courts, en particulier “L’interview et “L’adieu” publiés chez CRATER (in “Rencontres à la Cartoucherie”) et un récit centré sur des personnes agées intitulé “Age et visages” (Editions de l’Amandier). Il devient en 1998 lauréat du Centre National du Livre. Il est également responsable des relations avec l’Education Nationale pour les Ecrivains Associées du Théâtre (EAT) et le théâtre du Rond-Point. Il suit parallèlement une carrière de peintre.

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Les théorèmes du ça (extrait)

De tout ce qui précède, nous constatons que le ça change en fonction du temps. Le ça est un ensemble fluctuant. Il arrive que des éléments en sortent lorsque ceux-ci passent de l’ombre à la lumière, de l’indéfini au cerné, de l’impalpable au tangible. Ça surgit, ça déboule sans crier gare, ça submerge, ça vous chamboule l’épiderme et puis dedans aussi, dedans ça chantonne. Un mouvement lumineux qui prend des formes multiples : l’évidence, l’hallucination, la réminiscence, la métamorphose, le rêve, la cristallisation... Et dans l’autre sens ? Y a-t-il des éléments qui entrent dans le ça et qui réintègrent alors l’informulé ? Oui, évidemment. L’oubli, la dissolution, l’effacement, l’évaporation, le nettoyage à froid pour les lainages... Seulement en pratique on ne le sait pas. On ne sait pas qu’ils y entrent. En effet, si on le savait, on pourrait désigner quel élément entre dans le ça, on pourrait donc le définir, alors il n’appartiendrait pas au ça. Nouveau raisonnement par l’absurde. Donc on sait que oui des éléments entrent dans le ça, mais non on ne sait pas quand, ni quoi, ni qu’est-ce... Cela se fait à notre insu.

Définition 4
On appelle “prise de conscience” l’opérateur qui met la lumière sur un élément et le fait sortir du ça. Enfin la chose se déclare. La représentation -pensée, image, souvenir- liée à une pulsion apparaît en pleine lumière. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, on pourrait, d’une façon générale et bien qu’inexacte, poser l’équation suivante :
Prise de conscience (pulsion sexuelle) = Je t’aime.
Ou encore en abrégé comme on se plaît à le faire aujourd’hui dans les médias :
Prise (sex) = Je t’ai
Il convient de préciser plusieurs points.

Remarque 1
Les éléments du ça ne sont pas les pulsions, mais les représentants informulés (pensées, images, souvenirs) liés à ces pulsions. Parler de la prise de conscience d’une pulsion sexuelle est un abus de langage. On ne prend conscience en gros que de certaines de nos “fixettes”, propres à chacun. Pour celui-ci une chaussure à talon rouge, pour celui-là l’odeur du jasmin, pour cet autre le geste d’une femme qui tire sur sa jupe trop courte ou la vision de son nombril qui de temps en temps se dévoile quand elle marche, pour cet autre encore les chromes rutilants d’une moto, ou pour ce dernier un gant de cuir noir, un rayon de soleil à travers une persienne, les poèmes à Lou d’Apollinaire dont une grande-tante lui avait fait une lecture émue, la couleur bleu lavande qui était celle de la serviette de toilette avec laquelle la mère lui séchait les cheveux, la texture charnue et le goût sucré d’une poire bien mûre, l’attaque du printemps dans les quatre Saisons de Vivaldi que le père écoutait en fumant le cigare dans le fauteuil cramoisi, le satiné d’un rouge à lèvres, le totoum totoum totoum des vieux trains lui faisant penser sans qu’il sache pourquoi à deux corps qui s’enlacent... etc...

Remarque 2
Le résultat “je t’aime” de l’opération ci-dessus est d’une banalité charmante mais simpliste. Il n’est pas le seul possible. N’oublions pas qu’il s’agit d’un élément du ça, lié à une pulsion sexuelle, et qui se fait jour. Cette prise de conscience peut aussi se focaliser sur le viol, la guerre, la boulimie, le désir d’argent, ou le goût pour la collection de capsules de bières.

Remarque 3
Dans une absolue rigueur, on devrait noter “x” tout élément du ça, puisque par définition on ne sait pas ce que c’est. De surcroît, on ne peut connaître le résultat de l’opération qu’avec une incertitude pour le moins panoramique (voir la remarque précédente) et qui en tout état de cause dépend de l’individu sur lequel on travaille. Nous aboutissons alors à l’équation suivante :
soit x appartenant au ça
soit un sujet que nous noterons Br (pour Bruno), mais nous aurions aussi pu choisir Mr pour Marcel ou Sg pour Sigmund
Alors il existe un élément de Br, lui aussi sous forme de pensée, image, souvenir, nous avons déjà employé le mot fixette, élément que nous noterons yBr telle que :
prise (x) = yBr
Définition 5
On appelle “refoulement” l’opérateur inverse, celui qui fait entrer un élément dans le ça au lieu de l’en sortir, c’est-à-dire un opérateur qui empoigne pensées-images-souvenirs et les enfoncent avec force dans le maëlstrom de notre inconscient. Je, Br, vis un truc. Ou trop difficile ou trop plaisant. Mon moi ne veut pas en entendre parler. Il prend l’image de ce truc-là et vlan! dans le ça. “Noie-toi dans l’inconscient. Je me fous de savoir si l’eau est glacée. Débrouille-toi. Tu ne sais pas nager ? Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Tu peux crever, je m’en moque. Moi, je fais l’autruche”. En gros, ça brouille les pistes. Ce qui était défini ne l’est plus. Ce qui était cerné tombe dans les abysses de l’indéterminé, au coeur des limbes et de l’indiscible. Retour dans le chaudron où bouillonne le magma premier de la fondation des êtres. Il y avait quelque chose et chhhht ! il y a toujours quelque chose mais je ne sais pas quoi, sans d’ailleurs être certain qu’il y ait encore quelque chose...
Ainsi, et pour poursuivre avec la rigueur qui nous anime, à tout élément indéfini x du ça, il existe un élément yBr appartenant à l’histoire ou à l’expérience du sujet tel que :
x = refou (yBr)

Rappel
En mathématiques, on appelle “identité” un opérateur qui transforme un élément en lui-même. Une vache en vache, le ciel bleu en ciel bleu, le sentiment de solitude amère éprouvé par madame Mireille Laveau le 3 février 2002 en entrant dans son pavillon de Saint-Marc-La-Bruyère en sentiment de solitude amère éprouvé par madame Mireille Laveau le 3 février 2002 en entrant dans son pavillon de Saint-Marc-La-Bruyère. En résumé, un opérateur qui ne transforme rien, puisqu’il laisse la chose telle qu’elle est. Alors à quoi peut-il bien servir ?
Reprenons les deux équations précédentes et, avec la dextérité du jongleur, reportons l’une dans l’autre, nous obtenons :
x = refou (yBr) = refou [ prise (x) ]
En utilisant la composition des opérateurs, là aussi bien connue des mathématiciens, nous arrivons à :
x = refou • prise (x)
Ainsi donc l’opérateur composé refou • prise transforme l’élément x en lui-même.
En d’autres termes, pour un individu, Br par exemple, la succession des opérations prise de conscience et refoulement aboutit à l’identité. On pourrait même dire qu’elle la construit...
Ce résultat étonnant implique plusieurs remarques.
1/ Avec une similaire dextérité de jongleur et en reportant autrement une équation dans l’autre, on obtient :
yBr = prise • refou (yBr)
Nous voilà à nouveau en présence d’un opérateur composé qui laisse invariant l’élément yBr. Ceci prouve bien que c’est la succession, ici inversée : refoulement puis prise de conscience, qui construit l’identité du sujet.

2/ Nous avons admis depuis un bout de temps que x appartient au ça, et donc qu’il s’agit d’un élément indéfini et indéfinissable. Comment savoir alors si le x de la partie gauche de l’équation :
x = refou • prise (x)
est le même que le x de la partie droite. Autrement dit est-ce que x = x ? Puisqu’ils sont tous deux indéfinis et indéfinissables ? La négative remettrait en cause notre découverte. Heureusement, il nous est impossible de répondre à cette question, puisque le ça est le domaine de l’informulé.
En revanche, nous pouvons nous interroger de manière analogue sur l’équation :
yBr = prise • refou (yBr)
Le yBr est-il le même de chaque côté ? Autrement dit, l’élement de Br venu à la conscience du dit sujet, pensée-image-souvenir, parfaitement défini, lui... ce yBr est-il le même après un passage dans le ça, conséquence d’un refoulement suivie d’une prise de conscience ? yBr égale-t-il yBr ? Autrement dit encore, avons-nous toujours les mêmes lubies ?
En vérité, deux extrêmes se présentent à nous. Le premier est celui de l’égalité stricte. L’individu se fixe sur un objet, toujours le même, et n’en déroge pas. Le détour par l’inconscient ne change rien à sa ligne de conduite. Il s’agit de l’exemple parfait de l’obsession. Stimuli (x) entraîne collection de capsules de bières (yBr) qui entraîne stimuli qui entraîne collection de capsules de bières qui entraîne stimuli qui entraîne collection de capsules de bières... etc... Irrémédiablement. Diablement irrémédiable. On se trouve là devant un individu à l’identité simple et inamovible que nul ne parviendra à faire changer d’avis. Le gars statique.
Le deuxième extrême, c’est le cas où l’égalité n’a absolument pas lieu. Le yBr avant refoulement n’a rien à voir avec le yBr après la prise de conscience. Un coup une chose, un coup une autre, apparemment sans rapport. La disparité est telle d’ailleurs que l’appellation prise de conscience semble inadéquate. L’incubation puis le passage du ça à la conscience, de la pulsion à l’action, se fait par bouffées délirantes. L’individu est en proie à une agitation hallucinatoire continue. Il refoule la vision de son plat de spaghettis, ça se stocke un instant dans le ça et ça ressort sous la forme d’une gifle à sa voisine. En gros, il est fou.
Entre ces deux extrêmes, obsession et délire, se situe le comportement de la majorité des humains. On peut en conclure que l’égalité avant-après, yBr = yBr, est à peu près vraie, les deux objets yBr n’étant pas loin du pareil au même. C’est-à-dire qu’en fait il existe un yBr prime, voisin de yBr, tel que :
yBr’ = prise • refou (yBr)
On constate ainsi que l’opérateur n’est pas exactement l’identité. Mais presque. Le passage par l’inconscient modifie légèrement les obsessions du sujet. La fixette sur l’escarpin rouge vermillon glisse doucement vers une fixation sur la bottine rose framboise. L’individu change. Oh pas beaucoup bien sûr mais un petit peu tout de même sans que ce soit énorme certes mais ce n’est pas rien, même si, à vrai dire, ce n’est pas grand chose. Evidemment si le yBr prime n’est pas vraiment voisin du yBr, le changement est visible. On passe de l’escarpin au dessous en dentelle. Plus le yBr prime s’éloigne, plus le changement devient important. Si le seuil du voisinage raisonnable est dépassé, le changement prend l’allure d’une catastrophe. On dit alors que le sujet pète les plombs. Imaginons que Br passe d’un coup de l’escarpin au tournevis cruciforme...
Nous pourrions formaliser cette dernière remarque en définissant la distance entre deux objets : d(yBr, yBr’), en établissant une distance seuil : ds et en affirmant que :
si d(yBr,yBr’) > ds
alors l’individu Br appartient à l’ensemble F des frappadas...

Exercices :
1/ Qu’est-ce que l’opérateur composé prise • prise ? Et refou • refou ?
2/ Démontrer que si d(yBr, yBr’) = 0, alors Br est statique.
Tout ce mouvement incessant dans lequel le ça est emporté comme la houle se fracassant sur les rochers est facile à appréhender dans le cas particulier du ça de la mémoire.

Définition 6
On appelle “madeleine” l’opérateur “prise de conscience” dans le ça de la mémoire. On appelle “oubli” l’opérateur inverse.

Le premier est lié à la phrase “je me rappelle”, le second à la constatation “je ne me souviens plus”. Dans notre vie de tous les jours, nous faisons fréquemment ces opérations sans même nous en apercevoir. D’ailleurs, quand nous disons “je me rappelle”, cela sous-entend que, pendant un temps, nous avons oublié. Or la mémoire possède parfois quelques imperfections. Entre le réel que nous avons vécu et le souvenir qui nous revient, il y a des nuances, voire des glissements importants. C’est tout le problème du témoignage. Ne dit-on pas que la mémoire embellit le passé. Et lorsque le mouvement oubli-madeleine, oubli-madeleine, se reproduit plusieurs fois, le glissement a tendance à s’accroître. Des soleils de printemps qui n’étaient pas là avant, des sourires tant attendus, des caresses inespérées apparaissent à l’esprit du sujet, colorent le noir et blanc de ses songes, l’amènent à rêvasser et le laissent là avec les yeux dans le vague. Dans le vague, peut-être parce qu’il se rend compte alors de la distance entre le réel et le rappel, entre le passé et le présent. Distance que tisse la mémoire infidèle, agitant la reminiscence aimée comme un leurre. Cette fameuse distance entre. Entre.

“Inventer, c’est se ressouvenir” écrivait Gérard de Nerval.

© Bruno Allain, 2003.