Les théorèmes
du ça (extrait)
De tout ce qui précède, nous constatons que le ça
change en fonction du temps. Le ça est un ensemble fluctuant. Il
arrive que des éléments en sortent lorsque ceux-ci passent
de l’ombre à la lumière, de l’indéfini
au cerné, de l’impalpable au tangible. Ça surgit,
ça déboule sans crier gare, ça submerge, ça
vous chamboule l’épiderme et puis dedans aussi, dedans ça
chantonne. Un mouvement lumineux qui prend des formes multiples : l’évidence,
l’hallucination, la réminiscence, la métamorphose,
le rêve, la cristallisation... Et dans l’autre sens ? Y a-t-il
des éléments qui entrent dans le ça et qui réintègrent
alors l’informulé ? Oui, évidemment. L’oubli,
la dissolution, l’effacement, l’évaporation, le nettoyage
à froid pour les lainages... Seulement en pratique on ne le sait
pas. On ne sait pas qu’ils y entrent. En effet, si on le savait,
on pourrait désigner quel élément entre dans le ça,
on pourrait donc le définir, alors il n’appartiendrait pas
au ça. Nouveau raisonnement par l’absurde. Donc on sait que
oui des éléments entrent dans le ça, mais non on
ne sait pas quand, ni quoi, ni qu’est-ce... Cela se fait à
notre insu.
Définition 4
On appelle “prise de conscience” l’opérateur
qui met la lumière sur un élément et le fait sortir
du ça. Enfin la chose se déclare. La représentation
-pensée, image, souvenir- liée à une pulsion apparaît
en pleine lumière. Pour bien comprendre de quoi il s’agit,
on pourrait, d’une façon générale et bien qu’inexacte,
poser l’équation suivante :
Prise de conscience (pulsion sexuelle) = Je t’aime.
Ou encore en abrégé comme on se plaît à le
faire aujourd’hui dans les médias :
Prise (sex) = Je t’ai
Il convient de préciser plusieurs points.
Remarque 1
Les éléments du ça ne sont pas les pulsions,
mais les représentants informulés (pensées, images,
souvenirs) liés à ces pulsions. Parler de la prise de conscience
d’une pulsion sexuelle est un abus de langage. On ne prend conscience
en gros que de certaines de nos “fixettes”, propres à
chacun. Pour celui-ci une chaussure à talon rouge, pour celui-là
l’odeur du jasmin, pour cet autre le geste d’une femme qui
tire sur sa jupe trop courte ou la vision de son nombril qui de temps
en temps se dévoile quand elle marche, pour cet autre encore les
chromes rutilants d’une moto, ou pour ce dernier un gant de cuir
noir, un rayon de soleil à travers une persienne, les poèmes
à Lou d’Apollinaire dont une grande-tante lui avait fait
une lecture émue, la couleur bleu lavande qui était celle
de la serviette de toilette avec laquelle la mère lui séchait
les cheveux, la texture charnue et le goût sucré d’une
poire bien mûre, l’attaque du printemps dans les quatre Saisons
de Vivaldi que le père écoutait en fumant le cigare dans
le fauteuil cramoisi, le satiné d’un rouge à lèvres,
le totoum totoum totoum des vieux trains lui faisant penser sans qu’il
sache pourquoi à deux corps qui s’enlacent... etc...
Remarque 2
Le résultat “je t’aime” de l’opération
ci-dessus est d’une banalité charmante mais simpliste. Il
n’est pas le seul possible. N’oublions pas qu’il s’agit
d’un élément du ça, lié à une
pulsion sexuelle, et qui se fait jour. Cette prise de conscience peut
aussi se focaliser sur le viol, la guerre, la boulimie, le désir
d’argent, ou le goût pour la collection de capsules de bières.
Remarque 3
Dans une absolue rigueur, on devrait noter “x” tout
élément du ça, puisque par définition on ne
sait pas ce que c’est. De surcroît, on ne peut connaître
le résultat de l’opération qu’avec une incertitude
pour le moins panoramique (voir la remarque précédente)
et qui en tout état de cause dépend de l’individu
sur lequel on travaille. Nous aboutissons alors à l’équation
suivante :
soit x appartenant au ça
soit un sujet que nous noterons Br (pour Bruno), mais nous aurions aussi
pu choisir Mr pour Marcel ou Sg pour Sigmund
Alors il existe un élément de Br, lui aussi sous forme de
pensée, image, souvenir, nous avons déjà employé
le mot fixette, élément que nous noterons yBr telle que
:
prise (x) = yBr
Définition 5
On appelle “refoulement” l’opérateur inverse,
celui qui fait entrer un élément dans le ça au lieu
de l’en sortir, c’est-à-dire un opérateur qui
empoigne pensées-images-souvenirs et les enfoncent avec force dans
le maëlstrom de notre inconscient. Je, Br, vis un truc. Ou trop difficile
ou trop plaisant. Mon moi ne veut pas en entendre parler. Il prend l’image
de ce truc-là et vlan! dans le ça. “Noie-toi dans
l’inconscient. Je me fous de savoir si l’eau est glacée.
Débrouille-toi. Tu ne sais pas nager ? Qu’est-ce que tu veux
que ça me fasse ? Tu peux crever, je m’en moque. Moi, je
fais l’autruche”. En gros, ça brouille les pistes.
Ce qui était défini ne l’est plus. Ce qui était
cerné tombe dans les abysses de l’indéterminé,
au coeur des limbes et de l’indiscible. Retour dans le chaudron
où bouillonne le magma premier de la fondation des êtres.
Il y avait quelque chose et chhhht ! il y a toujours quelque chose mais
je ne sais pas quoi, sans d’ailleurs être certain qu’il
y ait encore quelque chose...
Ainsi, et pour poursuivre avec la rigueur qui nous anime, à tout
élément indéfini x du ça, il existe un élément
yBr appartenant à l’histoire ou à l’expérience
du sujet tel que :
x = refou (yBr)
Rappel
En mathématiques, on appelle “identité”
un opérateur qui transforme un élément en lui-même.
Une vache en vache, le ciel bleu en ciel bleu, le sentiment de solitude
amère éprouvé par madame Mireille Laveau le 3 février
2002 en entrant dans son pavillon de Saint-Marc-La-Bruyère en sentiment
de solitude amère éprouvé par madame Mireille Laveau
le 3 février 2002 en entrant dans son pavillon de Saint-Marc-La-Bruyère.
En résumé, un opérateur qui ne transforme rien, puisqu’il
laisse la chose telle qu’elle est. Alors à quoi peut-il bien
servir ?
Reprenons les deux équations précédentes et, avec
la dextérité du jongleur, reportons l’une dans l’autre,
nous obtenons :
x = refou (yBr) = refou [ prise (x) ]
En utilisant la composition des opérateurs, là aussi bien
connue des mathématiciens, nous arrivons à :
x = refou • prise (x)
Ainsi donc l’opérateur composé refou • prise
transforme l’élément x en lui-même.
En d’autres termes, pour un individu, Br par exemple, la succession
des opérations prise de conscience et refoulement aboutit à
l’identité. On pourrait même dire qu’elle la
construit...
Ce résultat étonnant implique plusieurs remarques.
1/ Avec une similaire dextérité de jongleur et en reportant
autrement une équation dans l’autre, on obtient :
yBr = prise • refou (yBr)
Nous voilà à nouveau en présence d’un opérateur
composé qui laisse invariant l’élément yBr.
Ceci prouve bien que c’est la succession, ici inversée :
refoulement puis prise de conscience, qui construit l’identité
du sujet.
2/ Nous avons admis depuis un bout de temps que x appartient au ça,
et donc qu’il s’agit d’un élément indéfini
et indéfinissable. Comment savoir alors si le x de la partie gauche
de l’équation :
x = refou • prise (x)
est le même que le x de la partie droite. Autrement dit est-ce que
x = x ? Puisqu’ils sont tous deux indéfinis et indéfinissables
? La négative remettrait en cause notre découverte. Heureusement,
il nous est impossible de répondre à cette question, puisque
le ça est le domaine de l’informulé.
En revanche, nous pouvons nous interroger de manière analogue sur
l’équation :
yBr = prise • refou (yBr)
Le yBr est-il le même de chaque côté ? Autrement dit,
l’élement de Br venu à la conscience du dit sujet,
pensée-image-souvenir, parfaitement défini, lui... ce yBr
est-il le même après un passage dans le ça, conséquence
d’un refoulement suivie d’une prise de conscience ? yBr égale-t-il
yBr ? Autrement dit encore, avons-nous toujours les mêmes lubies
?
En vérité, deux extrêmes se présentent à
nous. Le premier est celui de l’égalité stricte. L’individu
se fixe sur un objet, toujours le même, et n’en déroge
pas. Le détour par l’inconscient ne change rien à
sa ligne de conduite. Il s’agit de l’exemple parfait de l’obsession.
Stimuli (x) entraîne collection de capsules de bières (yBr)
qui entraîne stimuli qui entraîne collection de capsules de
bières qui entraîne stimuli qui entraîne collection
de capsules de bières... etc... Irrémédiablement.
Diablement irrémédiable. On se trouve là devant un
individu à l’identité simple et inamovible que nul
ne parviendra à faire changer d’avis. Le gars statique.
Le deuxième extrême, c’est le cas où l’égalité
n’a absolument pas lieu. Le yBr avant refoulement n’a rien
à voir avec le yBr après la prise de conscience. Un coup
une chose, un coup une autre, apparemment sans rapport. La disparité
est telle d’ailleurs que l’appellation prise de conscience
semble inadéquate. L’incubation puis le passage du ça
à la conscience, de la pulsion à l’action, se fait
par bouffées délirantes. L’individu est en proie à
une agitation hallucinatoire continue. Il refoule la vision de son plat
de spaghettis, ça se stocke un instant dans le ça et ça
ressort sous la forme d’une gifle à sa voisine. En gros,
il est fou.
Entre ces deux extrêmes, obsession et délire, se situe le
comportement de la majorité des humains. On peut en conclure que
l’égalité avant-après, yBr = yBr, est à
peu près vraie, les deux objets yBr n’étant pas loin
du pareil au même. C’est-à-dire qu’en fait il
existe un yBr prime, voisin de yBr, tel que :
yBr’ = prise • refou (yBr)
On constate ainsi que l’opérateur n’est pas exactement
l’identité. Mais presque. Le passage par l’inconscient
modifie légèrement les obsessions du sujet. La fixette sur
l’escarpin rouge vermillon glisse doucement vers une fixation sur
la bottine rose framboise. L’individu change. Oh pas beaucoup bien
sûr mais un petit peu tout de même sans que ce soit énorme
certes mais ce n’est pas rien, même si, à vrai dire,
ce n’est pas grand chose. Evidemment si le yBr prime n’est
pas vraiment voisin du yBr, le changement est visible. On passe de l’escarpin
au dessous en dentelle. Plus le yBr prime s’éloigne, plus
le changement devient important. Si le seuil du voisinage raisonnable
est dépassé, le changement prend l’allure d’une
catastrophe. On dit alors que le sujet pète les plombs. Imaginons
que Br passe d’un coup de l’escarpin au tournevis cruciforme...
Nous pourrions formaliser cette dernière remarque en définissant
la distance entre deux objets : d(yBr, yBr’), en établissant
une distance seuil : ds et en affirmant que :
si d(yBr,yBr’) > ds
alors l’individu Br appartient à l’ensemble F des frappadas...
Exercices :
1/ Qu’est-ce que l’opérateur composé
prise • prise ? Et refou • refou ?
2/ Démontrer que si d(yBr, yBr’) = 0, alors Br est statique.
Tout ce mouvement incessant dans lequel le ça est emporté
comme la houle se fracassant sur les rochers est facile à appréhender
dans le cas particulier du ça de la mémoire.
Définition 6
On appelle “madeleine” l’opérateur
“prise de conscience” dans le ça de la mémoire.
On appelle “oubli” l’opérateur inverse.
Le premier est lié à la phrase “je me rappelle”,
le second à la constatation “je ne me souviens plus”.
Dans notre vie de tous les jours, nous faisons fréquemment ces
opérations sans même nous en apercevoir. D’ailleurs,
quand nous disons “je me rappelle”, cela sous-entend que,
pendant un temps, nous avons oublié. Or la mémoire possède
parfois quelques imperfections. Entre le réel que nous avons vécu
et le souvenir qui nous revient, il y a des nuances, voire des glissements
importants. C’est tout le problème du témoignage.
Ne dit-on pas que la mémoire embellit le passé. Et lorsque
le mouvement oubli-madeleine, oubli-madeleine, se reproduit plusieurs
fois, le glissement a tendance à s’accroître. Des soleils
de printemps qui n’étaient pas là avant, des sourires
tant attendus, des caresses inespérées apparaissent à
l’esprit du sujet, colorent le noir et blanc de ses songes, l’amènent
à rêvasser et le laissent là avec les yeux dans le
vague. Dans le vague, peut-être parce qu’il se rend compte
alors de la distance entre le réel et le rappel, entre le passé
et le présent. Distance que tisse la mémoire infidèle,
agitant la reminiscence aimée comme un leurre. Cette fameuse distance
entre. Entre.
“Inventer, c’est se ressouvenir” écrivait Gérard
de Nerval.
© Bruno Allain, 2003. |