Sylvain Coher / Eric Pessan Deux sur un banc, entretien libre |
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Au commencement était
La Baule. Du moins, au mois de juillet, le rendez-vous de lectures, rencontres,
débats qu'organisent Bernard et Brigitte Martin, des éditions
joca seria, et qui est devenu un rendez-vous professionnel important
pour toute la région, auteurs, libraires, bibliothécaires,
enseignants, sans oublier les formations métiers du livre... |
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et
c'était pas fini ! après les premières réactions à la mise en ligne de ce texte, Sylvain Pessan et Eric Coher ont décié de continuer leur échange sur Godot, via le banc sur bord de Loire ils le liront prochainement à LU Lieu Unique et vous pouvez les télécharger sur remue.net! épisode 2 - épisode 3 - épisode 4 - épisode 5 |
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Sylvain Coher / La recette
de Stein sur
remue.net |
Un banc, comme ceux des maisons de retraite. Au bord de la Loire. Sylvain se cure les ongles de la main avec celui du pouce. Il baille, son mégot lui brûlera bientôt la lèvre. Arrive Éric, essoufflé. Il tient dans sa main un livre. Il ne s’assied pas. Il regarde la Loire et reprend son souffle. Sylvain – J’ai cru que c’était lui. Éric (il pose son livre sur le banc.) – Qui ? Sylvain – Godot, comme dans le livre. Éric – Désolé, ce n’est que moi... Sylvain – J’attends qu’un personnage fasse irruption. Là ! (Il montre la rive où ils sont, puis celle d’en face.) Ensuite je pourrais écrire sur lui, sur sa vie. J’attends tout le temps Godot, ou toi, ou d’autres. (Un temps) Dans les livres ils sont déjà là. En vérité on ne sait pas d’où ils viennent, ni ce qu’ils foutent un beau jour dans des situations qu’ils ne méritaient peut-être pas. (Silence) Je pense à Meursault, à Charlus, à Emma, à Cléo. Je pense aussi aux vrais gens de chair et d’os que je connais, et qui pourraient un jour faire l’affaire quelque part. Je pense à Pierre Effilot, ton personnage de Chambre avec Gisant. (Il réfléchit :) Pierre ne pourrait pas passer là (il montre la rive où ils sont), ni là (il montre celle d’en face), mais on pourrait le voir dormir sur l’un de ces bancs et le tour serait joué. Alors Godot, d’un coup, ça serait lui. Pour toi au moins. Éric – Je ne suis pas certain de reconnaître du premier coup d’œil un personnage de mes livres, je ne connais pas leur visage, je ne sais que quelques gestes, il me serait plus simple d’identifier Elia (surtout si elle est flanquée d’un molosse) ou Stein s’il venait nous donner des conseils pour l’avenir. Les personnages ne passent pas par les yeux, ou alors on nous a imposé des figures. Je vois Godot avec un chapeau melon ou les personnages de Verne, tu sais, Nemo, Philéas Fogg, Michel Strogoff et Olivier Lindenbrook par les gravures reproduites dans les éditions de poche. Tu parlais d’Emma, j’ai relu deux fois le livre, Flaubert doit la décrire, il a cette patience méticuleuse, et pourtant je ne la vois pas. Je la sais. Et puis je ne suis pas physionomiste... Sylvain – Oui, pour l’apparence. (Il rit) Physiognomoniste alors ! Un temps Éric – Puis-je ? (Sylvain hoche la tête, Éric s’assoit.) Ainsi tu attends la venue des personnages? Ils précédent le livre ? Sylvain (nerveux) – Oui. Un peu comme dans La Mort aux trousses. Un bus doit venir, je l’attends, je sais qu’à l’intérieur il y a tous ces gens à écrire, et très peu devraient descendre, peut-être juste un ou une, ça dépend. Il y a quelque temps, Elia en était descendue avec ce foutu clebs, puis ce fut Stein (il rit) : je crois qu’il pleuvait ce jour-là ! Le bus ne passe pas toujours, c’est comme ça que je comprends mon boulot d’écrivain : attendre un bus comme dans La Mort aux trousses, avec une réalité économique qui joue l’avion d’épandage au dessus des champs de blé... Éric (il fait l’avion) – Vrououououoouoummmmm Sylvain – Tu as bien fait de t’asseoir, Éric. Un moment j’ai douté que ce soit bien toi, parce que je pensais à Pierre Effilot et que tu as paru aussitôt. (il vérifie ses ongles) Impeccables ! Oui, les couvertures des livres de poche nous ont imposé des figures, des jolies formes dont l’abstraction répond parfois à l’impossibilité d’une véritable représentation du livre. Quand j’étais plus jeune, je les regardais longuement, comme si la clef du petit livre était toujours caché dedans. Éric – Je me souviens... (il s’interrompt, rires.) L’inconvénient de ce jeu est que chaque phrase appelle une référence, impossible de commencer une réplique par Je me souviens... Je me rappelle, donc, des couvertures des bouquins de SF que je dévorais, Caza, Boris ou Siudmak, impossible d’y échapper. J’ai l’impression qu’un jour j’ai arrêté de lire de la SF à cause de ces couvertures, ces jeunes femmes cosmonautes à la poitrine démesurée cernées par des aliens baveux. Certains de ces livres méritaient mieux. Je garde une tendresse pour Tibor Csernus, il avait illustré la couverture de Demain les Chiens de Clifford Simak, l’un des tous premiers romans d’anticipation que j’ai lu... Je ne sais si j’aurais le courage de le relire maintenant, mais j’avais vraiment été emporté par cette histoire de clébards du futur qui se demandent si l’homme a vraiment existé... (Rires.) Je suis désolé de te parler d’un livre où les narrateurs sont des chiens. Tu n’échapperas pas à la malédiction canine ! Sylvain se lève et fait les cent pas devant le banc, avec le livre d’Éric dans la main. Sur l’autre rive une femme passe avec un tout petit chien qu’elle tient en laisse. Il sourit. Il ne regarde pas le livre, mais simplement la Loire. Sylvain – Je me rappelle aussi, du Domaine enchanté de Magritte sur L’Amour fou de Breton, et de ce noblichard simiesque sur le Baron perché de Calvino. Il y avait un mur aussi sur Le Mur de Sartre, et quelque chose de très jaune, du sable ou un soleil sur le folio archi-usé de L’Étranger. Dans la librairie, on était déjà un peu dans l’histoire. (Il tend son bras devant lui, accompagne le glissement du fleuve avec le livre qui ondule.) Ce qui est étrange, c’est que désormais j’ai l’impression de regarder de la même manière les collections grand format : le nom de l’auteur, le papier, le titre, tout cela forme une sorte d’illustration spontanée. Je pressent ce que je vais lire. Tu me suis ? Éric (grommelant) – Mmm... Sylvain – Pas grave. (Un temps) J’ai toujours eu l’impression que je ne choisissais pas les livres, mais qu’ils venaient d’eux-mêmes à ma rencontre. J’attends, de la même façon que mon personnage à venir, le livre que je devrais bientôt lire. (Rire) Peut-être est-ce le tien, ça expliquerait ta présence sur ce banc ! Il se rassoit. Rallume une cigarette, un peu tordue. Éric : Tu ne devrais pas autant fumer, tu sais. Mes personnages ne prennent pas le bus... j’ai l’impression qu’ils débarquent après coup, ils prennent le train en marche, pour filer la métaphore des transports en commun. Ils apparaissent alors que certains de leurs gestes sont déjà esquissés. (Il marche.) Il y a des modes, l’écrivain qui déclare que les personnages le prennent par la main et le conduisent, comme dans une chanson d’Yves Duteil. Sylvain (il chante) – Pren-dr’un bouquin par la main... Éric – Avant, il était de bon ton d’avoir impeccablement scénarisé son roman... Honnêtement, je ne sais pas comment ça se passe. Des idées, des mots, des images. Surtout des images. Des envies de décrire telle ou telle situation et une bonne dose d’imprévu-prévu. Parfois une phrase, jamais la première, hélas. Le casse-tête des premières phrases... (Il tente de shooter dans un cailloux et le rate.) L’étranger par exemple, « Aujourd’hui maman est morte. Où peut-être hier, je ne sais pas. » Comment reposer ce livre après avoir lu ces deux phrases ? Ou Moby Dick que j’affectionne. « Je m’appelle Ishmaël. Mettons. » Le mettons qui vient contredire la première affirmation m’a longtemps fasciné, même si j’ai un jour découvert que Melville avait écris « Call me Ishmaël » et que je devais cette fascination à la traduction de Giono. Sylvain (Il se racle la gorge et crache fort et loin, dans la Loire, les mains dans le dos) – Désolé! ... Pourtant c’est proche du commencement de Chambre avec gisant : « Le 29 mai vers quinze heures Pierre Effilot monte dans sa chambre. » (Il sourit :) T’as vu, je sais ça de tête ! Et dans le genre, il y a aussi ça : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » Ce bel incipit de Diderot, je crois que je l’ai un peu repiqué quelque part dans mon second livre. Involontairement, si c’est une chose encore possible. (Il lève le bras droit :) J’avoue, Monsieur le Procureur : j’ai vraiment piqué une phrase entière dans un fanzine à 5 francs, Lone Wolf, in Kiwi éd. 1983 ! Éric – C’est marrant, je pique des trucs moi aussi, pour la gratuité de la contrainte, ou pour débloquer une phrase grippée. J’ouvre un livre, et hop ! je pompe la structure d’une phrase, juste l’agencement grammatical, c’est une sorte de sampling extrêmement maquillé... Il reshoote, le caillou décolle mais rate la Loire. Sylvain – J’aime bien cette sorte d’indétermination initiale, cette potentialité de détonateur que portent le mot ou sa phrase. C’est presque un paradoxe : le doute de parvenir à quelque chose, et la certitude que cette chose sera cachée, là. Je trouve ça dans les titres de Juan Carlos Onetti - que j’aime par dessus tout : Terre de personne ou Laissons parler le vent. Il y a Saer aussi, avec son fameux nadie nada nunca. Tout est là, oui. (Il regarde la Loire) Quand plus rien n’aura d’importance, nous laisserons parler le vent... Éric – (il chante) Le vent l’emportera. Je me sers de la musique également, jamais lorsque j’écris, uniquement pour la réécriture, pour donner des rythmes, des accélérations, des mollesses. Chacun de mes textes est lié à deux trois disques... A l’émotion que je peux ressentir en lisant le journal, aussi. Sylvain (il marche derrière Éric et tous deux font le tour du banc. Le livre d’Éric y est posé, la couverture contre le bois peint, on ne sait toujours pas quel en est le titre.) – Oui, la musique c’est avant ou après, jamais en écrivant. Baudelaire disait ça des drogues, je crois. C’est autour. J’étais content d’avoir pu coller le Chan Chan de Compay Segundo dans mon premier livre. Les paroles sont vraiment idiotes mais l’air est envoûtant, et je l’écoutais beaucoup en faisant pas grand-chose d’autre, en regardant par la fenêtre par exemple. Il y a Léo Ferré, aussi : je suis un chien, qu’il dit. Dans le suivant, c’est La Callas et Ornette Coleman. Deux fous distincts, complémentaires. C’est un peu comme si l’écriture avait besoin d’une âme, d’un relief, d’un autre plan. C’est probablement un signe de faiblesse ! Éric – (Il chante :) Et tout disparaîtra, mais le vent nous portera... (Il ne chante plus :) En ce moment, il y a cette affaire dans le Nord, cette femme morte dans son sommeil et ses deux gamines de 3 et 5 ans qui ont vécu 10 jours en ouvrant des conserves et en se persuadant que leur mère était très fatiguée. Comment s’approprier une telle histoire ? Comment oser écrire là-dessus ? J’ai toujours été estomaqués par ceux qui s’approprient les faits divers, Le Clézio avec Ronde, Bon avec Un fait divers. Alors je maquille, je trafique, change les plaques, fait sauter le numéro du moteur et repeins la carrosserie. Il s’approche de la rive, ramasse le caillou et le lance dans la Loire. Plouf. Ronds dans l’eau, aussitôt déformés par le courant. Sylvain (à son tour, il cherche jalousement un cailloux qu’il ne trouve pas) – Tu oublies Truman Capote et Emmanuel Carrère. Oui, cette histoire m’a troublé aussi parce qu’elle est romanesque. (Il fouille le sol du bout de son pied) Archi-romanesque même. Dix jours à vivre avec la mort, avec l’abstraction de la mort, avec la volonté de maintenir le quotidien coûte que coûte, avec maman allongée comme c’est bien normal la pauvre elle est... fatiguée. (Il ramasse enfin une pierre blanche et plate et tire très fort, pour seulement trois ricochets) Mais dis-moi, pourquoi dis-tu « oser » écrire là-dessus ? Puisqu’on ne fait que ça, écrire sur le dos des autres, leur piquer leurs tics, leur tristesse, leurs émois et leurs petits crimes ; les voir plus beaux qu’ils ne sont et, parfois, les voir plus laids aussi par ce que ce jour-là, ce jour-là c’est comme ça. Éric (en cherchant de l’œil un cailloux plat) – C’est imprudent d’écrire, impudique. Les journaux m’emmerdent à ronger leurs petites doses de mort et de scandales et j’ai parfois m’impression de faire la même chose... Je ne sais trop où se situe la différence... Quel degré entre l’Adversaire et l’affaire Roman rapportée par Libé ? On débouche sur des questions exténuantes, comment définir la littérature ? par exemple...(Il ramasse un caillou, le jette. Deux ricochets. Sylvain l’applaudit.) Heureusement, nous écrivons de la fiction, le crime est parfait, nous pouvons toujours nous targuer d’invention. Je crois que je ne parviendrai jamais à écrire une histoire en disant C’est vrai, C’est ma vie... Je progresse en oblique, j’enterre le vécu dans la fiction. La narratrice de l’Ongle Rose de Sylvie Gracia se fait plaquer par un mec qui claque la porte en hurlant Voleuse de Vie. C’est une très belle illustration du travail de l’écriture... Comme les galets se font rare, Éric renonce à jeter des cailloux sur la Loire, il retourne s’asseoir et pose sa main à plat sur le dos du livre. Sylvain tente discrètement de lire un titre sur la tranche du livre. Sylvain – Oui. C’est vraiment ça, la propriété c’est le vol... A la Baule cet été, lors des rencontres littéraires d’Écrivains en Bord de Mer, j’ai entendu Philippe Adam dire qu’il voulait par dessus tout raconter des histoires... (Soupire...) C’est une évidence qu’il faut se répéter. Les bonnes histoires empruntent des vies, des lieux, des actions. Elle ne font que cela, et c’est déjà pas mal. Elles se foutent des analyses stressées, du psycho-stroumpfisme actuel, et des conventions rampantes et moribondes. C’est ce qui me motive à piocher des situations dans les livres plutôt que dans la vie, qui souvent m’emmerde profondément. C’est du marcottage. (Il montre sa tête d’un doigt en riant) Une petite tumeur au roman ! C’est, je crois, ce que Philippe fera avec la Société des amis de Clémence Picot, qui doit paraître ces jours-ci chez Verticales. Un méta-roman. Stein, mon personnage à venir, existe pareillement dans un roman que j’adore. Je ne l’ai pas renommé, je lui ai laissé quelques-unes de ses particularité, j’ai voulu le faire vivre encore, lui donner un prolongement, une chance de plus... Un jour, j’aimerai rencontrer le Philippe Gué d’Ostende, ou le Beau Ténébreux de Gracq (il rit) : pour l’embêter un peu celui là ! (il montre une péniche couverte de sable qui peine contre le courant dans une épaisse fumée noire) Tu aimerais ça, toi, qu’une de tes créatures poursuive son chemin ailleurs, et sans toi ? Éric – Oui ! Bien que je vois mal comment écrire une suite où une extension à l’un de mes livres. Sylvain – C’est bien pour ça que je parle de « tumeur ». Ni suite, ni extension, mais quelque chose qui pousse comme une herbe folle, saugrenue sur un bout de trottoir. Éric (rêveur) – Je serais fasciné de voir quelqu’un s’emparer d’un bout de truc que j’aurais écrit... J’ai souvent cette tentation lorsqu’un livre ou un univers me marque réellement... L’an passé, j’ai tâté le terrain, mine de rien, en interviewant Antoine Volodine. A la parution du Post-Exotisme en 10 leçons chez Gallimard (en 98) j’avais commencé à écrire un roman (ou plutôt une romance) qui s’inscrive dans les codes extrêmement particuliers qu’il a définis. J’avais vite renoncé et lorsque j’ai enfin rencontré Volodine je me suis caché derrière ma fonction de journaliste radio pour lui demander s’il souhaitait que quelqu’un, un jour, s’inspire de son œuvre pour écrire un livre. Sa réponse a été claire : Non ! Il se relève et s’approche de Sylvain, toujours au bord de la berge. Sylvain – Tu vois, faudrait pas demander ces choses-là... Est-ce que la tumeur demande quelque-chose au corps qui la porte ? La péniche passe, les remous viennent éclabousser les berges. Éric : Volodine est un auteur qui me fascine, il a construit un monde privatif qu’il explore de livre en livre. Je ne vois pas d’autres écrivains capables de passer de la collection Présence du Futur chez Denoël aux éditions de Minuit sans rien changer à sa manière d’écrire ! Je me sens éponge, ou caméléon. C’est très difficile de sortir de certains auteurs aux personnalités très fortes, tu citais Ostende, j’ajouterai Cadiot ou Jauffret pour ne donner que les premiers noms qui me traversent l’esprit. Ces salauds-là proposent un système clé en main où il serait confortable de loger. Sylvain (qui recule de la berge et secoue son pied mouillé. Il parle plus fort pour couvrir le bruit du moteur de la péniche) – Oui. Ce sont des voix qui deviennent vite familières. L’exercice est un peu universitaire, mais j’aimerai savoir à chaque fois combien de timbres distincts s’y chevauchent. Chez Volodine notamment, qui n’arrive pas de nulle part, qui construit avec des pages composites ses jolies zones crépusculaires. (Il rit :) Ici la tumeur est en phase métastatique... Hey, regarde (il montre la péniche qui s’éloigne) : sur le pont, cette tente comme une yourte et cette femme, à l’avant, on dirait la Gabriela Bruna de Dondog ! Et Smoky, la chienne-louve et Smiertch le bâtard roux doivent dormir dans la cabine ! Éric – Merde ! Les tumeurs poussent autour de nous ! Manquerait plus... (il se retourne vivement) Non, personne. Une seconde je me suis persuadé que le vieux Borges serait là, aveugle, la canne à la main, assis sur le banc, attendant que vienne le rejoindre son jeune double débordant d’ambitions littéraires... Je crois que j’aurais eu une sacrée frousse. (Il se calme.) J’ai lu ce mois-ci une interview d’Eric Faye dans Le Matricule des Anges, il parle du fantastique et il fait la distinction entre l’outil et l’objectif. C’est très pertinent, Volodine ou Borges usent du fantastique comme outil. Hé, tu as les pieds trempés ! Sylvain (secoue sa tête puis se la gratte) – Pas grave. J’ai mal à la tête. (Il regarde autour d’eux avec un air étonné :) On dirait le soir, ou le matin. J’ai faim, et soif aussi. (il regarde ses pieds :) Ensuite ça séchera. Moi aussi, parfois, je crois voir ces fantômes-là. Borgès avec le bouc de Perec, Calvino avec les lunettes de Duras. Éric Faye devrait poursuivre le travail de Todorov sur le fantastique, car cette piste broussailleuse est plus qu’intéressante. Par exemple, je t’ai déjà dit, il me semble, que tes deux romans correspondaient à la définition que donne Todorov du Fantastique. La fameuse Moustache de Carrère également. Et Le nez de Gogol, ou la Métamorphose de Kafka par dessus tout. Ici, je ne sais même pas si c’est l’outil qui fonctionne, sinon l’idée de l’outil, son ombre. Ce désir d’entre-deux de Volodine, c’est peut-être ce qui lui permet de passer aussi aisément de la bouillonnante Présence du Futur à la finalement très sage édition de Minuit. (Il s’arrête et sort son tabac et ses feuilles en fronçant les sourcils) Tiens, tout à l’heure, je parlais de Gracq et je pense soudainement qu’avec le Château D’Argol, ou bien La Chute de la Maison Usher de Poe, on pourrait déplacer l’analyse de Faye sur le roman Gothique, cette préhistoire du Fantastique sur fond de forêts allemandes... Outil plus qu’objectif ! Et l’incontournable Sanctuaire ? (Il montre du doigt deux scooters de la police municipale, qui font du cross à grands coups d’accélérateur un peu plus loin dans les talus) Et puis la pseudo rivalité du roman « blanc » et du roman « noir » (Il passe sa langue sur le gommage de la feuille.) J’aimerai faire du gris... (il renifle) Les pieds trempés, c’est un truc à se choper un rhume ! Éric – Dès qu’on parle du blanc, il y a toujours quelqu’un pour caser que les esquimaux ont des dizaines de mots pour qualifier cette couleur. Il faudrait imaginer un peuple vivant dans le gris, sur les pentes poussiéreuses d’un volcan, pour placer la même référence avec le gris. Inventer son gris à soi... Quelle ambition ! (Les scooters de la police municipale s’éloignent.) On doit vieillir, il y a cinq ans ils nous auraient demandé nos papiers. Sylvain – Ouais. (Il rit, prend une grosse voix :) – Vos manuscrits, s’il vous plait ! Éric – La littérature est devenue élastique, c’est l’un des grands avantages de notre époque. L’inconvénient, c’est que nous sommes nombreux à tirer dessus. Au sujet d’Hors Saison, tu déclarais que l’idée du chien venait d’une interrogation sur la narration. Un narrateur omniscient était comme un clebs collé au personnage. Sylvain – C’est vrai que je lui trouvais un air de chien, pas cabot plutôt toutou, la langue pendante et l’œil inquiet ! Éric – Cela fait plusieurs semaines que je tente de résoudre un problème similaire, où situer la narration ? L’idéal, pour l’histoire que je bricole, serait que la voix provienne d’un narrateur-intrus capable de se faufiler dans les pensées des personnages. Je suis freiné par ceux qui ont déjà tiré ce bout-là de l’élastique, Darrieussecq dans Bref séjour chez les vivants entre autres... Parfois, à tort, je me dis que je lis trop, qu’il faudrait appliquer la recette de Dubuffet décrivant l’art brut, se couper des livres pour garder sa voix intacte... Le fantasme est naïf et il ne fait pas long feu. Je crois que je me passerais plus volontiers d’écrire que de lire.(Bruit de scooter.) Merde ! Ils reviennent. Sylvain – Tu vois, on ne vieillit pas tant que ça, la Loire est bien gardée ! Nous savons que l’écriture succède à la lecture, à l’image, au son ; comme le rêve succède à la journée, sinon il est dit prémonitoire, (il rit :) ce qui est rare en fin de compte ! Pour la narration tu as raison de dire que c’est un casse-tête : les clebs, les spectres, l’auteur, les fœtus, Dieu, tout ce petit monde du silence cherche à prendre la parole. Finalement, je crois que j’aime l’idée du narrateur abstrait, l’entité neutre qui ne se pose pas trop de question et qu’on oublie rapidement. (il réfléchit, en surveillant les scooters qui se rapprochent d’eux) Mais j’aime aussi le fouillis du Bruit et la fureur, ou celui de Voix Express, (toujours Ostende !) et l’idée que celui qui raconte en sait plus qu’il n’en dit : c’est un « outil » fictionnel efficace. 1er policier (il coupe les gaz et met pied à terre devant eux) – Messieurs... Sylvain (agacé) – Permettez... Efficace parce que je suis un lecteur soupçonneux. Lorsqu’on me raconte une histoire, et que le narrateur y est impliqué, j’ai une fâcheuse tendance à douter de tout : du coup je fabrique, à mon tour, et je donne du sens à ce qui pouvait ne pas en avoir. (Il s’adresse au policier :) Asseyez-vous, je vous en prie. Dans la vie c’est la même chose n’est-ce pas, lorsqu’un suspect vous raconte sa version des faits ? 1er policier (il ôte son casque) – Euh... 2ème policier (à son collègue) – Un problème ? Éric – Une minute, oui, justement, j’aime bien que le lecteur doute, qu’il se demande d’où vient la voix... 1er policier (brusque) – Vos papiers ! Éric – Minute ! j’ai dit... insérer le doute jusque dans les grandes lignes, ne pas savoir se départir du cinéma mental du narrateur, comme le Robinson de Cadiot, un sacré mythomane, toujours en train de broder le réel... Sylvain – Oui, c’est ça, mythomane mais pervers, c’est à dire capable de diriger, d’organiser sa mythomanie. (Au policier en levant un doigt :) sa schizophrénie même ! 1er et 2ème policiers (ensemble) – Dites, vous allez nous donner vos papiers, et plus vite que ça ! Éric – Le doute, c’est la grande force de la fiction. Il se tait, les policiers ont disparu. Sylvain et Eric éclatent de rire. Éric, qui tendait son livre vers eux, le repose sans ménagement sur le banc. Sylvain tend le bras comme s’il tenait une arme. Sylvain – Bang ! C’est vraiment la fiction qui leur manque à ces types ! Jo Fossoyeur et Ed Cercueil, les flics surréalistes de Chester Himes ont littéralement disparus : je pense que c’est les scooters qui leurs déplaisaient. Pour utiliser un flic dans une fiction, il faut le décaler un peu, vers l’humain ou l’inhumain, qu’importe. L’utiliser dans sa fonction ne sert à rien. Si tu proposes un personnage ou une situation sur lesquels on ne puisse pas spéculer, tu deviens conférencier et tu perds la magie, ce dialogue murmuré qui doit se nouer avec le lecteur. (Il sourit) Les poètes savent cela bien mieux que nous. Éric – Ah ! La poésie. C’est surtout là que je pompe des idées de phrases, une vraie mise à sac. J’me souviens encore de mon Baudelaire et de mon Rimbaud achetés avec les crayons et les fournitures scolaires, je les ai cherchés récemment pour relire quelques lignes, ils ont disparu... Je passe mon temps à prêter des livres que l’on ne me rend pas. Les gens supposent que, parce que tu as une grande bibliothèque, cela ne te manquera pas... Sylvain (il hurle) – Les chiens ! Éric – Un autre livre admirable que je n’ai plus c’est La fabrique du Pré de Ponge, un véritable traité d’écriture, un work in progress qui montre tous les états et les hésitations procédant de l’écriture d’un poème. Sylvain – Génial ! Après l’électrochoc du Coup de dé de Mallarmé, Le Dormeur du Val fut une vraie révélation pour moi. L’instantané d’un polar parfait : tout y est, l’ambiance et le suspens, la surprise et la possibilité d’inventer à son tour qui a tiré, et pourquoi... Erwann Rougé, qui est un poète que j’aime beaucoup, m’a dit un jour que pour lui, ce qui était important dans ce poème, c’était la couleur rouge des deux trous au côté droit. Ce qui m’importe moi, c’est qu’il y en ait deux, des trous. C’est louche ! Un temps s’écoule, absolument calme, la Loire glisse, le silence est presque parfait. Ils regardent autour d’eux. Éric – A bien y réfléchir, je ne suis pas d’accord avec toi. Il faut parfois oser utiliser des choses ou des personnes dans leur fonction, oser se coltiner des stéréotypes. Décaler tout le temps c’est un peu céder à la facilité, non ? Voilà un autre fantasme : oser ennuyer le lecteur. Sylvain – Mouais, parfois, pourquoi pas. Il faut reprendre Faye alors, et se dire que le stéréotype est un outil, pas un objectif. Dernièrement, j’ai dû camper des gens «normaux». C’était pour La recette de Stein, et j’ai eu un mal fou ! Bien avant d’ennuyer mon lecteur, c’est moi qu’ils faisaient vraiment chier ! C’est gênant à dire, mais je préfère les fourbes, les transis, les psychopathes, ceux qui dérapent ou ceux qui sont susceptible de déraper prochainement. (Brusquement il montre la Loire :) T’as vu, tout s’est arrêté ! On dirait la forêt quand toutes les rumeurs d’oiseaux s’arrêtent au passage d’un chien ou d’un promeneur... (Il renifle l’air et tourne la tête dans tous les sens :) Rien de visible... (Il s’assied à nouveau et cherche son tabac dans sa poche) Continuons : je fais de gros effort pour ces personnages-là, les peu-fictionnels, et j’ai le sentiment que ça se ressent sur la page. Éric – Non, ils sont nécessaires tes pseudos-fictionnels. Pour juger du désordre et du décalage introduits par Stein, il faut étalonner la réalité. Là, autour de nous, la Loire avait besoin de couler pour que son arrêt soit inquiétant... D’ailleurs, c’est vrai, ça fout la frousse, elle ne bouge vraiment plus. Tu crois que le temps est figé ? Comme dans un livre, quand le lecteur stoppe sa lecture et referme les pages, les phrases sont en stand-by. Il prend une branche morte, la jette. Elle éclabousse la Loire et flotte mollement. Il regarde autour de lui. Rien. Pas un mouvement. Le ciel sans nuages n’offre pas de repères. Sylvain – La vache ! Éric – « Dès que l’on fouille le moindre souvenir, on se met en état de crever de rage », c’est de Cioran, un auteur dont on sous-estime largement l’humour à mon avis. « N’a de conviction que celui qui n’a rien approfondi » a-t-il écrit ailleurs... J’ai si souvent l’impression qu’en matière de littérature une idée et son contraire se valent. Je suis exaspérant de relativisme, non ? Sylvain – Oui, mais c’est bien toi, et dans ce décor un peu glauque ça me rassure ! Et puis je l’aime bien, cette phrase de Cioran, elle est réversible : je n’ai pas de conviction parce que je n’approfondis pas. Pas le temps, pas l’envie. La philo m’ennuie. L’essai m’endort. La littérature me plait lorsqu’elle reste sensuelle, poétique ; lorsque je peux effleurer quelque chose presque par hasard et sans qu’on me force la main, j’en suis reconnaissant à l’auteur, c’est un vrai magicien. La Loire est devenue verte, comme solarisée, et plus haut, dans le ciel, leurs regards se fixent sur un rapace immobile, qu’on dirait pendu à une corde. L’idée d’un vélo passe devant eux, juste l’idée mais avec toutefois le grincement des pédales : c’est un tandem monstrueux. Éric montre l’homme avec le gros manteau qui tient le guidon, ils reconnaissent Faulkner, et Michon derrière lui (qui ne pédale pas) et bien d’autres encore, et même François Bon, qui leur fait un signe au passage. Sylvain (il siffle) – Comment ce grand cadre résiste-t-il, toutes ces selles et ces pédaliers sont interminables ! Éric – (il chante) C’est la chenille qui redémarre ! On s’en fout des raisons, l’important c’est qu’il tienne. Tu as vu, il y a ceux qui pédalent et ceux qui se laissent porter... Je ne les reconnais pas tous, certains ne sont pas frais, ou alors ils n’ont pas l’habitude... Le vélo n’en finit plus de passer. La Loire de verdir, le rapace de planer. Éric – On finira par sombrer dans l’hermétisme à ce rythme. Regarde ! Ils pédalent par ordre alphabétique : Angot (elle s’est mise dans les premiers, m’étonne pas), Apollinaire, Aymé, Bataille, Blanchot, Borges, notre copain Brebel, Breton, Calaferte, Caligaris, Char, Dante j’le reconnais d’après gravure, Desbiolles, la Marguerite, le vieil Eluard, Faye, Flaubert, ils sont des milliers, le défilé va durer des heures, on ne verra plus la Loire d’ici la nuit... Sylvain – Genet, Gogol, Gracq..., et Pouy qui essaie de doubler Poe en pédalant plus vite !!! T’as raison, on se casse ? Éric hésite, il caresse la couverture de son livre et finalement l’abandonne sur le banc. Éric – C’est pas ce coup-ci que l’on verra Godot... Sylvain – Et bien si, le voilà justement ! Godot s’avance vers eux, soulève son chapeau melon et les salue d’un geste du menton.
Éric Pessan & Sylvain Coher |