Sylvain Coher / La recette de Stein

Sylvain Coher vit à Nantes. Il a publié en 2002 aux éditions Joca Seria , Hors Saison, et en 2004 La recette de Stein.

à lire :
la littérature d'aujourd'hui révisée par ceux qui arrivent
Sylvain Coher / Eric Pessan : Deux sur un banc

et le travail d'ételiers d'écriture de Sylvain Coher:
Cartes postales du Pouliguen

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LA RECETTE DE STEIN
à paraître aux éditions joca seria, en janvier 2004

« Toute vie est une entreprise d’autodestruction »
Francis Scott Fitzgerald

[EXTRAIT]

Stein réapparut dès le lendemain soir, aux environs de dix heures ; fripé comme un lendemain de cuite, à point, séché sur le fil avec la marque des pinces dans le creux des épaules. Clochard céleste, songea-t-il en entrant dans le hall. Je suis là, partout où vos mains se tendent je suis déjà là. Plus question de chewing-gum dans le mécanisme de la porte, j’appuie sur la touche Poinsot de l’interphone : je suis chez moi ici, je jette un coup d’œil dans la boîte aux lettres, je déplore qu’il n’y ait plus de concierge à saluer dans les immeubles neufs.

Des poches sales sous les yeux et les bras ballants. Un simple pantin. Inoffensif, se voulait-il. Avec ce talent de comédien pour s’offrir chaque fois que la situation l’imposait un visage ingénu, une humeur moutonne. L’intégralité de son image dans la glace courtoise de l’ascenseur lui décrocha un sourire carnassier. Il regarda ses dents avec attention, comme on regarde les crocs saillants d’un chien, avec l’imagination qui les plante toujours d’un accès de nerf dans une chair pleine et tendue : dans un steak, dans le regard laineux des ovidés.

Il frotta d’un seul geste, lent comme une caresse, le coin humide de ses lèvres, avec son pouce et son index. Ensuite il passa ses mains froides sur son visage et sur son front, court rituel extatique, avant de frapper deux fois à la porte des Poinsot.

Estl ne s’était pas rendue au ministère, au bureau, près de la Seine qui ne lui disait rien de bon par les temps qui couraient. Elle n’avait pas pris la ligne 6 du métro, aérienne pourtant, convaincue par avance que les longs couloirs de la gare Montparnasse l’auraient contrainte à faire demi-tour, finalement, de toute façon.

Ainsi, elle ne s’était pas collée à des individus qui n’auraient pas manqué de lui rappeler Stefan. Stefan partout. Elle avait refusé de croiser son déodorant musqué bon marché. Sa tignasse grise de jeune vieux ou de vieux beau. Sa montre d’aviateur de Noël. Ses costumes. Le bleu, surtout. Et la lèvre inférieure de Stefan, un peu décalée, en retrait à se toucher les dents : combien de types ont la lèvre inférieure un peu en retrait dans une seule ligne de métro, pensa-t-elle en s’interdisant de sortir : c’est consternant. Stephan partout. Comme par enchantement, la ligne 6 se serait peuplée de Stefan. Alors elle, toute seule contre tous, elle ne l’aurait pas supporté, de voir tous ces Stefan, avait-elle fini par conclure en se recroquevillant des heures durant sur le fauteuil du salon.

C’était sa fugue à elle. Chacun son tour. Elle pensa nulle excursion n’est plus envoûtante que celle qui se déroule chez soi, autour de soi, dans un clapotis de pagaies et des jeux d’ombres familières. Les eaux dorment et on s’agite, et on se perd alors dans un espace bien plus vaste que ceux lointains des voyageurs de la terre.

Elle avait d’abord tenté de dormir, avant d’essayer de lire, puis de regarder les parapluies bariolés passer sous la fenêtre.

Elle avait arpenté l’appartement toute la journée, en décrochant régulièrement le téléphone pour vérifier le bon fonctionnement de la ligne. Lorsqu’il sonna enfin, c’était Franck-le-numéro-trois qui venait aux nouvelles. Alors, panne d’oreiller ou java de semaine, avait-il demandé avant qu’elle ne dise un mot. Elle avait pensé Connard très fort, et elle avait dit qu’il n’y avait plus de Stefan. Désintégré. Volatilisé. Voilà. Franck-le-numéro-trois bafouillait. Devait réfléchir simultanément au boulot que Stefan ne ferait pas. Ne ferait plus. Entretien, embauche, formation, ...c’est la merde, avait-il conclu à mi-voix. Puis il s’était tu et elle respirait fort dans l’appareil. Il n’aimait pas l’intimité de ce souffle : il aurait voulu savoir s’ils s’étaient engueulés ou quoi d’autre, mais bon, il en était plutôt à chercher une petite phrase adéquate pour pouvoir raccrocher. Sacré Stefan ! Pas facile les ruptures...

Ce fut elle qui reprit la parole, comme si de rien n’était : dites-moi, Franck, vous connaissez Stein ? Qui ça ? Stein. Non, jamais entendu ce nom-là. Un de vos collègues, paraît-il. Non, jamais entendu ce nom dans nos bureaux. Vous êtes sûre ?

Et puis elle avait raccroché en guise de baffe et l’appareil n’avait plus sonné. Café. France Inter. Cafetière.

Elle déambulait, rebondissait de mur en mur comme sur un billard tordu. Sur le balcon elle avait trouvé des traces de peinture blanche. Bizarre, mais bon... Elle avait compté les costumes dans la penderie. Inventorié les bibelots et tous les objets. Caressé le porte-clef Simca, avec le passé suspendu à l’anneau brisé. Le cartable élimé de Stefan. Ses crayons mordillés et les plaquettes publicitaires annotées. Ses chaussures rangées, la droite à gauche de la gauche et ainsi de suite. Ne plus rien regarder. Fermer les yeux. Regarder par la fenêtre, et puis non. Attendre.
Et finalement, sans que rien ne change, ne plus trop attendre non plus.
Lorsque Stein réapparut les enfants étaient enfin couchés. Les petites dormaient et Jil devait lire ou jouer en cachette sur la console. Il était dix heures. Une immense journée, pourtant coulée dans un moule identique aux autres. Stein l’avait passée à marcher seul dans Paris. Il se méfiait, évitait avec soin le regard des autres et l’avalanche constante de leurs signes distinctifs, craignant chaque fois, au moindre visage suspect, de se laisser embarquer dans une nouvelle filature. D’abord je dois finir les Poinsot, rabâchait-il. Finir ma mission et boucler le dossier. Chaque chose à la fois, pensait-il en quittant Port Royal pour longer l’Observatoire. Il regardait ses pieds, deux mètres de trottoirs devant lui et le socle des monuments. Un lion, cela il le savait sans avoir à lever la tête. Il dit : ici les proies ne manquent pas.

Finalement, il s’autorisa trois contacts, dont l’un au parc Montsouris. Une femme très belle, avec le visage brouillon, déchiré comme une simple feuille pour mieux recommencer. Une proie de luxe, un vrai dessert. La Cléo de Varda rien que pour lui, dans le même décor. Il pensa : j’aimerais faire irruption dans le film de Varda. J’aurais les mains de Mitchum et la voix de La Callas, la douce voix d’Ophélie. Je m’approcherais de cette femme lorsqu’elle longe le bassin, en frôlant la rambarde du bout de ses doigts délicats ; je poserais ma main Love sur son épaule et lui dirais que le cancer n’existe pas, qu’il est une invention des malades et des hôpitaux. Je poserais ma main Hate sur sa bouche, et lui dirais que la vie est ailleurs, brève, légère comme le doigt tendu de l’oncle Georg.

La femme s’éloignait, il dut presque courir pour la rattraper. Enfin il la héla et lui montra le bassin. Il dit : les jours sont longs, n’est-ce pas ? Ils le sont même pour les piafs et les canards, tout là-bas. Et puis les jours se ressemblent, souvent ce sont les mêmes et ceux-là sont les pires. Je vous en prie, marchons. Quelque chose nous empêche de tout reprendre depuis le début. A zéro. Vous comprenez ? Il faudrait une gomme pour la mémoire, et un vrai crayon pour l’écrire à nouveau... Il dit : par dessus tout considérer avec une certaine gaîté l’échec de sa vie. Réfléchissez : vous fanez, j’arrive et je vous propose une autre floraison, une autre vie, une toute neuve où l’échec, forcément inéluctable, n’en sera que bien plus intense...

Elle prit sa carte d’une main ferme, et elle sourit pour le remercier. Elle avait une fille, encore jeune, dont il faudrait s’occuper par la suite. Stein l’aurait embrassée tant elle lui plaisait, la Cléo de Varda.

Et Stein, plus léger, était revenu en marchant ; en sifflant jusqu’à la rue d’Alésia.