Patrice Lucotte / Retenir Prochkwitz

Patrice Lucotte est radiologue à Saint-Claude. On a déjà publié de ses récits dans remue.net.

 

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La douleur, il faut bien l'endormir. On aurait pu parler toute la nuit jusqu'à ce qu'au moins tu dessoûles – c'est surtout moi qui aurais parlé, d'ailleurs – mais ce n'est guère possible, demain matin tôt ou plutôt tout à l’heure d'autres m'attendent, essaieront d'éprouver ma compétence à les soulager d'autres misères réelles ou imaginaires mais tout aussi cruelles…


Encore une fois, on avait appelé au milieu de la nuit. Des voix affolées : Oh venez vite je vous en prie, notre voisin veut se jeter du balcon. Habillé un peu de travers j'avais sauté sur le siège à ressorts de la Dyane, empaumé la poignée sphérique dure et froide du levier de vitesses, tangué un peu au démarrage, foncé lentement jusqu'à la cité dans le bruit citroën.

Des blocs bas se détachait un halo de lumière sur la saillie d'un balcon, deuxième ou troisième étage, avec silhouettes humaines peu mobiles. Garé en bas ayant grimpé les escaliers dans leur cage à cette heure silencieuse ayant franchi la porte d'entrée laissée pour moi entrouverte, essoufflé, vite traversé le petit appartement sans regarder, j’avais rejoint sur le balcon le groupe et l'homme que retenaient les autres et ce qui n'était pas prévu : ses cent quarante ou cent cinquante kilos. Et aussi l'alcool bien sûr, beaucoup, et d’espoir aucune trace – espoir ou espérance ? un homme assis ferait la différence, saurait expliquer ; un curé ; moi pas, des idées sans raison traversent la tête quand on court.

Encore une fois ce grand écart d’essayer de raccrocher l'homme à la communauté des humains, au béton ferme du balcon, à la chambre à coucher attenante ; de le convaincre, de lui trouver une raison au moins de ne pas sauter dans le vide, hors vie, pour finir sur une pelouse ou plus sûrement sur ou à moitié dans le capot d'une des voitures plus très fraîches parquées en bas, au pied de l'immeuble. (Les carrosseries vivent la nuit ; elles prennent des coups de lune et fanent ; elles s’écaillent comme le courage et la patience.) Parler. Parlementer. Encore une fois amarrer l’homme, mais à quelle existence ? Celui-ci a bien dû quand même au fin fond le vouloir, qu’on le rattrape, s'il a fait tant de cirque réveillé les voisins plutôt que d'ouvrir maladroitement la porte-fenêtre s'y cognant aux entournures et en catimini – si à un quintal et demi catimini convient  – après trois pas enjamber la rambarde en silence et au revoir... Bien qu’encore : est-ce qu'on peut se jeter sans bruit ?

Dans le nom de l'homme corpulent il y a deux voyelles pour huit consonnes. C’est son nom qu’on prononce, c’est à lui qu’on s’adresse. Disant allez va, reste encore un peu avec nous, pensant je ne sais même pas si j'ai raison de vouloir te dissuader de partir, je ne vois même pas ce qui m’en donne le droit. Mais quel malheur si tu nous quittes, quel échec…

Et aussi : comment as-tu pu en arriver à ce point, selon quel trajet en ligne brisée depuis ton Est en déconfiture jusqu'à ce balcon, à cause de quelle guerre ? Il faudrait que je lise un peu d'histoire, que je m’assoie comme un curé pour réfléchir à tout ça, à l’espérance et à l’espoir ; c’est ce qu’on dit soigner les gens qu’on m’a appris à moi, rien d’autre, que le temps presse ça s’apprend tout seul… Tu me rappelles cet homme qui beuglait la nuit au pied d'un autre immeuble bas, du béton où j'habitais, peut-être un de tes compatriotes, son nom à lui on ne le connaissait pas on l'appelait Degaulle Francefidèle à cause de ce que jusqu'à épuisement à la lueur des sphères lumineuses des allées titubant il hurlait comme un chien, ou un loup, à pleins poumons comme on dit, appuyant et traînant sur le o et le è qu’un balancement de tout son corps vaille que vaille accompagnait, chancelant, ça donnait de Gau-au-au-au-aulle ! France fidèèèèèle ! Il se trouvait toujours quelqu'un pour prévenir la police si bien qu'il dormait à l'abri et pas le ventre vide ou seulement plein de liquide…

Mais pour le moment le but c'est de t'éloigner toi du danger, c'est de te rapprocher de ton lit. Dans ton esprit ce n’est même plus la brume, c’est ce presque noir que tu as voulu pour y faire la paix, n’y laisser que cette vague idée de mort par plongeon. Quoi de possible, sinon ? Les paroles pour te ramener dans ta chambre, docile maintenant, redevenu un enfant. Ça impressionne quand tu t'assieds sur le lit, il s'enfonce en arc. Peut-être ne voulais-tu que cela, du reste, la compagnie de quelques autres animaux humains. Peut-être qu’arrivé à cette heure, tes plaies tout de même un peu pansées par l'alcool, ou l'ayant tenté en vain, ne te supportais-tu simplement plus dans tes murs, au milieu des choses et du silence, des Français fidèles qui dorment.

La douleur, il faut bien l'endormir. On aurait pu parler toute la nuit jusqu'à ce qu'au moins tu dessoûles – c'est surtout moi qui aurais parlé, d'ailleurs – mais ce n'est guère possible, demain matin tôt ou plutôt tout à l’heure d'autres m'attendent, essaieront d'éprouver ma compétence à les soulager d'autres misères réelles ou imaginaires mais tout aussi cruelles… A inspecter, palper, percuter, ausculter, panser, recoudre, vacciner, rédiger, conseiller…

Piquer : j'endors ta douleur et toi avec. Même pas besoin de calculer la dose – c'est facile je double, j'ai préparé deux ampoules. Tu sais bien que tu te sentiras mieux, ça ne doit pas être la première fois pour toi non plus que les choses se passent ainsi. Je sens bien que je te prends tout de même un peu en traître, mais comment faire autrement ? Et puis je t’ai prévenu. Avec un coton imbibé je nettoie le coin de ta vaste fesse, j'enfonce l'aiguille tout droit, j'aspire un peu pour vérifier que la pointe ne se trouve pas dans une veine, que du sang n’en revient pas. J’injecte lentement la double dose d'halopéridol ; le soleil se lève.

Mauvaise conscience. Impression lancinante de n'avoir rien résolu, de m'être débarrassé de toi. D’avoir trahi cette ébauche de lien que l'un et l'autre dans la mesure de nos moyens avions esquissée. Enclenché la marche arrière.

Le levier de vitesses de la Dyane crisse. Sur la route du retour tout est sombre. J'évite une forme sur le goudron de la rue : un chat écrasé qui ne s’invente pas. Je rentre. Celle qui partage tout cela et dort avec moi s'est rendormie, et pas de clefs. Je reprends la voiture en quête d'une cabine téléphonique d'où je l'appelle pour qu'elle descende m'ouvrir.