Le Feu
Il connaît l’existence de la cassette, et sait ce qui se
passera si il l’enclenche. Mais il sait aussi, qu’une fois
la cassette enclenchée, ce qui se passe excède sa connaissance,
et que le savoir n’est rien savoir, et qu’il ne sert à rien
d’en parler. Peut-être, dans une infinité de mondes
parallèles, existe-t-il une infinité de variations de cette
même chanson, et dans chacun de ces mondes rien n’en peut être
dit. Dans les paradigmes infinis de cet univers, dans chacun d’entre
eux se serait déposé le paradigme de ces quelques instants
de voix retournée comme un gant, de cette tension jaune créée
par des instruments, peut-être dans tel univers ce paradigme se
traduit-il par des bulles, dans celui-ci par des frottements, des symphonies
inouïes, des chœurs, ou dans celui-là par un silence
particulier, une obscurité rythmique. D’univers, il n’y
en a peut-être qu’un à connaître, et dans celui-ci
ces quelques instants sont jaunes, voilés, intensément
jaunes, avec une simultanéité de figements et de vitesses,
ou plus exactement une lenteur planant au cœur même de la
vitesse, une voix traînante dans un wagon sans frein qui dégringole
d’une montagne, une tranquillité haute perchée, pâmée
dans une chute si rapide qu’il ne sert plus de rien de s’en
soucier. Des rails, des lignes, dans un aveuglement jaune se retournant
en blanc noyant quand la voix brièvement vole sur le dos. Luminosité,
chaleur accablante, lenteur infinie de trop d’accélérations
accumulées, trop d’images sont additionnées pour
que puisse se former la moindre image, plus d’images mais des tressautements
de l’ordre de la catastrophe, du manque de prise total sur quoi
que ce soit, ni la notion de destin ni celle de hasard ne peuvent rendre
compte de ces scènes se succédant, ce qui ne devait pas
arriver devait arriver, les gestes les plus libres et imprévus étaient
les plus prévisibles. Une présence féminine doit
couper ce qui la tient au monde, la vitesse des événements
plonge dans le calme, on tombe, le sol se rapproche, on peut enfin respirer
avec calme, les yeux chavirés dans les loopings d’une voix
chaude, omniprésente, de nulle part, dérapant de la gorge à la
tête, rattrapant ses glissades toujours plus in extremis, et chaque
glissade rattrapée contient une glissade incontrôlée
qui continue sa trajectoire hypothétique, en pointillés,
dans un coin de la tête, et tous les coins de la tête sont
occupés de trajectoires entremêlées, grouillement
interne qui rend chaque nouvelle trajectoire réelle plus difficile à négocier,
cinétique des pensées qui continuent quand elles n’ont
plus lieu d’être et influent-obstruent la vision, ainsi une
rue si calme s’infeste de chats noirs, dans ses pavés sourie
le sang de sacrifices passés, on marche comme un félin
sur le qui-vive, alors que l’instant d’avant la tête était
renversée dans la lune.
Une voix d’ange, une voix chaude, désincarnée, sans âge,
du miel lumineux, une voix qui donne le tournis, une voix qui donne le vertige,
une voix au bord de l’évanouissement, qui fait elle-même
tourner de l’œil, provoque des yeux blancs ou pâmés
ou malades, quand il l’entend il est perdu, il ne sait plus rien, sa
bouche s’entrouvre et tout se précipite en lui, une voix perdue
dans un léger halo d’écho, des soubresauts de cordes pincées,
frottées, de hoquets de tambours frappés, couverts de roulements
spasmodiques, épisodiques, lancinants, évoquant par instants
une solennité martiale de marche militaire, parfois à peine dans
le rythme.
Voix et guitare mêlées montent en une seule note, s’élèvent,
et retombent violemment en trois accords lourds et rageurs. La montée
recommence et s’abat à nouveau, et recommence. La tension intenable
s’ouvre et se libère lancée sur des rails à pleine
vitesse à travers des gares ensoleillées et abandonnées,
la note monte cette fois-ci sans fin, s’abîme dans des falsettos
et des élargissements concentriques, jusqu’à s’évanouir
contre le butoir d’une certaine seconde.
Peut-être que, dans l’infinité des mondes, il n’en
est qu’un où une telle chanson existe. Ce monde est si intense,
il y existe de telles choses, elles ne se concluent en rien, elles s’intensifient,
se regroupent, s’affaissent, s’éparpillent, se démultiplient,
parfois l’on se trouve traversé par l’une de ces choses,
qui passent et secouent tout le corps, et cela fait l’affaire d’une
vie. Il peut essayer d’oublier la chanson, il peut essayer d’y
répondre, mais rien d’autre que sa propre dissolution ne pourra
mettre un terme à cette vibration dans laquelle il respire et se meut, à laquelle
il cherche à échapper en touchant de ses doigts les murs des
bâtisses, le sol des champs, vibration qu’il aime et dont il cherche à se
débarrasser comme d’un amour trop fort et malaisant, comme d’un
vampire et d’une chimère, cette chanson ne lui aura peut-être
pourtant pas tant sucé le sang que donné le rythme de sa vie
et de ses pas, un certain port de tête et un regard vague, donné quelque
chose à quoi se raccrocher au cœur de certaines nuits. Il pense à la
chanson plus qu’aux êtres qui l’ont générée.
Il pense que ces êtres se sont trouvés là, ensemble, en
un certain point, et ont produit cette chose sans tout à fait réaliser
ce qu’ils faisaient. Non pas qu’il ne les imagine aussi conscients
qu’il soit possible de l’être, mais qu’il est impossible
de sciemment produire une chose pareille. Il lit le livret des paroles, et
cela le confirme dans cette idée : les paroles qu’il lit ne sont
pas celles qu’il entend, un brouillage, une distorsion sépare
les deux d’une éclipse définitive. (Là où il
entend “elle lui prend son corps”, il lit “elle est propre
enfin”). Les êtres qui ont produit cet enregistrement ont, plus
que de la musique, produit une certaine combinaison de luminosités,
d’ombres et de couleurs, une certaine manière de regarder les
murs et d’infléchir son corps. Des reflets dans les fumées
qui sortent des respirations. L’adolescence qui ne finira jamais, le
rythme, la sueur, les battements de cœur.
L’Honneur-nuit
La cité est lourde, compacte, tout pèse, ciel blanc,
gris, deux lézards s’étreignent, sur une affichette
A4 photocopiée, sous les gouttes d’une pluie naissante,
l’affichette tient à peine, par-dessus les grandes affiches,
elle tient avec un unique bout de scotch, deux lézards s’y étreignent,
rien de marqué, si, en s’approchant, près de chaque
lézard, quelques mots, pour le premier : Sun Plexus, pour le deuxième
: Starfuckers, un coup de vent emporte l’affichette dans une flaque
d’eau. Plisser les yeux pour relire en tout petit : Sun Plexus,
Starfuckers. Rien d’autre. Mais celui qui s’est penché sait
de quoi il s’agit : d’un concert. Le lieu est implicite,
il ne peut y en avoir qu’un, la date n’est pas mentionnée,
elle doit être imminente, c’est à toi d’aller
chercher l’information, rien de facile, il faut savoir, ou chercher,
on ne va te prendre par la main. C’est vrai qu’aujourd’hui
il faut vraiment guetter, tenter la chance, pour trouver quoi que ce
soit de vivant. Il suffit de se tromper de porte pour tomber sur la fête
de sa vie. Perdue dans l’immensité, l’affichette achève
de s’enfoncer au fond d’une flaque, en absorbant l’eau
ainsi que la graine d’une plante inconnue et carnivore.
Je suis mes idées fixes en glissant au hasard, ouvre la porte
des Instants Chavirés pour pénétrer une atmosphère
sombre et moite, un premier groupe vient de finir de jouer et la salle
est remplie de ses supporters ; bière, cigarettes, bière,
cigarettes ; la luminosité s’effondre ; Sun Plexus, les
trois personnes qui correspondent à ces trois syllabes, arrivent
sur scène, on ne les voit pas très bien ; l’un est
derrière le pilier des Instants Chavirés, s’affairant
entre une guitare et un fatras électronique ; l’autre, au
milieu, à genoux par terre, et donc caché par les têtes
du public, émet quelques faibles sons en frottant les cordes d’une
basse ; le troisième, derrière une batterie rock minimale,
s’amuse avec des cassettes dans un magnéto ; l’ambiance
est indianisante, répétitive, avec des voix en boucle ressassant
des comptes à rebours, le son est faible, c’est pas terrible,
merde, puis le bassiste se relève, il a quelque chose de bizarre
dans l’œil, ses cheveux sont relevés en l’air
sur les côtés, un peu à la punk, il est habillé tout
en noir et ses cheveux semblent teints en doré (le Sun de Sun
Plexus ?), on ne voit pas très bien malgré l’exiguïté de
la salle car il n’y a pratiquement pas d’éclairage,
mais l’on voit sur son t-shirt noir une chaîne en or, un
rythme démarre sur une basse technoïsante à pas cher,
le mec est nerveux, se déhanche, sa basse est pratiquement au
sol, il joue les bras ballants les jambes arquées en se déhanchant
et tirant la langue, nerveux, obscène, sans ambiguïtés,
il déploie son pied de micro en équilibre maximal devant
lui, à tout moment il peut tomber, dedans il fait aaah, on n’entend
rien, aaah plus fort, en se déhanchant camionneur lascif, tout
est symétrique, il attrape sa chaîne en or lâchant
la basse un instant tenue par le cordon, sa chaîne il la met bien
en rond sur le noir autour de son cou, elle brille la symétrie
est importante, auréole retombée en collier, joli garrot
que l’on peut resserrer pour stranguler, cercle de cérémonie,
le gars est tout en arcs de cercle (les jambes arquées comme un
singe, le collier), il lève les bras symétriquement courbés,
croissants de lune, et au sommet de chacun de ces appendices un doigt,
le majeur, jaillit, le mec s’immobilise dans cette position, tous
muscles tendus, la musique s’arrête, il est crispé en
train de faire des doigts d’honneur, martial, à tout ce
qui l’entoure - SUN PLEXUS ! hurlent les trois d’une seule
voix-, les gens applaudissent, il s’arrête, sourit, et soudain,
hop, un petit doigt en douce vers le public, les gens continuent à applaudir,
font comme s’ils ne le voyaient pas, ou n’en croient pas
leurs yeux mais n’en rient même pas et applaudissent, la
musique redémarre, elle est complètement dense, malsaine,
no wave puissance dix, négation, négativité, saturation,
bruits, cassures, rythme lent, hiératique, puis punk-alternatif,
puis déstructuré, dissonance totale, chœurs mal accordés,
voix grimaçantes, changeant complètement d’un morceau à l’autre,
ici chant, ici cri, ici imitation de toon, Mickey Mouse hyperviolent,
les voix de toons se répondent dans un générique
de dessin animal satanique et apocalyptique, le batteur est étrange,
chauve devant, chinois ou mongol, lointainement, cheveux longs et très
noirs ramenés sur le sommet de la tête avec des élastiques,
sourire en coin, et le chanteur-bassiste dégage quelque chose
de noir, d’inimaginable, l’assistance est stupéfiée,
certains s’en vont gênés, la plupart continue à applaudir
sagement le mec qui leur fait des doigts dans tous les sens, entre deux
notes, ou, dès qu’un autre musicien est concentré sur
son instrument il lui fait en douce un gros doigt au vu et au su de tous
alors que l’autre ne peut lui répondre sans arrêter
la musique, dans cette pénombre hallucinante d’où ils émergent,
les ombres gagnent sur la lumière, ce groupe est un champignon
qui s’épanouit dans les ténèbres, je n’ai
jamais vu une négation si totale, avec de l’humour pour
aller encore plus loin, la grimace, et en même temps une affirmation
aussi pure exprimée par le doigt d’honneur, comme un symptôme,
un tic irrépressible, hop, un doigt, parfaitement accordé avec
une musique jouant d’un effet maximum avec peu de moyens, de toute
façon on aura compris que mon objet n’est pas la musique,
mais une capacité à tordre (et à mordre), comment
Sun Plexus, comment ces mecs qui jouent quelques notes de leurs instruments
parviennent à leur imprimer une torsion (une morsure), et à imprimer
une torsion folle sur le moment, le là-maintenant, ce qui arrive,
l’ici spatio-temporel qui tout à coup n’a rien à voir
avec quoi que ce soit et est dans un état de torsion maximale,
on se demande si ça va casser, craquer, on le souhaite ! Noir,
noir, noir, et doré, platine, rictus, ombres d’où émerge
la chair, sons envahissants, apaisants, perturbés, jouissifs,
simiesques, agressifs, voix spasmodiques, parodiques au point d’être
inquiétantes, je suis envahi d’une joie folle, je ris, cela
correspond exactement à ce que j’ai dans la tête,
ils ne veulent pas bien jouer, la seule réponse à ce monde
dont on ne peut attendre que des ordres, la seule réponse, l’expression
la plus aboutie et précise de celle-ci ne peut être qu’un
Doigt d’Honneur, et la noirceur sacrée hilarante qui s’en
dégage fait palper l’ambition secrète de tout groupe
rock, ici post-punk no wave (analcore old-school comme l'indique un bout
de papier !), l’ambition secrète de fonder un culte, quelque
chose hors de tout, souverain, bas, grimaçant et indicible, hors-humain,
un culte où cracher sur soi et sur toute tentative de disciple
pour mieux s’exiler de ce monde, y être vraiment et rire
des cons, un culte où l’on crache pour se purifier et se
révéler dans tout son grouillement, son abomination drôle à s’en
décrocher la mâchoire et palpiter de rires nerveux en engloutissant
des bières qui font tourner la tête jusqu’à rendre
ce monde encore plus vrai, captivant à vomir, frémissant
et lieu de luttes profondes. Sun Plexus joue d’ailleurs sur une
dimension secte, ils distribuent des petites photos mystérieuses
(bougies en train de brûler sur des grandes surfaces nues) à chacune
de leurs apparitions sonores. Je souris en pensant que rarement j’aurais
vu un concert, ou plutôt une chose, aussi improbable et inexprimable,
que, plus que par toute notation anthropologique ou musicologique, je
ne peux véritablement résumer (résumé-fleuve
!) que par un Doigt d’Honneur dans les Ténèbres.
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