Nicolas Kurtovitch / Une vie
et "Ouessant Haïbun", texte inédit

 

 
retour remue.net

 

en 2003, Nicolas Kurtovitch était lauréat du salon du livre insulaire de Ouessant, et Ouessant Haïbun (inédit) est un texte sur le surgissement de l'île - téléchargement rtf dans la mise en page de l'auteur

le site du salon du livre insulaire de Ouessant

le site de Nicolas Kurtovitch - en particulier pour biblio complète

à consulter , sur le site de Kenneth White, un extrait du texte de Nicolas Kurtovitch: Autour Uluru

cette page a été préparée par Anne Bihan - à lire : Loin d'Avignon - une lecture de Nicolas Kurtovitch (avec extraits), au Centre d'art de Nouméa, en juillet 2004, par Yves Borrini

contact avec l'auteur via le site

Nicolas Kurtovitch / Bio express
Nicolas Kurtovitch est né à Nouméa en 1955, dans une famille installée en Nouvelle-Calédonie depuis 1843 du côté maternel et d’origine yougoslave par son père (qui a quitté Sarajevo en 1945).
Après une scolarité primaire et secondaire en Nouvelle-Calédonie, Nicolas Kurtovitch voyage en Nouvelle-Zélande et en Australie, exerce divers emplois à Auckland et Sydney, s’imprègne de ce Pacifique dont il souhaite habiter pleinement toute la diversité. Puis il poursuit son cursus universitaire à Aix-en-Provence de 1977 à 1980.
Licencié en géographie, il rentre au pays où, de 1981 à 1985, il enseigne dans un collège de Lifou, petite île à l’est de la Grande Terre, puis dans un lycée de Nouméa dont il est aujourd’hui le directeur, le lycée Do Kamo, véritable institution en matière de promotion des jeunes océaniens et d’ouverture interculturelle.
Poète, il publie en 1973 un premier recueil. Et depuis 1983 de nombreux recueils de poèmes et de nouvelles, édités en Nouvelle-Calédonie et en France.
Ses premiers textes de théâtre ont été joués à partir de 1997.
Il contribue par ailleurs au développement de la littérature calédonienne en participant à diverses revues. Il est également président de l’Association des écrivains de la Nouvelle-Calédonie et sociétaire de la Société des gens de lettres.
Ses textes sont aujourd’hui lus et étudiés dans différentes universités du Pacifique sud, où il est régulièrement invité à faire des lectures et tenir des ateliers d’écriture (Nouvelle-Zélande en 1996 et 1998 ; Australie en 1997).
Il a participé en août 2000 à Wellington à la Waka Conférence, sur les identités du Pacifique.
Il fut invité au Salon du livre de l’Outre-Mer à Paris en 1997 et 2000. Et au 3ème Salon du livre de Tahiti en mai 2004.
Du 24 septembre au 25 novembre 2001, en compagnie d’auteurs de théâtre de l’outre-mer français, il a participé à la résidence d’écriture « D’un océan à l’autre » à Villeneuve-Lez-Avignon – La Chartreuse. De cette résidence est née, avec l’auteur kanak Pierre Gope, la pièce Les Dieux sont borgnes. L’écriture de La Commande à paraître en décembre aux Éditions Traversées s’est également amorcée à cette occasion.

Une vie
© Nicolas Kurtovitch

 

À la sortie de la ville, il y a ce petit cimetière, le « cimetière du sixième kilomètre ». Il n’est distant que de quatre kilomètres du centre de la ville, mais c’est ainsi qu’on l’appelle depuis toujours. Je ne vais pas assez souvent à ce cimetière, pas autant que je devrais, car mon père y est enterré. Nous l’y avons mis là alors que, franchement, il n’a rien à y faire mais nous l’avons décidé ainsi après qu’il soit mort du côté de Poitiers il y a plus de huit ans. C’est en fin d’après midi que j’y suis allé aujourd’hui, seul, et sans que je sache vraiment pourquoi, rien ne m’y a obligé. Simplement, au début de l’après-midi j’ai pris la décision de m’y rendre. Je comptais y aller en fin de journée. Entre temps, je suis resté à travailler au bureau tout en consultant mes courriels. Le taxi m’a déposé à quelques pas de l’entrée du cimetière. L’allée où se situe la tombe de mon père est à plus de cinquante mètres de cette entrée. Il y a une chapelle en haut d’une colline, mais elle est plus loin, sur la gauche, entourée d’arbustes à grosses fleurs rouges, des hibiscus je crois. Juste à côté de sa tombe on trouve quelques arbres, et les autres tombes sont plus loin, à cinq ou six mètres, ce qui fait que, une fois debout devant cette tombe, je me suis senti complètement isolé du reste du monde. J’avais apporté quelques fleurs achetées à un vendeur indépendant qui tient son étal à l’entrée du cimetière. Ce sont des fleurs des champs, toutes simples, que j’aime beaucoup. Je les ai mises dans les deux vases qui sont toujours là. C’est ma sœur, je crois, qui les a apportés quand la pierre a été posée, six mois au moins après l’enterrement proprement dit, auquel je n’avais pas pu assister. Ensuite j’ai balayé de la main les feuilles mortes et sèches que le vent vient déposer sur le ciment. Aujourd’hui il n’y en a pas beaucoup, mais tout ça m’a pris un bon quart d’heure. J’ai travaillé lentement, en prenant le temps de penser au vieil homme qui se trouvait sous la pierre. Il y avait une photo, abritée d’une plaque de verre. Elle le représente debout, les bras croisés, regardant fixement l’objectif comme quelqu’un qui n’a pas l’habitude d’être photographié, ce qui était certainement le cas. Tout en m’affairant lentement je lui ai jeté des regards ; ce visage très émacié et des yeux sombres surmontés d’épais sourcils retiennent chaque fois mon attention. J’ai lu sur ce visage comme dans un livre d’histoire, un livre qui raconterait les nombreuses pérégrinations de réfugié à travers l’Europe d’abord, puis à travers le monde entier par la suite. Mais dans cette histoire personnelle j’ai aussi lu l’histoire de l’Europe, de ces hommes qui s’étaient entretués sur ordres d’empereurs puis de dictateurs qu’inconsciemment ils avaient, pour la plupart, portés au pouvoir. Avions-nous bien fait de l’emmener jusqu’ici pour sa dernière demeure, là où il n’avait pour ainsi dire jamais vécu, là où, certainement, il n’avait jamais désiré vivre, malgré notre présence, à tous les quatre ? C’était cependant sa volonté de ne pas être enterré à Sarajevo où sa famille, ses quatre sœurs et ses multiples neveux et nièces, ses cousines, plusieurs dizaines, voire une centaine de personnes auraient pu, régulièrement et avec piété, fleurir sa tombe et prier pour lui. Alors qu’ici nous n’étions que quatre à pouvoir le faire et ne le faisions que très irrégulièrement. Pourquoi ne voulait-il plus entendre parler de sa ville, même une fois mort ? Parce que « ma ville est maudite » m’a-t-il dit, quelques heures avant de mourir. Une dernière volonté, il faut la respecter dans la mesure du possible, alors nous l’avons ramené de France, son pays d’adoption. J’ai mis près de dix minutes avant de réussir à allumer une poignée de bâtons d’encens, pourtant il n’y avait pas de vent. C’est le briquet qui était défectueux, ce genre de briquet à dix francs qui ne marchent qu’une fois sur deux et qu’on trouve le plus souvent par terre, tombés ou abandonnés. J’ai placé l’encens tout prêt de la vitre, sur le côté de la photo, dans un petit verre rempli de sable blanc. Je ne voulais pas m’en aller, mais je ne pouvais pas rester ainsi, debout, des feuilles sèches et sales à la main, l’air perdu, sans prier. Je ne pouvais pas prier, aucune prière ne me venait à l’esprit, sinon la solution de lui parler et de lui demander de me parler en retour. Puis j’ai fait deux pas sur le côté de la sépulture, et je me suis allongé sur l’herbe, en posant ma nuque sur le rebord de la tombe. Il ne faisait pas encore nuit mais le soleil avait disparu derrière la colline de la chapelle. J’étais bien. J’ai fermé les yeux et écouté le silence. Il devait y avoir un autre groupe de personnes un peu plus loin, car je les ai entendues parler. Deux personnes, peut-être trois, pas davantage. Une jeune fille parlait à sa mère, une autre personne se déplaçait mais ne prenait pas part à la conversation. Je l’imaginais cependant toute attentive à ce que disait celle qui pouvait être sa sœur ou sa nièce ou simplement une amie. Celle qui parlait devait être assez jeune, pas plus de treize ans. Je me suis concentrée davantage sur les voix, j’étais comme au milieu d’elles, je les entendais distinctement, elles ne me voyaient pas, ne soupçonnaient même pas mon existence. C’est la gaieté qui émanait de cette jeune voix qui m’attirait et me rendait heureux, contrastant avec la tristesse qui m’avait habité quelques minutes auparavant à l’évocation du visage de mon père sur son lit de mort. Non pas que je l’ai beaucoup connu et que je perdais un être cher. Il n’est pas ma mère et il n’a pratiquement jamais vécu avec nous. La tristesse m’est venue plutôt du souvenir de ce qu’avait vécu cet homme, définitivement loin de chez lui dès l’âge de dix-huit ans ! La jeune fille s’exclamait en se remémorant des instants de pur bonheur : « Je me souviens, Maman, quand nous étions enfants et que nous habitions encore tous ensemble, que nous allions à la pêche, tous les samedis matins. » La mère devait lui dire quelque chose, elle parlait plus bas, je n’entendais pas ce qu’elle disait. La petite continuait de sa grande voix heureuse : « Pour moi c’était un jeu, une formidable récréation après cinq journées passées en classe à me demander ce que j’y faisais, jusqu’à perdre patience. Je courais sur le sable mouillé, je cherchais les poissons pour vous dire où ils étaient, certaine que tu les attraperais sans difficulté. C’était peut-être une époque difficile mais je voudrais retrouver ces samedis-là. » La mère a dû lui dire quelque chose qui mettait fin au désir de parler de l’adolescente.

Le silence qui s’est établi ensuite m’a ramené peu à peu au ciment où reposait ma tête, puis à la photo et au visage qui y était imprimé. J’ai souhaité qu’il me parle car j’espérais que peut-être ainsi, il réussirait - mais tout était maintenant trop tard - à évacuer cette douleur sourde qu’il ne devait pas manquer de ressentir, par ma faute, à l’évocation de ce qu’avait subi une nouvelle fois sa chère ville de Sarajevo. Je ne crois pas que Sarajevo, pas plus qu’aucune autre ville de Bosnie, ne soit maudite. Elles ont souffert, elles se sont battues, beaucoup de leurs enfants sont morts injustement, mais elles vivent aujourd’hui alors qu’elles ont toutes été abandonnées au pire moment de leur histoire. Ils croyaient, ces fils et ces filles de Sarajevo - je l’avais clairement ressenti au cours des trois semaines passées là-bas quelques mois après la fin du siège - qu’à un moment un miracle aurait bien lieu. Leur espoir était immense, démesuré sans doute, tellement ils se sentaient fils et filles du monde.

Ils ont tenu quatre années MILLE CINQ CENT SOIXANTE-QUATRE JOURS ! Les montagnes et les collines autour de la ville ont été les murs du cimetière qu’est devenu pendant quatre longues années Sarajevo. Il y a eu dans la ville plus de dix mille morts, dix mille assassinats serait plus juste. Il n’y a eu aucun acte de guerre, aucun combat, simplement des meurtres, méthodiques, réfléchis, organisés, programmés, prémédités, avec coups et blessures et la ferme intention de donner la mort ; la mort physique dans un premier temps, mort physique du maximum d’habitants, pour qu’ensuite il y ait mort morale, défaite, fuite et abandon, entraînant la mort de l’Histoire, la mort d’une histoire, la mort d’une ville. La fin d’un monde vieux d’un millénaire. Tous, ils dormaient dans leurs cercueils, ils y dormaient depuis douze ans, sans qu’aucun d’entre eux ne s’en rende compte. Ils croyaient en leur force, ils croyaient qu’ils étaient vingt millions de Tito, ils croyaient qu’après lui, eux seraient encore là. Ils ne croyaient pas, ils ne croyaient pas que la guerre les atteindrait, ils croyaient au pouvoir des morts, à la peur de la souffrance, à la compréhension de l’horreur, ils ne croyaient pas qu’on souhaiterait leur disparition, ils restaient volontairement aveugles, ils croyaient à l’amour, à la beauté, à l’histoire, à l’amitié, au travail, à l’économie, au sport, ils croyaient aux fêtes, à l’alcool, ils croyaient aux boîtes de nuit, aux innombrables cafés, à la juxtaposition des mosquées, des églises, des synagogues, ils croyaient à la Bascarscija, ils croyait à la Miljacka, à Gavrilo Princip, ils croyait aux Jeux olympiques d’hiver, ils croyaient à Sdravko Colic, à Bielo Dougmé, ils croyaient à l’Italie toute proche, aux frontières ouvertes, ils croyaient à l’Adriatique et à Trieste et parfois encore à Tito ou à Milovan Djilas, ils croyaient que les montagnes les avaient protégés de toutes les haines, ils croyaient qu’avec les nazis ils avaient eu leur compte, ils croyaient en eux, ils croyaient qu’il suffisait de s’être aimés à vingt ans, parce que ce sont ceux de vingt ans qui allaient mourir et donner la mort. Suada Dilberovic avait vingt ans lorsqu’elle est tombée. Ils croyaient aussi à l’Amérique, à la France et à la Grande Bretagne, ils croyaient à la fraternité slave, certains pensaient à Staline, d’autres espéraient en l’union des prolétaires, ils croyaient qu’on avait compris qu’ils étaient européens et qu’en Europe la barbarie avait définitivement disparu avec les nazis, ils croyaient à l’amitié de la Serbie, du Monténégro et de la Macédoine, ils croyaient aux études, à la peinture, à la littérature, à l’art sous toutes ses formes, au pop art, à Andy Warhol, à Jimi Hendrix, à David Bowie, ils se souvenaient de Woodstock et de Radomir Toçak, ils croyaient en leurs cousins d’Australie et de Nouvelle-Zélande, ils croyaient aux conférences internationales, aux prix Nobel, à Ivo Andric, à Pasternak, au grand frère moscovite, ils croyaient que la raison l’emporterait, ils croyaient aux deux millions de mariages interethniques, ils avaient tous à un moment de leur jeune histoire aimé une jeune fille croate, une jeune fille serbe, une jeune fille bosniaque, un jeune homme serbe, un jeune homme croate, un jeune homme bosniaque, ils croyaient que ces amours-là empêcheraient quiconque de prendre une arme et de tirer, ils croyaient que l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie suffirait aux appétits de l’Allemagne, ils croyaient que l’économie n’était pas l’essentiel, ils croyaient que la politique était au service du Vrai et du Juste, ils ne se faisaient pas d’illusion sur les hommes politiques mais ils croyaient que le chœur de la multitude se ferait malgré tout entendre, ils croyaient à la pop musique par-dessus les frontières, ils croyaient que la destruction systématique de l’Hôpital pour enfants serait insupportable aux consciences des pays amis, ils croyaient aussi qu’un stade transformé en cimetière était insupportable, ils croyaient qu’une bibliothèque était sacrée, que toucher au sacré soulèverait la colère dans le monde, ils croyaient que manger des boîtes de ration militaire vieilles de cinquante ans ne durerait que quelques jours, ils croyaient qu’en face ils seraient bientôt à court de munitions, ils savaient pourtant que l’armée de Tito était aux mains des assaillants, ils croyaient qu’en allant chaque soir marcher dans les rues de Sarajevo ils montreraient au monde qu’on peut vivre en paix, ensemble et différents, à Sarajevo, ils croyaient avoir suffisamment hurlé leur refus de la guerre, ils croyaient que dix mille personnes dans les rues suffiraient à infléchir les politiques, ils croyaient aux chemins de fer et aux aéroports, au téléphone et à la télévision, ils croyaient à l’hôtel Bristol, ils croyaient que le fait que tous les écoliers d’Europe connaissaient le nom de Sarajevo à cause de la première guerre mondiale suffirait à faire taire les canons, ils croyaient en Volkswagen, ils croyaient en l’usine aux huit milles employés et aux dix mille voitures flambant neuves, ils ne croyaient pas que les Tchetniks attendraient qu’elles soient sur le parking, prêtes à la livraison, pour commencer l’encerclement et s’approprier le butin, ils croyaient que Beyrouth et Dubrovnik avaient suffit, ils croyaient que les mandats n’étaient pas que de l’argent, ils croyaient que le monde entier se soulèverait pour dire non, ils croyaient qu’au moins l’Europe réagirait immédiatement, ils croyaient que les premiers bombardements seraient les derniers, ils croyaient en Mitterrand, ils croyaient qu’en baptisant des rues et un hôpital de son nom ils rendaient justice à un homme de bien, ils croyaient s’être trompés sur son compte, par amitié et confiance, ils croyaient que l’OTAN allait bombarder au plus vite l’artillerie qui les encerclait, ils ne croyaient pas que les Tchetniks croyaient que le siège ne durerait que trois semaines, ils ne croyaient pas qu’au bout de trois semaines ils fuiraient leur ville et en offriraient les clefs aux assaillants, ils croyaient que jamais ils ne s’en iraient, ils croyaient que ceux qui avaient aimé Sarajevo s’en souviendraient, ils croyaient que les millions de touristes, un jour passés au bord de la rivière, se lèveraient comme un seul homme pour dire STOP, ils croyaient que les chefs d’État entendraient leur peuple dire « sauver Sarajevo », ils croyaient que CNN et toutes les CNN du monde avaient un vrai pouvoir, ils croyaient que les divertissements qui suivaient les images de destruction sur les écrans, ne feraient pas oublier la barbarie, ils croyaient que tous les skieurs et les hockeyeurs et les patineurs du monde, ceux qui étaient passés un jour par Sarajevo se lèveraient et crieraient STOP, ils croyaient qu’une fois qu’ils l’auraient fait leur gouvernants les entendraient et agiraient rapidement, ils croyaient qu’il n’y avait pas de calcul mesquin dans les discussions de Dayton, ils croyaient en l’ONU, ils croyaient que tous les basketteurs et les footballeurs aimaient le Bosna Sarajevo et Zelsnicar, que cet amour serait entendu par les chefs d’État, ils croyaient que les deux heures de trajet en avion suffisaient à rapprocher les peuples et les cœurs, ils croyaient que la proximité de Paris et de Rome rendraient insoutenable aux Parisiens et aux Romains le bruit des canons et des balles ricochant sur les pavés après avoir transpercé les plateaux supportant les petites tasses de café, ils croyaient qu’alors, à cause de cet insupportable bruit, Parisiens et Romains diraient stop, immédiatement, stop, ils croyaient que tout le monde était « Sarajevo-citizen », ils croyaient que « Ich bin ein Berliner » devait s’adapter et devenir « ya sam sarajevsky ». Ils ne croyaient pas que Trebevic serait la position dominante des assassins. Ils avaient foi en eux-mêmes et en Sarajevo. Ils n’ont rien vu venir, ils sont restés aveugles, par amour et par foi en l’Homme.

Ils ont tenu quatre années dans la merde et la puanteur, le froid et la mort quotidienne qui frappait au hasard, suivant l’humeur du tireur, suivant son envie du moment, de tuer la serveuse qui courait, avec dans les mains le plateau rempli de petites tasses de café ou, plutôt que de la tuer, de simplement lui faire peur, lui montrer sa force, à lui, et sa faiblesse, à elle, minuscule silhouette en chemisier blanc, et alors, simplement tirer sur une des tasses. Ils ont tenu, Zlatan, Fakan, Bescha et tous les autres, la famille de Veid, la même famille de Yashar qui refusait, lui, toujours, qui refuserait jusqu’à la fin, jusqu’à sa fin, de retourner là-bas, et toutes les autres familles, les milliers de familles de Sarajevo, sans nom, sans visages, simplement des chiffres mais pour ceux qui ont un minimum de conscience et d’intelligence, ceux qui n’ont pas le café crème borné et l’alcool écran noir, qui savent que les chiffres sont une façon rapide d’énumérer des milliers de noms. Ils ont tenu affrontant les missions internationales, les colloques, les déclarations, les bonnes intentions, les convois humanitaires, les absences de convois d’armement alors qu’après plusieurs mois d’encerclement, ils avaient compris que c’était la première chose dont ils avaient besoin. Ils ont tenu et ne sont pas partis. Sarajevo retrouve un autre goût de l’amour, une autre odeur dans les cafés et les pubs, pour certains installés dans une cave, ils retrouvent l’eau courante et l’électricité vingt-quatre heures sur vingt-quatre et le desserrage de l’étau. Ils retrouvent un regard sans peur vers Trébévic.

Nyazz ce cousin trop brièvement entrevu, que je connais à peine, dont je ne me remémore le visage qu’avec difficulté, a trop souffert dans sa chair, dans son cœur, dans son intelligence, s’il est possible que l’intelligence ne soit pas seulement cette chose insensible, calculatrice, raisonnante et mécanique. S’il est possible que l’intelligence soit le premier pas, la première étape de la compassion, qu’elle ne soit ni une fin ni une finalité, mais simplement une clef qui ouvre la porte du cœur. Il ne comprenait pas, il n’acceptait pas. Ses meilleurs amis avaient été des Serbes. Durant toute sa vie jusqu’à présent, à côté de sa famille, de ses cousins, de ses frères et sœurs, il n’y avait eu que ses amis, et ils étaient serbes. Un matin il en manqua quelque-uns, c’était le lendemain du début du siège, il n’y avait pas encore eu de mort dans la ville et ils n’étaient plus là, ils étaient devenus des Tchétniks ! Nyazz ne comprenait pas, n’acceptait pas que la vie soit ainsi. Son visage garderait éternellement cette tristesse qui, dès cette minute, dès qu’il comprit pourquoi certains de ses amis n’étaient plus là, s’était imprimée en lui au point de devenir un organe de plus, une hormone de plus, l’hormone de la tristesse, une hormone puissante qui marque le visage et tout le corps, les yeux et le regard, le geste des bras et ceux des mains lorsqu’elles touchent un mur ou une pierre, quand il marche entre la bibliothèque en reconstruction et les restes de l’hôtel de l’Europe. Nyazz n’acceptait pas mais il vivait.

J’ai hésité à ouvrir les yeux. Où allais-je m’éveiller ? Pendant quelques secondes, il y a eu dans l’air une minuscule odeur d’eucalyptus. Très loin en arrière de ma tête j’ai perçu comme un ronflement, la circulation des automobiles ramenant les banlieusards chez eux. C’était aussi le moment de quitter ce lieu et de rentrer chez moi. Mon voyage en Bosnie commencé il y a près de trois ans se terminait-il ici en cette fin de journée ? Pourquoi pas. Je vais garder en mémoire pendant encore longtemps la voix heureuse et pleine d’enthousiasme de cette jeune fille. Elle m’a plu, j’aimerais faire sa connaissance. Tout comme j’aime à imaginer mon père non pas quelque part en France ou dans le monde, mais plutôt à Sarajevo, à une époque où il était encore jeune et quelque peu insouciant, loin de la guerre à venir et de l’errance qui allait être le lot de milliers de personnes. Je préfère voir son visage regardant les toits de la Bascarscija depuis les collines, à l’instar de Nyazz, quelques temps après la levée du siège. Sinon, où se poserait-il pour m’offrir son regard ? Dans un de ces quartiers de la banlieue de Tours où je l’ai retrouvé quinze années après que ma mère nous ait avec bonheur enlevés à son anachronique et stérile autorité, alors qu’il se morfondait dans un ennui hautain vis-à-vis des ses semblables ? Non. Ça je ne le veux pas. Cette voix évoquant une partie de pêche sous un jour récréatif m’a apporté la clef du problème : rayer d’un trait soixante années de son existence pour n’en retenir que les premières. Lui, enfant emmailloté de larges bandes de tissus, adolescent courant les montagnes ou les rues de la vieille ville. Ces soixante années n’avaient fait que conduire sa ville au carnage et à la mort, à la trahison et à la barbarie. Autant ne pas associer cet homme, ici enseveli, à cette partie du siècle.

Il n’y avait pas de taxi, évidemment, il était trop tard. J’ai donc marché pratiquement deux heures avant d’arriver à la maison. En chemin j’ai pris la résolution d’écrire quelques mots à propos de ses années d’errance qui ont également été celles de la solitude de notre mère. L’ordinateur n’a rien voulu entendre. Il faisait jour quand j’ai terminé les soixante pages prévues. J’ai dormi trois heures. Après avoir pris une douche et bu beaucoup de café j’ai rallumé la bête. Elle me faisait la nique. Il y avait bien un nom de fichier mais il n’enregistrait qu’un seul kilo-octet, autant dire rien du tout. Comme si sa vie n’avait pas existé après son départ de Sarajevo.

Peut-être n’avait-il pas voulu que de quelconques traces de lui subsistent, maladroitement écrites par un fils qui, somme toute, n’y connaît pas grand-chose.